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Décisions

ADLC, 31 juillet 2009, n° 09-D-28

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à des pratiques de Janssen-Cilag France dans le secteur pharmaceutique

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Geneviève Wibaux, l'intervention de M. Eric Cuziat, rapporteur général adjoint, par M. Patrick Spilliaert, vice-président, président de séance, Mmes Reine-Claude Mader-Saussaye, Pierrette Pinot, M. Emmanuel Combe, membres.

ADLC n° 09-D-28

31 juillet 2009

L'Autorité de la concurrence (section V),

Vu la lettre, enregistrée le 6 mars 2009, sous les numéros 09-0025 F et 09-0026 M, par laquelle la société Ratiopharm a saisi l'Autorité de la concurrence de pratiques de la société Janssen-Cilag France dans le secteur pharmaceutique et a demandé que des mesures conservatoires soient prononcées sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce ; Vu l'article 81 ou 82 du Traité CE ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu les décisions de secret des affaires N° 09-DSA-72 du 12 mai 2009 ; N° 09-DSA-78 du 11 juin 2009 ; N° 09-DSA-83 du 17 juin 2009 ; N° 09-DSA-85 du 18 juin 2009 ; N° 09-DSA-89 du 24 juin 2009 ; N° 09-DSA-94 et N° 09-DSA-95 du 2 juillet 2009 ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par la société Ratiopharm, par la société Janssen-Cilag France, et par le commissaire du Gouvernement ; La rapporteure, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement, les représentants de la société Ratiopharm et de la société Janssen-Cilag France entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 7 juillet 2009 ;

Adopte la décision suivante :

I. Constatations

A. LA SAISINE

1. Par lettre enregistrée le 6 mars 2009, la société Ratiopharm a saisi l'Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Janssen-Cilag France (ci-après Janssen-Cilag) visant à faire obstacle à la commercialisation de son générique "fentanyl Ratiopharm, dispositif transdermique". Selon la saisissante, Janssen-Cilag détiendrait une position dominante sur le marché du fentanyl transdermique et abuserait de cette position, d'une part, en dénigrant son générique et, d'autre part, en pratiquant des prix qu'elle qualifie de "prédateurs" à l'occasion de marchés passés par des hôpitaux ou des groupements d'achat hospitaliers. Elle a assorti sa saisine au fond d'une demande de mesures conservatoires.

2. A ce titre, la société Ratiopharm sollicite plusieurs types de mesures et notamment :

- La publication d'un communiqué dans différents journaux : Quotidien du Médecin, Moniteur du Pharmacien ou Quotidien du Pharmacien, magazine la Douleur, Moniteur Hospitalier ou Praticien Hospitalier, communiqué qui résumerait brièvement la décision de l'Autorité de la concurrence et rappellerait d'une part, que la substitution par le pharmacien est possible et d'autre part, que la mise en garde de l'Autorité française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) vise autant la substitution du princeps par le générique que l'inverse ;

- La diffusion d'une information nominative par Janssen-Cilag à tous les médecins et pharmaciens qui ont été la cible des pratiques alléguées de dénigrement de Janssen-Cilag ;

- L'interdiction de toute manifestation ou conférence organisées par Janssen-Cilag tendant à véhiculer l'idée, directement ou indirectement que le générique ne serait pas bio-équivalent au princeps et que de fait la substitution serait déconseillée voire interdite, que ce soit en cours de traitement ou non ;

- La suspension de toute réponse à un appel d'offres à un prix prédateur, tel que défini par la jurisprudence française ou communautaire.

3. Pour l'instruction de la saisine au fond, après autorisation du juge des libertés et de la détention de Nanterre délivrée le 28 avril 2009, des opérations de visite et saisie ont notamment été effectuées au siège du laboratoire Janssen-Cilag, situé à Issy-les-Moulineaux.

B. LES PRODUITS CONCERNÉS ET L'HISTORIQUE DE LEUR MISE SUR LE MARCHÉ

4. Le fentanyl - selon la dénomination commune internationale (DCI) - est un analgésique opioïde à marge thérapeutique étroite utilisé dans le traitement contre la douleur. Par "marge thérapeutique étroite", il faut comprendre que toute variation de la concentration du produit dans l'organisme peut éventuellement entraîner des effets indésirables.

5. Il est classé par l'organisation mondiale de la santé (OMS) parmi les antalgiques de palier III, qui sont susceptibles de lutter contre les douleurs intenses. L'OMS a, en effet, procédé à une évaluation de l'intensité des douleurs, avec une échelle comprenant trois paliers, et répertorié les différents principes actifs capables de répondre à ces différents types de douleur. Selon l'OMS, les douleurs du palier I peuvent être traitées avec des AINS (anti-inflammatoires non stéroïdiens), du paracétamol ou de l'aspirine, les douleurs du palier II peuvent être traitées avec de la codéine, de la nalbuphine et du tramadol et les douleurs du palier III peuvent être traitées avec de la péthidine, de la morphine, de la nalbuphine ou du fentanyl.

6. Le fentanyl est toutefois considéré comme un produit de seconde intention, c'est-à-dire qu'il est prescrit en cas d'échec des autres antalgiques (notamment morphiniques).

7. En effet, le fentanyl est un antalgique opioïde puissant dont le potentiel analgésique équivaut à 80 fois celui de la morphine. C'est pourquoi il est classé dans la catégorie des stupéfiants. Il est délivré sur ordonnance. Le traitement indiqué sur cette ordonnance ne peut excéder une durée de 28 jours fractionnée en 2 fois, ce qui veut dire que le pharmacien ne peut délivrer le produit que pour 14 jours de traitement.

8. L'activité respiratoire humaine est notamment liée au mécanisme de perception de la douleur ; le fentanyl en agissant sur celui-ci perturbe la première. Il existe donc pour le patient qui utilise du fentanyl un risque de dépression respiratoire lié à l'administration même de l'antalgique. Pour pallier ce risque, le médecin doit procéder à une titration lors de l'initialisation du traitement afin de déterminer avec son patient la dose idoine en fonction de ses caractéristiques individuelles, c'est-à-dire la dose qui permet de réduire la douleur sans affecter la fonction respiratoire.

9. En cas de changement de spécialité, le médecin doit surveiller son patient pour s'assurer du maintien de cette dose idoine. Le sous-dosage ou le sur-dosage de fentanyl peut en effet présenter un risque notamment pour certains patients, comme les enfants ou les personnes âgées.

10. Eu égard aux caractéristiques du produit, l'AFSSAPS, par décision du 10 décembre 2008, a assorti l'inscription du générique de Ratiopharm au répertoire des génériques d'une mise en garde spécifique. Elle a entendu souligner auprès des professionnels de santé les risques que pourraient courir certains patients (personnes âgées, enfants ou patients fébriles) en cas de changement de spécialité à base de fentanyl et la nécessité d'effectuer une surveillance médicale attentive de ces patients en cas de substitution. 11. Il existe plusieurs formes galéniques du fentanyl :

- En seringue injectable (citrate de fentanyl), le fentanyl est utilisé sous cette forme à l'hôpital en anesthésie préopératoire ;

- En comprimés avec applicateur buccal (citrate de fentanyl), pour le traitement des accès douloureux paroxystiques, c'est-à-dire pour le traitement des exacerbations passagères d'une douleur chronique par ailleurs contrôlée par un traitement de fond ;

- En dispositif transdermique ("patch"), indiqué dans le traitement des douleurs chroniques sévères.

12. La commercialisation du fentanyl en dispositif transdermique en France a débuté en mars 1998. Janssen-Cilag a d'abord vendu en officine et à l'hôpital des "patchs avec réservoir" sous quatre dosages différents : 25 µg-h, 50 µg-h, 75 µg-h et 100 µg-h. Un patch avec réservoir est un patch qui dispose d'un petit réservoir contenant le fentanyl. Puis en janvier 2005, avec une simple variation d'autorisation de mise sur le marché (AMM), il a lancé la commercialisation de nouveaux types de patchs, sous forme matricielle, avec un dosage supplémentaire (12 µg-h). Un patch de forme matricielle fait appel à une technologie transdermique dans laquelle le fentanyl est dissous de manière régulière dans la couche adhésive. Le nom du produit sous forme matricielle est resté identique au précédent : "Durogesic(r) dispositif transdermique".

13. Le marché des patchs antidouleur est un marché en progression constante, en raison de deux facteurs : la sensibilisation croissante des médecins contre la douleur et, corrélativement le développement des prescriptions non seulement pour le traitement des douleurs d'origine cancéreuse mais aussi pour soigner les douleurs non cancéreuses (par exemple polyarthrite), notamment depuis l'extension de l'AMM obtenue par Janssen-Cilag en mars 2008.

14. Le 10 décembre 2008, Ratiopharm a lancé en France la commercialisation du générique concurrent du Durogesic(r), également en dispositif transdermique (forme matricielle) aux cinq dosages de 12 µg-h, 25 µg-h, 50 µg-h, 75 µg-h et 100 µg-h.

15. Eu égard aux caractéristiques du produit, l'AFSSAPS a assorti l'inscription au répertoire des génériques d'une mise en garde ainsi libellée :

"Le fentanyl est un antalgique opioïde puissant à marge thérapeutique étroite. Comme indiqué à la rubrique "mises en garde spéciales et précautions d'emploi" dans le résumé des caractéristiques des produits (RCP), il est rappelé que :

- Des augmentations importantes de la température corporelle sont susceptibles d'accélérer l'absorption du fentanyl. C'est pourquoi les patients fébriles doivent être surveillés, à la recherche d'éventuels effets indésirables des opioïdes ;

- Les patients âgés et les enfants (de 2 à 16 ans) risquent d'être plus sensibles à la substance active.

