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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 11 décembre 2002, n° 2001-10215

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Groupe Danone (SA), Kro Beer Brands (SA), Eaux Minérales d'Evian (SA)

Défendeur :

Chevassus-Marche

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

Mmes Jaubert, Percheron

Avoués :

SCP Duboscq-Pellerin, SCP Bernabe-Chardin-Cheviller

Avocats :

Mes Blanchin, Saunier

T. com. Paris, 19e ch., du 5 avr. 2001

5 avril 2001

La société Groupe Danone et ses filiales la société Brasserie Kronenbourg et la société Eaux Minérales d'Evian sont appelantes du jugement contradictoire rendu le 5 avril 2001 par le Tribunal de commerce de Paris, qui, dans un litige portant sur la rupture du mandat d'agent commercial exclusif confié le 14 avril 1987 à Paul Chevassus-Marche,

- les a condamnées solidairement à payer à leur ancien agent, au titre de ses commissions sur les ventes parallèles contrôlées par la branche " export" faites à Sogedial, 674 622 F HT avec intérêts au taux légal à compter de l'exigibilité de la créance et capitalisation des intérêts dans les conditions prévues par l'article 1154 du Code civil, déboutant Paul Chevassus-Marche de ses autres demandes,

- a condamné Paul Chevassus-Marche à payer à la société Groupe Danone 986 895 F HT avec intérêts au taux légal à compter du 14 mars 1995 et capitalisation des intérêts,

- a ordonné l'exécution provisoire sans constitution de garantie,

- a condamné solidairement la société Groupe Danone et ses deux filiales à payer 100 000 F à Paul Chevassus-Marche au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens comprenant les frais d'expertise.

Par conclusions déposées le 27 mai 2002, auxquelles il est renvoyé, les sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eaux Minérales d'Evian poursuivent la confirmation de la décision attaquée en ce qu'elle a condamné Paul Chevassus-Marche à leur payer 986 895 F HT (150 451,18 euro) et demandent à la cour, y ajoutant, de dire que cette somme est TVA incluse, de débouter l'intimé de sa demande de déduction de sa taxe professionnelle dès lors qu'il est un travailleur indépendant, de condamner en conséquence Paul Chevassus-Marche à leur payer 161 735 euro avec intérêts au taux légal à compter du 14 mars 1995 et capitalisation des intérêts.

Elles sollicitent son infirmation en ce qu'elle les a condamnées à lui payer des commissions sur les "ventes parallèles" et prient la cour, statuant à nouveau, de constater que ces faits ont été déjà jugés et de déclarer les demandes de l'intimé irrecevables, subsidiairement, de l'en débouter ainsi que de sa demande d'indemnité pour frais irrépétibles, et de le condamner à leur payer 6 097,97 euro pour leurs frais irrépétibles ainsi qu'en tous les dépens.

Paul Chevassus-Marche, intimé et appelant incident, réplique par conclusions du 28 mai 2002, auxquelles il est renvoyé, qu'il résulte des arrêts de cassation des 24 novembre 1998, ainsi que de l'arrêt du 19 septembre 2000 de la Cour d'appel de Versailles et du jugement rendu le 16 juin 1999 par le Tribunal de commerce de Paris aujourd'hui définitifs, que ses demandes autres que celles portant sur la rupture de son contrat d'agent commercial et sur l'indemnité due à ce titre n'ont pas été jugées. Il rappelle qu'il était chargé d'un secteur géographique déterminé où il bénéficiait d'une clause d'exclusivité auprès de la clientèle des importateurs, grossistes et détaillants, et soutient que ces circonstances justifient son droit à commissionnement sur toute opération conclue pendant la durée du contrat d'agence avec ce groupe, peu important que le groupe Danone ait eu ou non la maîtrise des ventes parallèles intervenues dans ce secteur.

