CA Versailles, 6e ch., 6 décembre 2005, n° 05-01481
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
BP France (Sté)
Défendeur :
Taormina
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ballouhey
Conseillers :
Mme Doroy, M. Liffran
Avoué :
SCP Lissarrague Dupuis Boccon Gibod
Avocats :
Mes Nin, Jourdan
Faits et procédure,
Statuant sur le contredit régulièrement formé par la société BP France, d'un jugement du Conseil de prud'hommes de Cergy-Pontoise, section commerce, rendu le 9 mars 2005 dans un litige l'opposant à Madame Taormina sur des demandes de paiement d'un rappel de salaires et d'heures supplémentaires, d'indemnités de congés payés et de dommages-intérêts, ainsi que sur une demande relative à la participation aux fruits de l'expansion, et qui, rejetant l'exception d'incompétence soulevé par la société BP France, s'est déclaré compétent;
Pour l'exposé des faits, la cour renvoie au jugement.
Par courrier du 16 mars 2005, reçu le même jour au greffe de la cour d'appel, la société BP France a formé contredit motivé à l'encontre du jugement du Conseil de prud'hommes de Cergy-Pontoise.
Par conclusions écrites déposées et visées par le greffier, et soutenues oralement à l'audience, la société BP France demande à la cour de:
- La déclarer recevable et bien-fondée en sa déclaration de contredit;
- Constater que la SARL Taormina dûment représentée par Madame Taormina, a saisi préalablement à toute action prud'homale le Tribunal de commerce de Paris, puis la Cour d'appel de Paris, pour connaître du différend l'opposant à la société BP France;
- Constater que le Tribunal de commerce de Paris, puis la Cour d'appel de Paris ont débouté Madame Taormina de sa demande d'octroi d'une rémunération à son bénéfice personnel;
- Constater l'absence de toute relation contractuelle entre Madame Taormina et société BP France;
- Constater l'absence de prépondérance de l'activité sous exclusivité sur celle exercée sans exclusivité;
- Déclarer le Conseil de prud'hommes de Cergy-Pontoise incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris;
- Condamner Madame Taormina à payer à la société BP France la somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
- Condamner Madame Taormina aux entiers dépens.
Par conclusions écrites déposées et visées par le greffier, et soutenues oralement à l'audience, Madame Taormina demande à la cour de:
- Déclarer mal fondé le contredit formé par la société BP France
- Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions;
- Dire et juger que Madame Taormina remplit les conditions d'application de l'article L. 781-1 du Code du travail;
En conséquence,
- Dire et juger que Madame Taormina doit être considérée comme salariée de la société BP France, pour la période d'exploitation du 15 janvier 1993 au 3 février 1995;
En conséquence,
- Renvoyer les parties devant le Conseil de prud'hommes de Cergy Pontoise pour qu'il statué au fond sur les demandes de monsieur Taormina en conséquence de son statut;
- Dire et juger qu'il serait inéquitable que Madame Taormina conserve la charge des frais irrépétibles qu'elle a dû engager pour assurer sa défense, dans un procès spécialisé et difficile à l'égard d'un adversaire puissant;
En conséquence,
- Condamne la société BP France à payer à Madame Taormina une somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties la cour, conformément à l'article 455 du nouveau Code de procédure civile, renvoie aux conclusions déposées et soutenues à l'audience, ainsi qu'aux prétentions orales telles qu'elles sont rappelées ci-dessus.