Compte tenu des variations interindividuelles possibles qui pourraient survenir chez certains patients âgés ou certains enfants et afin de prévenir tout risque de surdosage et de sous-dosage, une surveillance attentive du patient en cours de traitement est particulièrement nécessaire en cas de changement de spécialité à base de fentanyl (spécialité de référence par spécialité générique, spécialité générique par spécialité de référence ou spécialité générique par spécialité générique)".

16. Le prix fabricant hors taxe du générique (1) est inférieur de 30 % au prix du Durogesic, ce qui correspond à un prix public de vente de 26 % inférieur au princeps (2).

17. Les prix 2009 des produits vendus en pharmacie figurent dans le tableau ci-après :

<emplacement tableau>

18. D'autres laboratoires ont obtenu des autorisations de mise sur le marché pour commercialiser des produits dont le principe actif est le fentanyl sous forme transdermique. Ce sont, soit des produits génériques (Winthrop), soit des produits "essentiellement similaires" (Nycomed). Ces produits n'ont commencé à être vendus qu'en 2009.

C. LES PARTIES CONCERNÉES

1. LA SOCIÉTÉ RATIOPHARM

19. Le groupe Ratiopharm GmbH, de droit allemand, est spécialisé dans la fabrication et la diffusion de médicaments génériques. Il occupe le 4ème rang mondial des fabricants de génériques, avec un chiffre d'affaires de 1,9 milliard d'euro. Sa filiale française, la société Ratiopharm, a été créée en 1992. Elle commercialise 284 présentations génériques soit 80 % du répertoire. Elle détiendrait 2,3 % de part de marché des médicaments génériques en France. En 2008, son chiffre d'affaires a atteint 139,3 millions d'euro.

2. LA SOCIÉTÉ JANSSEN-CILAG FRANCE

20. La société Janssen-Cilag est la filiale française du groupe américain Johnson & Johnson, une société américaine cotée à la bourse de New-York et classée au 7ème rang des laboratoires pharmaceutiques mondiaux, avec un chiffre d'affaires mondial de 18,1 milliards d'euro en 2007 et un chiffre d'affaires, en France, de 783 millions d'euro en 2006.

D. LES PRATIQUES DÉNONCÉES

21. La société Ratiopharm allègue que la société Janssen-Cilag s'est livrée à trois types de pratiques qu'elle qualifie d'anticoncurrentielles :

Actions auprès de l'AFSSAPS

22. La saisissante reproche, en premier lieu, à Janssen-Cilag des pressions vis-à-vis de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) pour, selon elle, empêcher la délivrance de l'AMM et l'obtention du statut de générique aux patchs fentanyl Ratiopharm.

23. Elle expose qu'elle a initié auprès des autorités communautaires des demandes d'AMM pour ses spécialités dans le cadre de la procédure de reconnaissance mutuelle prévue par la directive communautaire N° 2001-83-CE et que les demandes ont été présentées et instruites selon la procédure abrégée applicable aux seules spécialités répondant à la définition du médicament générique. Elle précise que ces demandes ont été déposées au niveau européen, le 6 juillet 2006 pour les formes 25 µg, 50 µg, 75 µg et 100 µg et le 14 septembre 2007 pour le 12 µg. La Commission européenne a rendu un avis favorable le 23 octobre 2007. 24. Elle indique que, conformément à l'article 34 de la directive précitée, elle a notifié cette décision communautaire d'AMM aux autorités françaises. Cette notification aurait dû conduire, dans les trente jours suivant la notification, à la délivrance par l'AFSSAPS des AMM pour ses produits. Or ces AMM ont été accordées les 28 et 29 juillet 2008.

25. Par ailleurs, la saisissante précise qu'elle a dû attendre le 13 novembre 2008 pour obtenir le statut de générique et le 10 décembre 2008 pour l'inscription au répertoire des génériques. Il convient de préciser que l'ensemble de ces autorisations est nécessaire pour pouvoir commercialiser un médicament générique et permettre au pharmacien de procéder à la substitution du générique au princeps. En effet, si la spécialité est inscrite au répertoire des génériques, le droit de substitution du pharmacien devient effectif. En revanche, si elle ne l'est pas, le pharmacien doit respecter à la lettre la prescription du médecin. Au surplus, elle signale que cette inscription au répertoire des génériques a été accompagnée d'une "mise en garde" de l'AFSSAPS, résultat, selon elle, des actions de Janssen-Cilag auprès de l'Agence. Enfin, elle indique que ce type de pratique a été évoqué dans le rapport intermédiaire de la Commission Européenne (3) en ces termes (traduction libre) : "une pratique répandue parmi certaines entreprises innovantes consiste à écrire aux autorités du médicament pour leur faire part de leurs inquiétudes quant aux demandes d'AMM sollicitées par les entreprises de génériques".

Campagne de dénigrement

26. La saisissante fait état, en deuxième lieu, d'une campagne de dénigrement organisée par Janssen-Cilag qui aurait fait obstacle à la commercialisation de ses produits en officine.

27. Cette campagne se serait appuyée sur une première lettre datée du 27 novembre 2008 diffusée dans la presse et dans laquelle Janssen-Cilag affirmerait que le directeur général de l'AFSSAPS fait état de risques liés à la substitution, notamment du princeps vers le générique.

28. Selon la plaignante, le dénigrement se serait poursuivi par l'envoi d'un autre courrier (non daté) adressé à un grand nombre de pharmaciens et de médecins, reprenant pour partie les termes du premier courrier, mais en mettant l'accent sur les risques de la substitution, en particulier en soulignant les problèmes éventuels de sous-dosage ou de surdosage du fentanyl qui pourraient survenir.

29. Ratiopharm allègue également que Janssen-Cilag a ensuite continué sa campagne de dénigrement par le biais d'appels téléphoniques et de courriels à destination des pharmaciens et des médecins, en utilisant les mêmes arguments, et en y ajoutant l'absence de bioéquivalence entre le médicament de référence et le générique, et en insistant sur le risque, pour ces professionnels, que leur responsabilité soit engagée s'ils prescrivaient ou délivraient le générique.

30. Selon la saisissante, des réunions auraient également été organisées sous l'égide du grossiste-répartiteur OCP pendant lesquelles des médecins auraient diffusé le même type d'allégations à un public de pharmaciens et de médecins.

31. Dans sa plainte, Ratiopharm apporte dix témoignages de pharmaciens qui lui ont indiqué soit avoir été destinataires d'un courrier soulignant les risques de la substitution, courrier qui a pu leur être adressé à de multiples reprises, soit avoir reçu des appels téléphoniques d'une personne leur expliquant que leur responsabilité pourrait être engagée dans le cas où ils vendraient un générique à un patient qui présenterait ensuite un problème médical. Pratique de prix prédateurs

32. Enfin, en troisième lieu, Ratiopharm accuse Janssen-Cilag d'avoir pratiqué des prix prédateurs sur le marché hospitalier où son produit est également vendu.

33. Ainsi, à l'occasion d'une consultation pour un marché relatif à l'année civile 2009, organisée par le CHU de Saint-Etienne pour 29 CHRU et CHU, Ratiopharm précise que Janssen-Cilag a proposé la quasi-gratuité pour son produit "Durogesic dispositif transdermique(r)" en différents dosages.

34. Ratiopharm ajoute que l'année précédente, en 2008, le laboratoire Janssen-Cilag avait proposé pour le même marché (qu'il avait remporté), un prix de 800 000 euro pour un nombre de patchs quasi équivalent à celui de l'année 2009.

E. LES COMPORTEMENTS RELEVÉS

1. LES ACTIONS ENTREPRISES AUPRÈS DE L'AFSSAPS

35. La société Ratiopharm a communiqué à l'appui de sa saisine deux courriers de Janssen-Cilag à l'AFSSAPS, datés respectivement des 25 mars 2008 et 14 avril 2008.

36. Ces courriers s'inscrivent dans le cadre de la procédure réglementaire au sein de l'AFSSAPS au terme de laquelle l'Autorité de santé doit délivrer une AMM au produit de Ratiopharm, puis le statut de générique. Janssen-Cilag y développe un argumentaire relatif à l'absence de bioéquivalence entre le princeps et le générique, et partant, l'impossibilité de reconnaître le statut de générique de la spécialité de Ratiopharm.

2. LES ACTIONS ENTREPRISES VIS-À-VIS DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ

Le communiqué de presse

37. En premier lieu, la société Ratiopharm a communiqué à l'appui de sa saisine un exemplaire d'un courrier daté du 27 novembre 2008, rédigé par le pharmacien responsable-vice-président des affaires pharmaceutiques de Janssen-Cilag, et la vice-présidente des affaires scientifiques et médicales, publié dans le Quotidien du médecin du 18 décembre 2008 (4) et qui, selon le saisissant, a été publié dans d'autres revues ou quotidiens de la presse médicale.

38. Ce courrier se réfère à la mise en garde de l'AFSSAPS mais avec une présentation destinée à dissuader les pharmaciens d'effectuer une substitution du princeps par le générique.