Il demande à la cour :

- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dit recevables ses demandes formulées au titre de son commissionnement sur les ventes parallèles et a condamné les sociétés appelantes à lui payer 102 784,48 euro HT au titre de son commissionnement sur ces opérations, et 46 978,84 euro au titre de ses commissions sur les ventes Badoit,

- de le réformer en ce qu'il n'a pas fait droit à ses demandes en paiement d'indemnités statutaires complémentaires tenant compte de ces commissions et de condamner en conséquence solidairement la société Groupe Danone et ses deux filiales à lui payer 102 784,48 euro au titre de cette indemnité,

- de dire que ces sommes porteront intérêt à compter de leur date d'exigibilité respective avec capitalisation annuelle jusqu'à complet paiement et qu'il conviendra ensuite d'en déduire la somme de 129 313,20 euro HT au titre du solde dégagé en faveur des sociétés appelantes par le rapport d'expertise,

- de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle lui a alloué 15 244,90 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et de condamner les sociétés appelantes à lui payer en outre 9 146,94 euro pour ses frais irrépétibles d'appel, ainsi qu'aux dépens incluant les frais d'expertise.

Sur ce,

Sur l'exception d'irrecevabilité soulevée par les sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eaux Minérales d'Evian

Considérant qu'il résulte

- du jugement du Tribunal de commerce de Paris du 19 décembre 1995, déboutant Paul Chevassus-Marche de sa demande de résolution du contrat d'agent commercial signé le 14 avril 1987, et nommant Nicole Ducolege en qualité d'expert pour évaluer les commissions dues à Paul Chevassus-Marche du fait des ventes qu'il a initiées ou de ventes parallèles imputables directement ou indirectement à la société Groupe Danone, se faire communiquer les sommes versées à Paul Chevassus-Marche au titre du budget publi-promotionnel et faire le compte entre les parties,

- de l'arrêt de cette cour du 5 juillet 1996 confirmant intégralement cette décision, et de l'arrêt sur requête en interprétation rendu par cette cour le 4 avril 1997,

- des arrêts de la Cour de cassation du 24 novembre 1998 cassant et annulant ces décisions mais seulement en ce que l'arrêt du 5 juillet 1996 a rejeté les demandes de Paul Chevassus-Marche en constatation de la résiliation et en résiliation du contrat d'agent commercial ainsi qu'en paiement d'une indemnité de rupture, cette cassation entraînant par voie de conséquence celle de l'arrêt du 4 avril 1997,

- enfin de l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles du 19 septembre 2000, ses chambres commerciales réunies, que les dispositions du jugement du 19 décembre 1995, relatives aux demandes de commissions formées par Paul Chevassus-Marche, au budget des dépenses publicitaires et promotionnelles, enfin à la nomination d'un expert pour faire le compte entre les parties, confirmées par l'arrêt du 5 juillet 1996 de cette cour, sont restées en dehors du champ de la cassation;

Que le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 16 juin 1999 aujourd'hui définitif par suite du désistement d'appel de Paul Chevassus-Marche signifié par conclusions du 4 novembre 1999, a constaté qu'il restait saisi des demandes "qui ne sont pas afférentes à la constatation de la résiliation du contrat et au paiement d'une indemnité de rupture", et a invité les parties à conclure sur le rapport d'expertise déposé entre-temps le 19 décembre 1995 ;

Qu'il suit que c'est à bon droit que la décision entreprise a déclaré recevables les demandes formées par Paul Chevassus-Marche à ces différents titres;

Sur le fond

* Sur les demandes de Paul Chevassus-Marche

Considérant que lorsqu'il est chargé d'un secteur géographique ou d'un groupe de personnes déterminé et sauf stipulation contraire convenue par les parties, l'agent commercial a droit à commission non seulement sur les opérations qu'il a initiées, mais également sur celles qui sont conclues avec les personnes appartenant à ce secteur ou à ce groupe, même si elles l'ont été sans son intervention;

Considérant qu'il résulte du contrat conclu le 14 avril 1987 entre la société BSN et Paul Chevassus-Marche que ce dernier a reçu mandat exclusif de représentation des sociétés Eaux Minérales d'Evian et Brasseries de Kronenbourg auprès de la clientèle des importateurs, grossistes ou détaillants de leurs produits, dans un territoire constitué par Djibouti, La Réunion, Mayotte, Les Comores, Madagascar, Maurice, les îles Seychelles ; que ses commissions sont fixées aux termes de ce contrat à 10 % du prix d'achat départ usine de ces produits;