Motifs de la décision:
Attendu que l'article L. 781-1.2° du Code du travail a étendu les règles du Code du travail à des catégories de travailleurs particuliers telles notamment les personnes dont la profession consiste essentiellement, soit à vendre des marchandises ou denrées de toute nature, des titres, des volumes, publications, billets de toute sorte, qui leur sont fournis exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise industrielle ou commerciale, soit à recueillir les commandes ou à recevoir des objets à traiter, à manutentionner ou transporter pour le compte d'une seule entreprise industrielle ou commerciale, lorsque ces personnes exercent leur profession dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par ladite entreprise;
Attendu qu'il résulte des conditions particulières du contrat de gérance et de mandat du 23 décembre 1992 que la location-gérance du fonds de commerce de la station-service a été confiée par la société BP France à la société Taormina en considération de la personne de Madame Geneviève Taormina et qu'il était spécifié qu'elle prendrait fin si cette dernière cessait d'être gérante de la société Taormina et d'en assurer personnellement la direction; que, dès lors, nonobstant le contrat conclu entre les deux sociétés, l'article L. 781-1 s'attachant aux seules conditions réelles d'exploitation et non à la nature des liens juridiques, et peu important la nature de ses relations contractuelles avec la société Taormina ainsi que les conditions dans lesquelles elle exerçait ses fonctions de gérante, Madame Taormina est recevable à invoquer les droits qu'elle peut tenir à titre individuel du Code du travail en application de l'article L. 781-1.2 du Code du travail ;
Attendu qu'il résulte des contrats des 23 décembre 1992 et du 1er janvier 1993 que la société BP France fournissait les locaux dans lesquels était exercée l'activité de la station-service; que la station-service devait être approvisionnée en carburant et en lubrifiants, graisses, antigels, fluides hydrauliques exclusivement auprès de la société BP France; que la vente à la clientèle de ces produits, qui devaient être fabriqués par la société BP France, ne pouvait avoir lieu qu'aux conditions de prix fixés par la société BP France; que la vente d'autres produits était possible, mais sous réserve de ne pas modifier la destination du fonds de commerce, de ne pas porter préjudice à la vente des produits pétroliers et de ne pas altérer l'image de marque de BP France;
Attendu que Madame Taormina fait valoir, sans être démentie par la société BP France, que le chiffre d'affaires produit par la vente de carburants et de lubrifiants dans la station-service et calculé sur la seule base de leurs prix de vente, a représenté 95,99 % du chiffre d'affaires total réalisé par la société Taormina pour l'année 1993 et 97,18 % pour l'année 1994;
Attendu que la société BP France conteste vainement la portée de ces chiffres en faisant valoir que de 1993 à 1995, la part de l'activité réalisée par la société Taormina sans lien d'exclusivité n'a en réalité représenté que 57,61 % à 49,09 % du chiffre d'affaires annuel total réalisé;
Qu'en effet, de tels chiffres qui ont été établis à partir des commissions réalisées par la société Taormina sur la vente des carburants, ne sont pas pertinents, dès lors que seule la comparaison entre, d'une part, le chiffre d'affaires réalisé à partir de la vente des carburants et des lubrifiants fournis dans le cadre de la clause d'exclusivité par la société BP France et calculé sur la seule base du prix de vente de ces produits, d'autre part, le chiffre d'affaires correspondant aux autres activités de la station-service permet d'apprécier si l'activité réelle de l'exploitant lui permet de prétendre aux dispositions de l'article L. 781-1.2 du Code du travail;
Qu'ainsi, il apparaît que la distribution des carburants et des lubrifiants fournis par la société BP France constituait l'activité prépondérante de la station-service;
Attendu que Madame Geneviève Taormina a assigné au nom de la société Taormina la société BP France, le 1er février 1995, devant le Tribunal de commerce de Paris, afin que soit reconnue la nullité des contrats conclus entre ces deux sociétés; que par arrêt du 30 avril 2003 de la Cour d'appel de Paris, la société Taormina a été déboutée de ses demandes; que cependant, le fait pour Madame Taormina d'avoir ainsi saisi la juridiction commerciale, ne caractérise pas à lui seul la manifestation d'une volonté claire et non équivoque de renoncer aux droits qu'elle pouvait tenir à titre individuel du Code du travail;
Que, dès lors, Madame Geneviève Taormina est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article L. 781-1 du Code du travail; qu'en conséquence, la juridiction prud'homale était compétente pour connaître de ses demandes;
Qu'il convient, dès lors, de rejeter le contredit;
Attendu que la cour, pour donner à l'affaire une solution dans un délai raisonnable en application de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, entend user de son droit d'évocation, dès lors qu'elle est juridiction d'appel de la juridiction déclarée compétente;
Qu'il convient en conséquence de renvoyer l'affaire pour examen au fond à une prochaine audience collégiale;
Attendu que l'équité commande de mettre à la charge de la société BP France une somme de 2 300 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs, La COUR, Statuant en audience publique, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Dit le contredit recevable en la forme; Rejette le contredit, Déclare le Conseil de prud'hommes de Cergy Pontoise compétent, Évoquant le fond de l'affaire, Renvoie les parties à l'audience du : 28 février 2006 à 11h00 - Salle Porte pour statuer sur les demandes des parties, Dit que la notification du présent arrêt vaut convocation des parties, Condamne la société BP France à payer à Madame Taormina la somme de 2 300 euro (deux mille trois cent euro) en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Total France aux dépens du contredit.