39. Un extrait de ce courrier précise en effet : l'AFSSAPS "a décidé de préciser que tout changement en cours de traitement de système transdermique à base de Fentanyl, et notamment la substitution de la spécialité de référence Durogesic(r) par la spécialité générique pouvait entraîner un risque particulier pour la santé de certains patients et dans certaines conditions d'utilisation". [Soulignement ajouté.]

40. Ratiopharm a également communiqué une lettre que l'AFSSAPS a adressée le 12 février 2009, à Janssen-Cilag afin d'expliquer clairement la portée de cette "mise en garde" et lever toute ambigüité.

41. "Je souligne à cet égard que si l'Agence a jugé nécessaire de rappeler dans le cadre d'une mise en garde la nécessité d'une surveillance attentive du patient en cas de changement de spécialité à base de Fentanyl, elle a explicitement entendu couvrir l'ensemble des cas possibles de changement, sans aucune distinction ni hiérarchie (...). Il importe de garder à l'esprit que les types de situation thérapeutique justifiant cette surveillance attentive faisaient déjà l'objet de mention dans la rubrique "Mises en garde spéciales et précaution d'emploi" du résumé des caractéristiques des produits de Fentanyl (...). Enfin, s'il est vrai que comme le relève le 3ème alinéa du courrier de votre laboratoire, c'est la première fois qu'une mise en garde figurera au répertoire des génériques, il y a lieu de rappeler que la possibilité de prévoir une telle mise en garde est très récente, puisqu'elle a été introduite par l'article 5 du décret du 6 mai 2008 relatif à la mise sur le marché de spécialités pharmaceutiques à usage humain. Il m'a paru nécessaire de formuler auprès de vous ces commentaires, afin de dissiper toute ambiguïté quant à la portée de la décision de l'Agence, qui visait non pas à faire obstacle à toute substitution au moment même où l'inscription au répertoire était prononcée mais à appeler l'attention des professionnels de santé sur les précautions nécessaires en cas de changement de spécialité pour ce médicament". [Soulignement ajouté.]

42. Il ressort de ce courrier de l'AFSSAPS que la mise en garde a été prévue par l'AFSSAPS pour rappeler la nécessité d'une surveillance attentive du patient en cas de changement de spécialité, ce qui ne visait pas spécifiquement le changement du princeps par un générique. Les courriers adressés aux pharmaciens

43. Un second courrier rédigé par le pharmacien responsable-vice-président des affaires pharmaceutiques de Janssen-Cilag, et la vice-présidente des affaires scientifiques et médicales figure également dans le dossier transmis par Ratiopharm. Il est joint à des exemplaires de factures d'achat de Durogesic, datées du 18 février 2009. Le courrier annexé à ces factures reprend les termes du courrier précédent mais sans utiliser l'adverbe "notamment". En revanche, il contient trois paragraphes supplémentaires sur les risques de surdosage ou de sous-dosage.

44. M. A..., de la pharmacie A à Z, a indiqué que ces courriers ont aussi été distribués par l'OCP en même temps que ce grossiste livrait le générique.

45. A l'appui de l'allégation de dénigrement, Ratiopharm produit également plusieurs témoignages de pharmaciens attestant de la réception de ces courriers en multiples exemplaires.

Appels téléphoniques et difficultés d'approvisionnement

46. Ces mêmes pharmaciens ont affirmé avoir reçu des appels téléphoniques répétés plusieurs fois par semaine émanant de délégués de Janssen-Cilag et relatifs au risque de la substitution.

47. Ainsi, M. Z. (5), pharmacien à W. (31) a confié "qu'il avait été contacté par téléphone de manière intense par les délégués de Janssen-Cilag -certains d'entre eux affirmant être "docteur", ce pendant une quinzaine de jours d'affilée, le discours étant que la substitution est déconseillée si le pharmacien ne veut pas prendre le risque d'engager sa responsabilité".

48. M. X. (6), pharmacien à Y. (57) a déclaré avoir été "inondé de courriers et de mails (près d'une quinzaine) de Janssen-Cilag l'incitant à ne pas substituer en cours de traitement -prenant appui, pour ce faire, sur les mises en garde de l'AFSSAPS".

49. Un témoignage de pharmacien, recueilli lors de l'instruction, confirme cette campagne d'appels téléphoniques, dont il avait parlé à Ratiopharm, en indiquant qu'il avait reçu des appels téléphoniques relatifs à la substitution du Durogesic plusieurs fois par semaine.

50. M. A... (7), de la pharmacie A à Z. (73), qui se situe près d'une maison de retraite, a déclaré "avoir été inondé de fax reprenant les termes du courrier de Janssen-Cilag daté du 27 novembre 2008" il a également indiqué "avoir reçu la visite d'un délégué de Janssen-

Cilag lui assurant qu'il ne fallait pas substituer car le princeps et le générique n'étaient pas du tout équivalents et de même qualité". Il a aussi précisé "qu'il avait reçu un appel d'une personne se présentant comme "docteur" travaillant pour Janssen-Cilag et que ce dernier lui a indiqué qu'il risquait de voir sa responsabilité engagée s'il substituait car les deux produits n'étaient pas complètement équivalents et qu'il y avait de graves risques de surdosage potentiellement fatal". Il a également fait part "de l'extrême difficulté qu'il a eue à se faire approvisionner en patchs fentanyl ratiopharm auprès de l'OCP d'Annecy son grossiste exclusif : ce dernier lui a indiqué ne pas avoir ces patchs en disponibilité -ayant seulement du princeps en stock. Il a été renvoyé sur l'OCP de Lyon qui lui a retourné la même réponse". Il a conclu qu'il a eu "des difficultés pour se faire approvisionner et qu'il a dû attendre fin décembre [2008] pour recevoir les patchs de fentanyl ratiopharm qu'il avait commandé ce qui lui a fait perdre un mois. Depuis ces problèmes sont réglés et il reçoit bien livraison des patchs génériques de fentanyl qu'il commande à l'OCP".[Soulignement ajouté]

La tenue de réunions d'information à destination des pharmaciens

51. D'autres témoignages de pharmaciens évoquent l'organisation de réunions par l'OCP les 5 et 19 février (reportée au 16 avril) et 12 mars 2009, afin de dispenser des informations sur les dangers supposés de la substitution avec le générique en raison des différences importantes qui existeraient entre le générique et le princeps notamment :

- De la forme réservoir pour le générique contre la forme matricielle pour le princeps,

- De l'absence d'équivalence quant à la dose libérée dans le sang.

Il convient de relever que ces informations ne sont pas correctes puisque le générique est également de forme matricielle et que la bioéquivalence visait, précisément, à vérifier que la quantité de produit diffusée dans le sang était la même pour le princeps et le générique et suivait la même courbe de diffusion dans le temps.

Les déclarations de Janssen-Cilag sur ces différentes actions

52. Lors de l'instruction, le responsable des affaires commerciales et business-développement de Janssen-Cilag France a confirmé, à l'occasion de son audition du 3 juin 2009 (8), que Janssen-Cilag avait décidé, "de sensibiliser les pharmaciens avant la publication de la mise en garde dans le répertoire des génériques, par la diffusion d'une lettre du pharmacien responsable de Janssen-Cilag sur les risques de la substitution en cours de traitement, sans surveillance médicale, risques, qui selon nous, auraient pu être imputés à Durogesic. On a arrêté de diffuser la lettre courant février 2009". [Soulignement ajouté]

53. Il a ensuite indiqué qu'[il] avait connaissance que "parmi les moyens qui ont été utilisés pour mettre en garde les pharmaciens, du fait que l'OCP a joint, à la livraison de notre produit, une lettre du pharmacien responsable de Janssen reprenant la mise en garde et sans doute à notre demande". [Soulignement ajouté.] Janssen-Cilag a d'ailleurs communiqué les factures afférentes à cette prestation de service fournie par l'OCP, mais également par Alliance Healthcare (autre grossiste répartiteur) en décembre 2008 (9) et en janvier 2009 (10). Ces factures témoignent de la réalité de la prestation de services de l'OCP.

54. Selon le responsable des affaires commerciales et business-développement de Janssen-

Cilag France, deux versions successives de ce courrier ont été rédigées par le pharmacien responsable-vice-président des affaires pharmaceutiques de Janssen-Cilag, et la vice-présidente des affaires scientifiques et médicales. Elles ont été distribuées aux pharmaciens jusqu'au 12 février 2009, en même temps que le Durogesic qui leur était livré : une première version dans laquelle figure la phrase suivante : "le Directeur de l'AFSSAPS a décidé de préciser que tout changement en cours de traitement de système transdermique à base de fentanyl, et notamment la substitution de la spécialité de référence du Durogesic par la spécialité générique peut entraîner un risque particulier pour la santé de certains patients dans certaines conditions d'utilisation", [soulignement ajouté] et une seconde version sans cette phrase, mais avec des paragraphes décrivant les risques de surdosage ("risque de dépression respiratoire potentiellement fatale en l'absence de mesure d'assistance respiratoire chez les patients traités en ambulatoire et donc en dehors de structures de soins disposant de moyens de réanimation") de sous-dosage ("risque de recrudescence des douleurs et nouvelle titration à la recherche de la dose efficace du patch de fentanyl en cas de changement en cours de traitement et dans cette situation, l'administration de doses additionnelles de morphinique à action rapide peut être nécessaire, ce qui implique alors une prise en charge médicale adaptée") et informant que cette mise en garde figure désormais dans le répertoire des caractéristiques du produit (RCP) du Durogesic.