Considérant que Paul Chevassus-Marche demande, en premier lieu, à percevoir les commissions afférentes aux achats directs effectués par les sociétés Sodexpro et Tigre toutes deux propriétaires de moyennes et grandes surfaces dans son secteur d'exclusivité, qui se sont approvisionnées directement auprès des sociétés Brasseries Kronenbourg et Evian via les centrales d'achat Promodes et Casino ; qu'il fait valoir que selon les statistiques communiquées par l'Observatoire Réunionnais de la Distribution (ORDIS), les parts de marché détenues par ces sociétés dans son secteur d'exclusivité s'élèvent respectivement à 13 % et 5,4 %, et demande que ce pourcentage arrondi à 15 % soit appliqué à son propre chiffre d'affaires soit 19 103 000 F HT pour reconstituer le montant réel des ventes effectuées par ses mandantes sur son secteur géographique, qu'il chiffre en conséquence à 22 474 117 F HT, le montant des commissions non perçues qui en résulte s'élevant à 674 222 F HT soit 102 784,48 euro pour les deux années ayant précédé la rupture du contrat; qu'il demande en outre à la cour de condamner les sociétés appelantes à lui verser un complément d'indemnité statutaire de rupture d'un même montant;

Considérant que les sociétés appelantes, sans contester les chiffres avancés par l'intimé, répliquent que ces fait ont déjà été définitivement jugés, le non-paiement de commissions sur ces ventes parallèles ne leur ayant pas été imputé à faute, et ajoutent qu'elles ne peuvent être tenues de payer des commissions sur des ventes qu'elles ne maîtrisaient pas directement ou indirectement et qui étaient le fait de tiers, ainsi que l'ont jugé ces décisions aujourd'hui définitives;

Considérant que la demande des appelantes tendant à faire déclarer irrecevable la demande de Paul Chevassus-Marche ne peut qu'être rejetée, la mesure d'expertise ordonnée par jugement du 19 décembre 1995 ayant précisément pour objet d'établir le montant des commissions qui sont dues à l'agent "du fait des ventes initiées par lui ou du fait des ventes parallèles imputables directement ou indirectement à la société Groupe Danone";

Considérant que par télécopie adressée le 19 janvier 1994 à Paul Chevassus-Marche, la société BSN reconnaissait que "les exportations dites parallèles sont par définition non contrôlées par la branche export, sauf les ventes à Sogedial ", ajoutait que pour 1993, les exportations de cette société vers la Réunion avaient totalisé 84 901 F et s'engageait à verser à son agent une commission de 10 % de ces ventes, soit 8 490,10 F, tout en lui précisant qu'elle ne pouvait envisager une quelconque rémunération sur les exportations incontrôlées ; que cette commission restée impayée a été prise en compte par l'expert dans son rapport;

Considérant que l'intimé n'apporte la preuve, qui lui incombe, ni du chiffre d'affaires effectivement réalisé par les sociétés Sodexpro et Tigre dans son secteur d'activité exclusive, ni surtout de ce que les ventes effectuées par ces sociétés elles-mêmes approvisionnées par de grandes centrales ou des revendeurs métropolitains, auraient été contrôlées directement ou indirectement par ses mandantes ; que, certes, le mandant engage sa responsabilité en ne prenant pas les mesures concrètes permettant à son agent de pratiquer des prix à un niveau compétitif par rapport à ceux des produits vendus dans le cadre de ventes parallèles ; que toutefois ces manquements éventuels, qui ne peuvent donner lieu qu'à des dommages intérêts à l'exclusion d'un droit à commission sur ces ventes sauf à établir qu'elles étaient imputables au mandant, directement ou indirectement, ont déjà été appréciés et écartés par la Cour d'appel de Versailles dans son arrêt précité devenu définitif; que la demande formée par l'intimé, tendant à l'allocation de commissions uniquement sur les ventes imputées à ces deux sociétés ne peut qu'être rejetée ; qu'il suit qu'il n'y a pas lieu d'examiner sa demande au titre d'un complément de même montant à apporter à l'indemnité de rupture qui lui a été allouée par ce même arrêt;

Considérant que Paul Chevassus-Marche demande, en second lieu, la condamnation de ses mandantes à lui payer 308 161 F (46 978,84 euro) HT au titre des commissions afférentes aux ventes des produits Badoit du 1er janvier 1991 au 14 juin 1994 intervenues par l'intermédiaire de la société Richaud, filiale d'une de ses mandantes la société Brasseries Kronenbourg ; qu'il fait valoir qu'il y a lieu de pallier la carence des sociétés appelantes lors de l'expertise et de reconstituer leur chiffre d'affaires théorique en se fondant sur le montant des importations en eaux d'Evian réalisé par la société Sorecom qu'il approvisionnait et qui était également importateur de produits Badoit, soit 29,4 % du marché pour la même période;