55. Selon le responsable de la chaîne logistique, entendu le 9 juin 2009 (11), la distribution de ce courrier aurait duré jusqu'au 12 février 2009. Il convient de noter que cette date correspond à la mise au point de l'AFSSAPS précitée, dont le courrier est daté du 12 février 2009.

56. Le responsable des affaires commerciales et business-développement de Janssen-Cilag France a également précisé qu'une "campagne d'appels téléphoniques a été effectuée par le call center de Depolabo auprès des pharmacies, en complément des pharmacies visitées par Distriphar. Il y a eu plusieurs vagues d'appel, comme pour les campagnes habituelles organisées par Depolabo". Un courriel communiqué par Janssen-Cilag, daté du 22 octobre 2008, indique que cette campagne d'appels téléphoniques, en plusieurs vagues, a débuté le lundi 27 octobre 2008.

3. LES OFFRES DE PRIX AUX HÔPITAUX

57. Dans sa saisine, Ratiopharm fait état d'une offre de prix quasi nulle à un groupement hospitalier (dénommé UNI-HA) constitué de 29 CHU ou hôpitaux, coordonné par le CH de Saint Etienne, pour un marché passé pour l'année civile 2009, le 26 novembre 2008.

58. Janssen-Cilag a communiqué d'autres offres de prix bas ou très bas qui ont été faites soit fin 2008, soit en 2009, à des groupements ou à des hôpitaux publics. Dans certains cas, des prix quasi nuls ont été proposés à certains groupements (12), par exemple au groupement RESAH-IDF, à l'AGEPS, qui est l'agence chargée d'effectuer les appels d'offres de médicaments et dispositifs médicaux pour le compte des hôpitaux de l'Assistance Publique de Paris, le groupement Escaut-Lys, le groupement Champagne Ardennes, le Groupement Lorraine Nord.

59. De surcroît, les offres de prix bas ont aussi concerné les groupements d'achat des cliniques privées comme club H (Helpevia), CACIC, CAHP. Pour ce type de groupement, la procédure aboutit à un référencement d'une ou plusieurs spécialités et les cliniques membres du groupement ont ensuite le choix de la spécialité. Cependant, comme pour les hôpitaux, le critère du prix l'emporte. Ceci veut dire que même s'il y a bi-référencement, le produit le moins cher emporte généralement toutes les commandes.

II. Discussion

A. SUR L'AFFECTATION DES ÉCHANGES INTRACOMMUNAUTAIRES

60. L'article 82 du Traité CE dispose qu'"est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci".

61. En vertu de la pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence, se fondant notamment sur les lignes directrices de la Commission européenne relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du Traité CE du 27 avril 2004 (2004-C-101-07), trois éléments doivent être démontrés pour établir que les pratiques sont susceptibles d'avoir sensiblement affecté le commerce intra-communautaire : l'existence d'échanges entre États membres portant sur les produits faisant l'objet de la pratique, l'existence de pratiques susceptibles d'affecter ces échanges et le caractère sensible de cette affectation. Le paragraphe 93 des lignes directrices de la Commission européenne précitées considère que "lorsqu'une entreprise, qui occupe une position dominante couvrant l'ensemble d'un État membre constitue une entrave abusive à l'entrée, le commerce entre États membres peut normalement être affecté".

62. S'agissant du caractère sensible de l'affectation des échanges, les mêmes lignes directrices précisent au paragraphe 96 que "toute pratique abusive qui rend plus difficile l'entrée sur le marché national doit donc être considérée comme affectant sensiblement le commerce".

63. Tout d'abord, la société Janssen-Cilag est présumée détenir une position dominante sur les marchés français de la fourniture de patch fentanyl en ville et à l'hôpital, comme il sera établi plus loin. Par ailleurs, la société Ratiopharm est un laboratoire dont le siège social est situé en Allemagne et qui développe ses activités dans plusieurs États membres de l'Union européenne dont la France. Les patchs fentanyl commercialisés en France par Ratiopharm sont fabriqués en Allemagne. Les pratiques de Janssen-Cilag, si elles étaient avérées, pourraient donc être susceptibles d'affecter le commerce intra-communautaire de manière sensible.

B. SUR LA PROCÉDURE

64. Le laboratoire Janssen-Cilag conteste la valeur des témoignages de pharmaciens recueillis par Ratiopharm en indiquant que ceux-ci n'auraient pas communiqué copie de leur carte d'identité et qu'ainsi leurs déclarations ne pourraient pas être vérifiées.

65. Toutefois le régime en matière de preuve devant l'Autorité de la concurrence n'implique pas de formalisme : les noms, adresses et téléphones des pharmaciens permettent aisément de vérifier l'exactitude de ces témoignages. Une telle vérification a d'ailleurs été effectuée auprès de plusieurs des pharmaciens. A cet égard, figurent au dossier le procès-verbal d'audition de l'un de ces pharmaciens ainsi que le courriel de M. A..., pharmacien. Tous les deux ont confirmé leurs déclarations précédentes.

66. En outre, il convient de souligner que la preuve du dénigrement dans cette espèce est constituée à titre principal par la première lettre de Janssen-Cilag, datée du 27 novembre 2008 et publiée par le Quotidien du médecin, le 18 décembre 2008, par la seconde lettre de Janssen-Cilag adressée directement aux pharmaciens d'officine jusqu'au 12 février 2009 en accompagnement des livraisons de Durogesic et par la lettre de l'AFSSAPS datée du 12 février 2009. Les témoignages des pharmaciens constituent, au titre de la preuve, un complément aux pièces précitées.

C. SUR LES PRATIQUES

1. LE MARCHÉ PERTINENT

67. S'agissant des spécialités pharmaceutiques, la jurisprudence, tant nationale que communautaire, considère que les possibilités de substitution entre les médicaments sont limitées par leurs indications et contre-indications thérapeutiques respectives, qui dépendent elles-mêmes des propriétés pharmacologiques des produits, mais aussi par l'avis des médecins prescripteurs, ainsi que par d'éventuels écarts de prix. La Cour de cassation a ainsi approuvé dans son arrêt "Lilly France" du 15 juin 1999, la Cour d'appel qui avait considéré que : "l'interchangeabilité des médicaments ne dépend pas fondamentalement de leur identité physique ou chimique, mais de leur interchangeabilité fonctionnelle du point de vue du dispensateur, et donc, dans le cas des médicaments soumis à prescription, également du point de vue des médecins établis." Dans le même arrêt, la Cour de cassation a considéré que "si, pour délimiter le marché de référence d'un médicament le troisième niveau [de la classification ATC] est utile, cette classification peut être trop étroite ou trop vaste pour certains médicaments".

68. Au cas d'espèce, les pratiques concernent le Durogesic, dispositif transdermique, dont le principe actif est le fentanyl. Ses indications sont : "le traitement des douleurs chroniques sévères qui ne peuvent être correctement traitées que par des analgésiques opioïdes". Ce médicament fait partie de la classe thérapeutique des médicaments agissant sur le système nerveux, classe thérapeutique obéissant à la lettre N dans la classification ATC. Il est donc utilisé pour traiter tout type de douleur sévère liée ou non au cancer, mais il n'est prescrit qu'en seconde intention.

69. Le fentanyl est répertorié au 3ème niveau de la classification ATC dans la famille des opioïdes. A ce même niveau sont classées les alcaloïdes naturels de l'opium (13) parmi lesquels la morphine (14), l'opium (15), l'hydromorphone (16) et l'oxycodone (17). Le fentanyl (18) est quant à lui classé dans la catégorie des dérivés de la phénylpipéridine (19) où figurent également la kétobémidone (20) et la péthidine (21) seule ou en association avec d'autres produits (psycholeptiques ou autres). Au troisième niveau figurent également la nalbufine et le butorphanol, dans la catégorie "dérivés du morphinane" (22).

70. Parmi tous les produits répertoriés au 3ème niveau de la classification ATC, il convient d'étudier la substituabilité du fentanyl avec les seules spécialités qui ont les mêmes indications thérapeutiques, c'est-à-dire l'ensemble des antalgiques opioïdes forts correspondant au palier III de la classification de l'OMS pour le traitement des douleurs. L'OMS précise que ce sont la morphine, la nalbuphine et la péthidine.

71. Il existe trois spécialités commercialisées dont le principe actif est la morphine (sulfate de morphine) : ce sont le Skénan (23), commercialisé par le laboratoire Bristol-Myers Squibb depuis 2003, le Moscontin (24), commercialisé par le laboratoire Mundipharma depuis 2003, et le Kapanol (25), commercialisé par GSK depuis 2001.

72. Ces trois spécialités se présentent sous la forme de gélules ou comprimés à libération prolongée en différents dosages. Leur indication est celle du traitement des douleurs intenses d'origine cancéreuses et non cancéreuses, en 1ère intention. Elles sont classées dans la catégorie des stupéfiants.

73. La nalbuphine est commercialisée sous forme injectable. Elle est deux fois moins efficace que la morphine administrée par voie orale, c'est pourquoi elle est classée par l'OMS pour soigner les douleurs de palier II et de palier III. Elle est administrée en première intention.

74. La péthidine est également commercialisée sous forme injectable (péthidine Renaudin). Elle est peu utilisée, comme en témoigne son faible chiffre d'affaires (26) en raison de ses effets indésirables (addiction). Elle est administrée en première intention.