Considérant que l'existence des ventes parallèles de produits Badoit sous le contrôle des appelantes est établie, l'arrêt précité rendu par la Cour d'appel de Versailles relevant le refus de livraison opposé depuis 1990 par ses mandantes à Paul Chevassus-Marche en ce qui concerne le produit Badoit pourtant compris dans le portefeuille de leur agent, et sa vente par l'intermédiaire de la société Richaud, filiale détenue majoritairement par la société Brasseries Kronenbourg, aux mêmes clients situés sur le secteur concédé à Paul Chevassus-Marche ; que Nicole Ducolege expert désigné le 19 juin 1995 note dans son rapport que les factures adressées de 1992 à 1994 par la société Richaud à la société Sorecom, importateur à la Réunion, se sont élevées à un montant total de 851 432,68 F, soit un montant de commission de 85 143 F HT pris en compte dans son rapport; qu'elle relève néanmoins l'absence d'exhaustivité des documents fournis par les appelantes et le caractère incomplet de ses propres opérations;

Considérant toutefois que c'est par de justes motifs que la cour adopte, que les premiers juges ont estimé que la preuve d'autres ventes directes ou indirectes par les mandantes n'était pas rapportée, l'extrapolation proposée par l'intimé à partir du chiffre d'affaires réalisé sur un produit voisin ne pouvant constituer cette preuve, pas plus que le courrier de la société SIS du 3 octobre 1997, indiquant sans plus de précision avoir été livrée en produits Badoit par la société Richaud en 1993 et 1994 ; que la demande formée par Paul Chevassus-Marche à ce titre sera rejetée;

* Sur les sommes dues par Paul Chevassus-Marche aux sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eau Minérales d'Evian

Considérant que les parties ne discutent pas les conclusions du rapport d'expertise qui a chiffré à 986 895 F HT le solde dû aux sociétés mandantes au 15 juin 1994 date de rupture du contrat, par Paul Chevassus-Marche, au titre du trop-perçu sur ses avances sur commissions et sur dépenses publi-promotionnelles;

Qu'elles s'opposent toutefois sur la prise en charge de la taxe professionnelle payée par Paul Chevassus-Marche sur tous ses encaissements, y compris sur les sommes reçues au titre du budget publi-promotionnel, soit un montant de 138 656 F;

Mais considérant que c'est par de justes motifs que la cour adopte, que les premiers juges ont relevé qu'il résultait de l'article 2.7 du contrat conclu le 14 avril 1987, que l'agent faisait son affaire personnelle de toutes charges fiscales ou sociales lui incombant au titre de son mandat ; qu'il convient de rejeter cette demande, et de chiffrer à 150 451,17 euro (986 895 F) HT soit 161 735 euro (1 060 912,12 F) TTC la créance des sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eaux Minerales d'Evian, avec intérêts au taux légal à compter du 14 juin 1995 date de la rupture du contrat ; que les conditions de la capitalisation sont réunies ; qu'il convient de l'ordonner à compter des conclusions de première instance du 23 novembre 2000 qui en font la demande;

Considérant qu'il n'est pas inéquitable que chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles de première instance et d'appel, les dépens étant partagés par moitié;

Par ces motifs, Rejette l'exception d'irrecevabilité soulevée par les sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eaux Minérales d'Evian, Confirme partiellement la décision entreprise, en ses dispositions non contraires au présent dispositif, Et réformant, Déboute Paul Chevassus-Marche de toutes ses demandes, Dit que la somme de 161 735 euro TTC due par Paul Chevassus-Marche aux sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eaux Minérales d'Evian portera intérêts au taux légal à compter du 14 juin 1995, Ordonne la capitalisation des intérêts à compter du 23 novembre 2000, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en première instance ainsi qu'en appel, Fait masse des dépens de première instance et d'appel en ce compris les frais d'expertise, et dit qu'ils seront supportés par moitié, d'une part, par Paul Chevassus-Marche et, d'autre part, par les sociétés Groupe Danone, Brasseries Kronenbourg et Eaux Minérales d'Evian, Admet dans cette proportion la SCP Duboscq Pellerin et la SCP Bernabe Chardin Cheviller, avoués, à bénéficier des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.