75. Prima facie, tous ces produits apparaissent substituables au fentanyl puisqu'ils ont a priori les mêmes indications thérapeutiques. Mais un examen plus approfondi montre l'existence de différences importantes entre ces produits et le fentanyl.

76. En premier lieu, le fentanyl est un produit de seconde intention, c'est-à-dire qu'il est prescrit une fois que les autres traitements ont été délivrés, contrairement aux autres spécialités qui sont prescrits en 1ère intention. Cette différence dans l'indication est liée au fait que le fentanyl est beaucoup plus efficace que les autres produits : 80 fois plus efficace que la morphine ou la nalbuphine, elle-même six fois plus efficace que la péthidine.

77. En second lieu, la forme galénique n'est pas la même. Le fentanyl est délivré par un dispositif transdermique alors que les autres produits (morphine, péthidine, nabulphine) sont vendus soit exclusivement sous forme injectable ou bien sous forme orale, mais jamais sous forme de patch. Cette différence de forme galénique a une influence sur les effets secondaires ou les contre-indications : par exemple, la nabulphine est contre-indiquée aux insuffisants rénaux. Ces effets secondaires ou contre-indications sont moindres pour le fentanyl en patch. En effet, la diffusion par la peau peut atténuer certains effets secondaires, comme la constipation, et permet d'éviter les contre-indications pour les insuffisants rénaux ou hépatiques (cas des sujets âgés).

78. D'autres spécialités pourraient éventuellement être considérées comme substituables, puisque utilisées par les médecins dans le traitement des douleurs de palier III. Elles sont citées dans la fiche de transparence de l'AFSSAPS (27).

79. Il s'agit d'abord de l'Oxycontin, antalgique puissant, apparenté à la morphine dont le principe actif est l'oxycododone. Cette spécialité est commercialisée par le laboratoire Mundipharma, sous forme orale, en comprimé à libération prolongée. Elle est utilisée dans le traitement des douleurs rebelles d'origine cancéreuse, en première intention.

80. Il s'agit ensuite de la spécialité dont le principe actif est l'hydromorphone commercialisée depuis 2008 par le laboratoire Mundipharma sous le nom de Sophidone (28) et indiqué dans le traitement des douleurs cancéreuses. Elle se présente sous la forme de comprimé (4 mg) à libération prolongée. Elle est également prescrite en première intention.

81. Ces deux spécialités ont donc des indications plus étroites que le fentanyl, dispositif transdermique, puisque réservées au cancer. Au surplus, elles ne sont pas commercialisées sous forme de patch et sont prescrites en 1ère intention.

82. Enfin, s'agissant de la substituabilité des autres formes galéniques du fentanyl avec le fentanyl transdermique, il faut préciser que le fentanyl sous forme injectable est utilisé en anesthésie, que la forme en comprimés avec applicateur buccal (citrate de fentanyl) est réservée au traitement des accès douloureux paroxystiques, indication complètement différente de celle du fentanyl, utilisé pour soigner les douleurs chroniques. Ces spécialités n'ont donc pas les mêmes indications.

83. De même, les spécialités morphiniques à libération immédiate (Sevredol, Actiskénan, Orapmorph ou morphine Aguettant) qui sont indiquées pour traiter les douleurs paroxystiques n'ont pas les mêmes indications térapeuthiques.

84. Ainsi, conformément à la pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence et la jurisprudence communautaires en ce qui concerne la définition des marchés pertinents dans le secteur pharmaceutique, le fentanyl en dispositif transdermique pourrait constituer un marché distinct des autres spécialités indiquées dans le traitement contre la douleur de palier III en raison de différences importantes : d'une part, les formes galéniques ne sont pas les mêmes et d'autre part, ces autres spécialités sont toutes prescrites en première intention, contrairement au Durogesic qui est prescrit en seconde intention, en raison d'une efficacité beaucoup plus grande du principe actif.

85. Janssen-Cilag soutient que l'on devrait admettre une substituabilité du fentanyl avec les autres antalgiques opioïdes de palier III. Il estime que son produit, le Durogesic transdermique, est en concurrence avec les autres antalgiques avec les morphiniques à libération prolongées et notamment le Skénan.

86. Toutefois ce produit, comme les autres morphiniques, sont prescrits en 1ère intention et n'apparaissent pas substituables au Durogesic. Dans une décision "Napp" du 30 mars 2001, l'Office of Fair Trading, autorité de concurrence britannique, qui avait dû étudier la substitution des morphiniques de palier III à libération prolongée avec le Durogesic, avait d'ailleurs conclu en ce sens (29) (traduction libre) : "l'enquête suggère que Durogesic est principalement utilisé pour résoudre des problèmes spécifiques (par exemple si le patient ne peut pas avaler) en opposition à un usage en 1ère ligne des opioïdes forts ; il est utilisé en 2nde intention ; le fentanyl transdermique est considéré comme utile pour un petit nombre de patients, mais trop cher pour une utilisation généralisée. Les patches sont considérés comme intéressants pour les patients avec une sensibilité ou une intolérance aux effets secondaires de la morphine : difficulté à avaler ; patients jeunes qui veulent garder une vie active, âgés ou ayant des problème de mémoire pour suivre le traitement [avec des morphiniques en comprimés], la principale raison citée par ceux qui ont été interrogés dans l'enquête sur l'initialisation d'un traitement avec Durogesic sont les effets secondaires des morphiniques à libération prolongée (MST) : constipation, nausée, vomissements, sueurs sont tous spécifiquement mentionnés".

87. Par ailleurs, le Conseil de la concurrence a, dans sa pratique décisionnelle antérieure, distingué habituellement le marché de la ville (officines) du marché hospitalier. Il en a fait ainsi dans ses décisions N° 07-MC-06 du 11 décembre 2007 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Arrow Génériques ou N° 07-D-09 du 14 mars 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par le laboratoire GlaxoSmithKline France.

88. Le laboratoire Janssen-Cilag conteste cette distinction, en mettant en avant l'interdépendance entre les deux circuits de distribution [ville et hôpital]. Ce lien entre les deux marchés, qu'il qualifie par ailleurs d'"effet source", influerait sur la formation des prix de vente à l'hôpital, composante accessoire des ventes en officines, car seules les ventes en ville génèreraient la rentabilité du produit.

89. Selon Janssen-Cilag : "au moment de déterminer son prix de vente à l'hôpital, un laboratoire tient compte avant tout de l'impact de son prix sur la demande qui lui sera adressée, cette dernière englobant le nombre de patchs qui seront fournis par l'intermédiaire des officines tout au long du traitement des patients (...) il se déduit de cette caractéristique de traitement ambulatoire "ville-hôpital" que la variable importante pour le laboratoire est donc le revenu retiré du traitement de chaque patient et non uniquement le revenu généré par les ventes à l'hôpital et le tarif qu'il choisit de pratiquer est donc calculé en considération des revenus pour le traitement dans son ensemble".(30)

90. Toutefois, quant bien même l'existence d'un effet source aurait un impact sur la définition de l'offre, (par le calcul de la rentabilité, et en conséquence du prix du produit), celle-ci ne semble pas justifier une modification de la définition du marché pertinent, qui s'appuie généralement sur une analyse de la demande et de l'homogénéité des conditions de concurrence.

91. En effet, au cas d'espèce, il semble que la demande ne puisse être appréciée de façon globale car il n'existe pas de substituabilité entre les demandeurs qui sont d'un côté les patients (et in fine l'assurance maladie) et de l'autre les hôpitaux. Par ailleurs, l'élasticité - prix des acheteurs n'est pas la même : à l'hôpital elle est forte car le prix d'achat des médicaments affecte le budget des hôpitaux tandis qu'en ville elle est faible car les prix sont régulés, justement pour limiter le coût des dépenses de santé payées par l'assurance maladie.

92. En conclusion, à ce stade de l'instruction, les différences de fonctionnement entre les deux marchés (ville-hôpital) ne semblent pas conduire à considérer qu'il existe un seul et même marché, même si ceux-ci pourraient être considérés comme vraisemblablement connexes. 93. Enfin, conformément à une jurisprudence constante en matière de marché pharmaceutique, le marché en cause est de dimension nationale. Il en va ainsi dans ses décisions N° 07-MC-06 du 11 décembre 2007 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Arrow Génériques ou N° 07-D-09 du 14 mars 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par le laboratoire GlaxoSmithKline France. 94. Il s'ensuit qu'à ce stade de l'instruction, il peut être considéré que les marchés pertinents au cas d'espèce sont les marchés français de la fourniture du fentanyl en dispositif transdermique, en ville et à l'hôpital.

2. LA POSITION DE JANSSEN-CILAG SUR LE MARCHÉ EN CAUSE

95. Selon l'AFSSAPS, les marchés du fentanyl en dispositif transdermique ont représenté en 2008 un chiffre d'affaires cumulé de [80 à 85 ] millions d'euro (hôpital + ville).

96. En 2008, les parts de marché de Janssen-Cilag et de ses concurrents sur les deux marchés considérés étaient les suivantes :

<emplacement tableau>

97. Jusqu'au 10 décembre 2008 Janssen-Cilag était le seul acteur du marché et détenait donc 100 % des deux marchés considérés (31). Compte tenu des parts de marché de Janssen-Cilag et de leur évolution, il peut être conclu, à ce stade de l'instruction, que Janssen-Cilag était, en 2008, vraisemblablement en position dominante sur les marchés français de la fourniture de fentanyl transdermique, en ville et à l'hôpital.

98. En 2009, les parts de marché de Ratiopharm en valeur (cumulées depuis le début de l'année jusqu'à fin mai) étaient, sur les deux marchés considérés, les suivantes (source : GERS et Janssen-Cilag pour l'hôpital).

<emplacement tableau>

99. Les chiffres présentés dans les tableaux ci-dessus permettent donc de considérer, à ce stade de l'instruction, que Janssen-Cilag, compte tenu de ses parts de marché supérieures à 95 % et de la faible dynamique d'entrée des génériques, demeure en position dominante sur les marchés français de la fourniture de fentanyl, en ville et à l'hôpital, marchés sur lequel les pratiques sont dénoncées.

100. Dans ses observations, Janssen-Cilag conteste la définition du marché limitée au fentanyl transdermique. Il suggère une autre définition du marché, plus large, qui comprendrait l'ensemble des antalgiques opioïdes de palier III, sur lequel il ne serait pas en position dominante. Toutefois, Janssen-Cilag ne fournit pas les statistiques complètes (manquent notamment les statistiques en chiffre d'affaires) pour étayer cette affirmation. Il se borne à indiquer que sur ce marché des antalgiques opioïdes de palier III, "jusqu'à très récemment, le produit leader était le Skénan, du laboratoire BMS, morphinique le plus répandu dans le traitement de la douleur, Durogesic ayant mis une dizaine d'année à prendre plus de 40 %". Il produit également un graphique où l'on constate qu'à partir de mi-2007 Durogesic dépasse Skénan en parts de marchés en volume .

101. Or, selon l'AFSSAPS (voir tableau ci-après) sur le marché des antalgiques opioïdes de palier III, les parts de marché du Durogesic de Janssen-Cilag, en valeur, sont proches de, ou supérieures à, 70 %, tant pour la ville [65 à 70%] que pour l'hôpital [85 à 90 %]. Son concurrent le plus proche, le Skenan, atteint de part [20 à 25 %] de marché en valeur, sur le marché ville et [0 à 5%] sur le marché hospitalier. En outre, selon Janssen-Cilag lui-même, ce concurrent se situerait depuis la mi-2007 dans une tendance de recul au bénéfice de Janssen-Cilag.

<emplacement tableau>

102. Accessoirement, même si l'on devait, comme le soutient Janssen-Cilag, admettre une substituabilité des autres antalgiques opioïdes de palier III (à libération prolongée) avec le fentanyl dispositif transdermique (32), le laboratoire Janssen-Cilag, détiendrait, selon les données de l'AFSSAPS, une position dominante avec [65 à 70%] de part de marché en valeur pour le marché ville et de [80 à 85 %] pour le marché hospitalier, comme l'indique le tableau ci-dessus.

103. Même si la part de marché n'est qu'un indice de la position dominante d'une entreprise, il convient de rappeler que la Cour de justice des Communautés européennes a estimé dans l'arrêt Hoffman-La Roche que "des parts de marché extrêmement importantes constituent par elles-mêmes, et sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l'existence d'une position dominante". De même, la Cour de justice a considéré dans l'affaire AKZO qu'une part de marché de 50 % pendant au moins trois ans était une forte indication de l'existence d'une position dominante. Enfin, le Conseil de la concurrence a considéré que la part de marché constituait un paramètre essentiel dans l'appréciation de la dominance. Ainsi, il a estimé dans sa décision N° 07-D-39 du 23 novembre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du transport ferroviaire de personnes sur la route Paris-Londres qu'Eurostar, qui avait une part de marché de [65 à 70%] sur la route Paris-Londres, tandis que ses deux premiers concurrents directs plafonnaient de [5 à 10 %] de parts de marché chacun, détenait une position dominante sur le marché en cause. 104. Dans ces conditions, il peut être considéré, à ce stade de l'instruction, que Janssen-Cilag est susceptible de détenir une position dominante sur le marché français de la fourniture des antalgiques opioïdes de palier III, tel que défini par Janssen-Cilag.

3. SUR LES PRATIQUES SUSCEPTIBLES DE CONSTITUER DES ABUS

105. Le fait qu'une entreprise en position dominante, confrontée à l'arrivée ou à la présence de produits concurrents, développe des moyens commerciaux pour faire face à cette concurrence n'est pas en soi constitutif d'un abus de cette position dominante. Il est en effet légitime qu'une entreprise dominante sur son marché puisse disposer de la possibilité de faire face à la compétition d'autres offreurs, dès lors que les moyens ainsi mis en œuvre restent ceux d'une concurrence par les mérites.

106. Les jurisprudences communautaire et nationale indiquent à cet égard que, s'il n'est pas interdit à un opérateur de développer ses ventes de manière loyale, un opérateur en position dominante est soumis à des restrictions particulières quant aux moyens commerciaux dont il dispose pour accroître ses ventes. Par exemple, dans un arrêt du 7 octobre 1999, Irish Sugar-Commission, le Tribunal de première instance des Communautés européennes indique (points 111-112) : "Il s'ensuit que l'article 86 du traité (devenu article 82 CE) interdit à une entreprise dominante d'éliminer un concurrent et de renforcer ainsi sa position en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites".

En ce qui concerne les caractéristiques de la concurrence des génériques en pharmacie d'officine

107. La substitution des médicaments princeps par leurs génériques résulte principalement, voire exclusivement, d'un avantage de prix. En effet, l'analyse en terme de bioéquivalence conduit à poser le principe de la substituabilité totale du générique et du princeps du point de vue de l'utilisateur final.

108. Dès lors, si on laisse de côté d'éventuelles différences en termes d'excipients ou de présentation, qui pourraient être présentées comme des améliorations par rapport à l'avantage de l'antériorité dont dispose le princeps, l'argument principal des fabricants de génériques pour vendre leurs produits sera le prix moins élevé.

109. Ce mécanisme est particulièrement bien vérifié sur le marché hospitalier sur lequel les approvisionnements se font par le moyen d'appels d'offres pour lesquels le niveau des prix est décisif pour pouvoir l'emporter.

110. Sur le marché officinal, la situation est différente car l'expression de la demande obéit à un processus complexe qui met en jeu trois acteurs : le médecin prescripteur, le patient, le pharmacien et, un payeur en dernier ressort, l'assurance maladie.

111. Le médecin prescripteur peut désigner un médicament par sa dénomination commune internationale, ce qui revient à prescrire indifféremment le princeps ou le générique. En France, cette pratique est très minoritaire, voire exceptionnelle. Les médicaments sont donc, le plus souvent, prescrits sous la dénomination commerciale du princeps. Le médecin n'est donc pas sensible à l'argument de prix qui est le seul qui permette l'introduction des génériques sur le marché. Le patient n'est pas non plus sensible à cet argument dans la mesure où il ne supporte généralement pas le coût du médicament, celui-ci étant pris en charge en majeure partie par l'assurance maladie.

112. C'est donc sur le dernier acteur, le pharmacien, que repose l'efficacité du mécanisme qui permet de répondre à la préférence de la demande finale pour le produit le moins cher. Tel est le sens du dispositif réglementaire français. Afin que l'assurance maladie voit le montant des remboursements liés aux dépenses de médicaments diminuer, les pouvoirs publics incitent le pharmacien à partager avec l'assurance maladie la préférence pour le médicament le moins cher en lui permettant d'obtenir des avantages commerciaux plus importants lorsqu'il vend un générique.

113. Dans ce contexte, toutes les actions d'un laboratoire auprès des pharmaciens d'officine pour mettre en échec ce mécanisme de substitution du princeps par les génériques sont susceptibles d'être examinées au regard du droit de la concurrence. En effet, de telles actions ne peuvent pas avoir pour objet, ni pour effet, de favoriser la prescription du médicament princeps par les médecins, ni de susciter une préférence des patients pour le médicament princeps, mais ont bien pour objet de freiner ou d'empêcher l'arrivée sur le marché du produit le moins cher pourtant souhaitée par l'assurance maladie qui représente la demande finale au sens que lui donne la théorie économique lorsqu'elle décrit le fonctionnement d'un marché. C'est dans ce cadre qu'il convient donc d'examiner, au cas d'espèce, compte tenu des circonstances particulières exposées et des caractéristiques spécifiques du marché en cause, si les comportements adoptés par la société Janssen-Cilag peuvent être considérés comme légitimes et relevant d'une concurrence par les mérites ou bien, au contraire, s'ils sont susceptibles de constituer des abus de sa position dominante.

En ce qui concerne les actions menées auprès de l'AFSSAPS

114. Ainsi qu'il a été décrit aux paragraphes 22 à 25 et 35 et 36, le laboratoire Janssen-Cilag a entrepris des actions auprès de l'AFSSAPS pour mettre en cause la bio-équivalence du produit générique et exposer ses craintes quant à la dangerosité de la substitution du princeps par le générique, alors même que Ratiopharm avait obtenu une décision communautaire favorable.

115. Il n'est pas contesté que ces interventions ont été faites avant la commercialisation du produit, pendant le déroulement de la phase réglementaire auprès de l'AFSSAPS, qui est une autorité publique et dispose de la compétence et de l'expertise nécessaires pour évaluer la bio-équivalence d'un générique et les risques que peut entraîner la substitution du princeps par le générique. Dès lors, l'Autorité de la concurrence n'est pas compétente pour apprécier les modalités de mise en œuvre par cette autorité de sécurité sanitaire des produits de santé de ses prérogatives de puissance publique.

116. Par conséquent, il ne semble pas, à ce stade de l'instruction, que les actions menées auprès de l'AFSSAPS puissent être considérées comme des actions susceptibles d'être qualifiées d'abusives de la part d'un opérateur en position dominante.

En ce qui concerne les pratiques vis-à-vis des professionnels de santé

117. Il ressort des faits exposés aux paragraphes 22 à 25 puis 37 à 56 que des représentants et des délégués de la société Janssen-Cilag ont diffusé, par différents moyens, des informations, auprès des médecins prescripteurs et des pharmaciens, relatives aux qualités du générique commercialisé par Ratiopharm, notamment sur un aspect particulièrement sensible qui est la bio-équivalence du produit, et les risques liés à la substitution du princeps par le générique. L'essentiel de ces informations conduisent à mettre en doute les qualités intrinsèques du générique. La société Ratiopharm allègue que cette démarche de la société Janssen-Cilag constitue un dénigrement de son générique.

Rappel de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence nationales en matière de dénigrement constitutif d'un abus de position dominante

118. Les actions de dénigrement, de la part d'un opérateur en position dominante, peuvent être qualifiées d'abusives. Elles l'ont été à plusieurs reprises par le Conseil de la concurrence, et par deux fois dans les dernières années.

119. Dans sa décision N° 07-D-33 du 15 octobre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l'accès à Internet à haut débit, le Conseil de la concurrence a établi que : "La concurrence suppose un certain degré de rivalité et de compétition entre les acteurs d'un marché. Néanmoins, cette lutte pour la conquête de la clientèle n'autorise pas tous les comportements, surtout de la part d'une entreprise qui, détenant une position dominante sur un marché, encourt une responsabilité particulière. Parmi les actes qui peuvent être regardés comme abusifs, le dénigrement occupe une place majeure. Le dénigrement consiste à jeter publiquement le discrédit sur une personne, un produit ou un service identifié ; il se distingue de la critique dans la mesure où il émane d'un acteur économique qui cherche à bénéficier d'un avantage concurrentiel en jetant le discrédit sur son concurrent ou sur les produits de ce dernier (...)". (Décision du Conseil de la concurrence N° 07-D-33 du 15 octobre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l'accès à Internet à haut débit.)

120. Ainsi, dans cette décision, le Conseil de la concurrence ayant constaté que France Télécom, opérateur historique, détenait, eu égard au développement récent de la concurrence sur le marché, une position tout à fait singulière, a précisé : "Dès lors, les discours véhiculés par France Télécom étaient de nature à avoir un fort impact sur les choix des consommateurs entre tel ou tel type de service ou entre tel ou tel opérateur". Or, dans les discours, si certains des arguments de vente des agents de France Télécom étaient objectifs et vérifiables, d'autres étaient dépourvus de toute objectivité ou nuance et parfois mensongers. Ces arguments étaient d'autant plus préjudiciables qu'ils portaient essentiellement sur la qualité technique du service difficile à évaluer a priori. Dans ces conditions, "l'avis très négatif de France Télécom, référence historique et publique en matière de télécommunications, [était] donc particulièrement dissuasif pour le prospect profane". Les pratiques de France Télécom ont ainsi été qualifiées d'abusives.

121. Dans une décision N° 07-MC-06 du 11 décembre 2007 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Arrow Génériques, le Conseil de la concurrence a considéré que la pratique de dénigrement de la société Schering-Plough à l'encontre d'un produit de la société Arrow Génériques pouvait faire l'objet d'une mesure d'injonction pour pallier le risque attaché à la dégradation de l'image du médicament générique. Cette décision a été confirmée par la Cour d'appel de Paris, le 5 février 2008, dont l'arrêt a fait l'objet d'un pourvoi rejeté par la Cour de cassation le 13 janvier 2009.

122. La société Arrow Génériques avait saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le circuit officinal, par la société Schering-Plough, producteur du princeps Subutex, confronté à l'arrivée du générique commercialisé par Arrow. Une partie de la plainte concernait le dénigrement par Shering-Plough du générique d'Arrow auprès des professionnels de santé et notamment des pharmaciens d'officine.

123. Le Conseil de la concurrence a relevé que des représentants et des délégués médicaux de la société Schering-Plough avaient effectivement dénigré auprès des médecins prescripteurs et des pharmaciens les qualités du générique commercialisé par Arrow. L'argumentaire portait tant sur l'absence d'efficacité réelle du générique que sur la dangerosité du produit en cas de mésusage.

124. La société Arrow Génériques avait produit, à l'appui de sa demande, le témoignage du chef de service de la clinique Montevideo de Boulogne Billancourt et d'un pharmacien de Gennevilliers. La DGCCRF, qui avait été saisie dans cette affaire d'une demande d'enquête, avait en outre recueilli une déclaration convergente d'un pharmacien de Clermont Ferrand ainsi qu'une autre déclaration sous couvert d'anonymat.

125. Le Conseil de la concurrence a considéré que le comportement de Schering-Plough relevait bien du dénigrement en rappelant la définition qu'il en avait donnée dans l'affaire N° 07-D-33 du 15 octobre 2007, précitée. Le Conseil de la concurrence a notamment souligné le caractère dénigrant de la pratique de Schering-Plough en montrant que "le dénigrement ne s'appuie pas sur des constatations avérées, c'est-à-dire sur des défauts observés à la suite de la commercialisation du générique mais sur des effets prétendument néfastes sans que ces effets n'aient été à aucun moment constatés, ou sur une moindre efficacité du générique, sans que celle-ci soit établie". En effet, le discours de Schering-Plough ne s'appuyait pas sur des "constatations avérées", c'est-à-dire sur des défauts observés à la suite de la commercialisation du générique à compter du 1er avril 2006, mais sur des présomptions sans fondement.

126. Dans cette affaire, le dénigrement était d'autant plus patent qu'il avait été mis en œuvre préalablement à la commercialisation du générique. Cette circonstance emportait une double conséquence. En premier lieu, la société Arrow Génériques, qui n'avait pas commencé son action commerciale auprès du circuit officinal, n'était pas en mesure de répondre aux critiques exposées. En second lieu, les rumeurs répandues ne pouvaient être fondées sur des défauts effectivement constatés après usage du générique par des patients.

127. Enfin, pour démontrer le caractère dénigrant de la pratique de Schering-Plough, le Conseil de la concurrence a ajouté que "l'autorisation de mise sur le marché puis l'inscription dans le groupe des génériques témoignent de sa bio-équivalence et, partant, de son efficacité", l'autorisation de commercialisation par l'AFSSAPS apportant le démenti le plus formel aux propos du laboratoire Schering-Plough.

128. Le Conseil concluait donc dans cette affaire : "Dans ces conditions, le comportement de Schering n'apparaît pas, à ce stade de l'instruction, comme relevant d'un comportement commercial légitime de défense de ses intérêts commerciaux face à l'arrivée d'un générique, concurrent de son princeps. Il l'apparaît d'autant moins qu'il a été mis en œuvre préalablement à la commercialisation du générique. (...) En répandant des rumeurs négatives, notamment auprès des pharmaciens, préalablement à l'arrivée du générique, voire au-delà, les représentants de Schering ont rendu encore plus difficile (la) substitution par le pharmacien qui doit par ailleurs gérer des milliers d'autres références de médicaments (...). En conséquence, à ce stade de l'instruction, les pratiques de dénigrement décrites ci-dessus, de nature à entraver l'entrée sur ce marché d'une société concurrente, sont susceptibles de constituer un abus de position dominante qu'occupe Schering-Plough sur le marché, ayant pour objet ou pour effet d'évincer un concurrent de ce marché".

L'application au cas d'espèce

129. Au cas d'espèce, le discours de la société Janssen-Cilag à l'égard du générique de Ratiopharm se concentre essentiellement sur les risques que présenterait la substitution du princeps par le générique, en s'appuyant sur une interprétation ambigüe de la mise en garde de l'AFSSAPS.

130. Janssen-Cilag a développé son argumentaire au cours de campagnes d'information effectuées auprès des professionnels de santé et notamment des pharmaciens d'officine qui se sont déroulées de la fin novembre 2008 à février 2009, par l'intermédiaire :

1) de la presse professionnelle, puisqu'un communiqué de Janssen Cilag du 27 novembre 2008 reprenant les propos sur les risques de substitution est notamment publié par le Quotidien du médecin du 18 décembre 2008 ;

2) de courriers distribués par le grossiste répartiteur OCP aux pharmaciens d'officines à l'occasion de la livraison de produits de Janssen Cilag de décembre 2008 à février 2009 ; cette transmission de courrier a été confirmée par Janssen Cilag qui a d'ailleurs produit des factures des prestations de services fournies par OCP pour décembre 2008 et janvier 2009 ; elle est également confirmée par une pièce transmise par Ratiopharm qui montre que le courrier de Janssen Cilag est attaché à une facture de Durogésic du 18 février 2009 ; elle est enfin étayée par des déclarations de pharmaciens communiquées par Ratiopharm ;

3) accessoirement, on retiendra un certain nombre de témoignages évoquant des appels téléphoniques de Depolabo aux pharmaciens, des réunions organisées par OCP en février et mars 2009, ayant pour objet d'informer les professionnels de santé sur les risques de la substitution avec le générique.

131. Pour ce qui concerne le risque que présenterait la substitution du princeps par le générique, il convient de souligner qu'à compter du 10 décembre 2008, le produit de Ratiopharm est enregistré en France au répertoire des génériques par l'AFSSAPS, ce qui signifie non seulement qu'il est bio-équivalent mais que les professionnels de santé peuvent substituer le générique au princeps, sous réserve du respect de la mise en garde.

132. A cet égard, l'AFSSAPS a notamment adressé aux pharmaciens d'officines et d'hôpitaux le courrier suivant, le 10 décembre 2008 :

"Madame, Monsieur,

L'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) souhaite porter à votre connaissance des informations sur la substitution des dispositifs transdermiques de fentanyl (dont le médicament princeps est le Durogésic(r)) récemment inscrits au répertoire des médicaments génériques.

Les dispositifs transdermiques de fentanyl sont des dispositifs cutanés, délivrant du fentanyl (antalgique opioïde puissant à marge thérapeutique étroite) sur une période de 72 heures. Ils sont indiqués dans le traitement des douleurs chroniques sévères qui ne peuvent être correctement traitées que par des analgésiques opioïdes.

A l'issue du processus d'évaluation, l'Afssaps a reconnu le statut de générique pour les dispositifs transdermiques de fentanyl et la possibilité de substitution.

Cependant, compte-tenu des variations inter-individuelles possibles, chez certains patients (patients âgés ou enfants) en cours de traitement ou dans certaines situations (patients fébriles), l'Afssaps a souhaité rappeler aux prescripteurs que pour cet antalgique opioïde puissant à marge thérapeutique étroite, en cas de substitution de dispositifs transdermiques à base de fentanyl (spécialité de référence par spécialité générique, spécialité générique par spécialité de référence ou spécialité générique par spécialité générique), il est particulièrement nécessaire (comme indiqué dans les résumés des caractéristiques de ces produits dans la rubrique mises en garde et précautions d'emploi) :

- De surveiller les patients fébriles à la recherche d'éventuels effets indésirables des opioïdes. En effet, des augmentations importantes de la température corporelle sont susceptibles d'accélérer l'absorption du fentanyl.

- De surveiller attentivement les patients âgés de plus de 65 ans et les enfants âgés de 2 à 16 ans qui peuvent être plus sensibles à la substance active.

Ces mises en garde apparaissent sur le répertoire des médicaments génériques". [Soulignement ajouté]

133. Par conséquent, affirmer, à tout le moins à partir de cette date, qu'il existe un risque quant à la seule substitution du princeps par le générique constitue déjà en soi une pratique destinée à jeter le trouble dans l'esprit des professionnels de santé.

134. La société Janssen-Cilag a appuyé son argumentaire sur la mise en garde que l'AFSSAPS a publiée concomitamment à l'inscription du fentanyl Ratiopharm au répertoire des génériques. Cette mise en garde indique qu'en cas de substitution d'une spécialité à une autre, il convient d'effectuer un suivi médical pour s'assurer que le changement de produit ne cause aucun trouble pour le patient.

135. Or Janssen Cilag a détourné cette mise en garde au profit de son produit en lançant une campagne d'information, notamment auprès des pharmaciens d'officines, en indiquant dans un courrier à leur intention : "le Directeur de l'AFSSAPS a décidé de préciser que tout changement en cours de traitement de système transdermique à base de fentanyl et notamment la substitution de la spécialité de référence du Durogesic par la spécialité générique peut entraîner un risque particulier pour la santé de certains patients dans certaines conditions d'utilisation". [soulignement ajouté] Le membre de phrase "et notamment la substitution de la spécialité de référence du Durogesic par la spécialité générique" ne figure pas dans la mise en garde de l'AFSSAPS. L'adverbe "notamment" pointe en effet la substitution du princeps vers le générique alors que la mise en garde de l'AFSSAPS vise tout type de substitution. La lettre adressée par l'AFSSAPS aux professionnels de santé et notamment aux pharmaciens d'officines et d'hôpitaux précise bien les différents cas de substitution : "(spécialité de référence par spécialité générique, spécialité générique par spécialité de référence ou spécialité générique par spécialité générique)". La société Janssen Cilag ne s'est donc pas contentée de reproduire la mise en garde de l'autorité de santé : elle l'a utilisée et rapportée de manière tronquée et ambigüe au bénéfice de son produit pour souligner auprès des pharmaciens le seul risque de substitution du princeps vers le générique. Cette attitude était susceptible de jeter le discrédit sur le produit générique de Ratiopharm. Enfin, le fait d'avoir diffusé sa première lettre dans la presse professionnelle semble participer d'une démarche identique.

136. Le 12 février 2009, l'AFSSAPS a adressé un courrier à Janssen-Cilag dans lequel l'Autorité de santé écrit : "Il m'a paru nécessaire de formuler auprès de vous ces commentaires, afin de dissiper toute ambiguïté quant à la portée de la décision de l'Agence, qui visait non pas à faire obstacle à toute substitution au moment où l'inscription au répertoire était prononcée mais à appeler l'attention des professionnels de santé sur les précautions nécessaires en cas de changement de spécialité pour ce médicament" [soulignement ajouté]. Cette mise au point adressée spécifiquement à Janssen-Cilag "quant à la portée de la décision de l'Agence" et la référence à "toute ambigüité" sur le contenu de la mise en garde semble viser directement la campagne d'information de Janssen-Cilag et confirmer son inexactitude voire son caractère dénigrant.

137. Sur l'emploi du terme "notamment", Janssen-Cilag indique qu'"il était parfaitement normal que le pharmacien responsable de Janssen-Cilag en charge de la surveillance des cas de pharmacovigilance concernant le Durogesic montre que sa préoccupation concernait plus particulièrement la substitution des produits dont il avait la charge, à savoir celui dont le nom figure sur l'ordonnance et ce d'autant plus qu'à l'époque des faits (novembre) l'initiation allait s'effectuer dans tous les cas sous Durogesic, la substitution ne pouvait par hypothèse intervenir que dans le sens du princeps vers les génériques".

138. Eu égard à la situation du marché (position monopolistique du princeps) au moment où Ratiopharm y apparaît, toute mention relative au risque d'une substitution entre spécialités ne pouvait de toute façon viser que le générique. Par conséquent, toute campagne d'information sur ce thème ne pouvait qu'affecter le fentanyl transdermique de Ratiopharm ou un autre générique. Janssen-Cilag a renforcé l'efficacité de sa campagne en citant de manière tronquée et ambiguë la mise en garde de l'AFSSAPS pour cautionner son argumentaire.

139. Le fait que Janssen-Cilag ait modifié le contenu de sa première lettre (en supprimant le terme "notamment") démontre que celle-ci ne reflétait pas exactement la position de l'AFSSAPS mais au contraire s'en détournait et qu'elle a pu ainsi alimenter une campagne de dénigrement.

140. Enfin, Janssen-Cilag soutient que ces deux courriers du pharmacien responsable de Janssen-Cilag étaient nécessaires pour informer les médecins et pharmaciens de cette mise en garde, puisque personne ne consulte le répertoire des groupes de génériques, où cette mise en garde a été publiée.

141. C'est oublier la communication que l'AFSSAPS a faite elle-même sur cette mise en garde, d'une part, en publiant une lettre le 10 décembre 2008, adressée à tous les professionnels de santé et, d'autre part, en publiant un "point presse" à la même date les informant exactement de la teneur de la mise en garde et indiquant que celle-ci n'avait été adoptée que pour que "la substitution se fasse dans de bonnes conditions".

142. Janssen-Cilag met également en exergue les déclarations de l'adjointe du directeur général de l'AFSSAPS recueillies dans une dépêche APM international du 20 novembre 2008 et qui aurait indiqué : "il est conseillé de ne pas passer de l'un à l'autre, de commencer avec la gamme de la spécialité de référence ou celle du générique mais de s'y tenir dans la suite du traitement" pour soutenir que ces propos confortent la nécessité d'informer sur l'existence d'un risque induit par la substitution, que les lettres successives du pharmacien responsable de Janssen-Cilag, n'auraient fait que reformuler.

143. Il convient tout d'abord de relever que cette position n'est pas celle qu'a prise in fine le directeur général de l'AFSSAPS puisqu'elle n'a pas été reprise dans la mise en garde de l'AFSSAPS, qui n'a évoqué que la nécessité d'effectuer la substitution sous contrôle médical.

144. Il peut aussi être noté que cette déclaration est produite dans une dépêche de presse, qui a pu, soit sortir celle-ci de son contexte, soit la déformer.

145. En tout état de cause, il n'appartient pas à une entreprise en position dominante de se substituer à une autorité de santé. La Commission européenne a souligné dans sa communication sur l'application de l'article 82 du Traité CE qu'"il n'incombe pas à l'entreprise dominante de prendre des initiatives afin d'évincer des produits qu'elle considère, à tort ou à raison, comme dangereux ou inférieurs à son propre produit". Pour aller dans ce sens, la mise en garde de l'AFSSAPS, diffusée par courrier aux professionnels de santé, le 10 décembre 2008, se suffisait largement à elle-même.

146. En outre, Janssen-Cilag ne s'est pas borné à adresser une simple information aux professionnels de santé. Il a mis en œuvre une stratégie de communication auprès des pharmaciens, notamment en multipliant les modalités d'action : communiqué dans la presse professionnelle, envois multiples de courriers aux pharmaciens d'officines, utilisation du réseau des grossistes-répartiteurs, appels téléphoniques répétés, organisation de séminaires.

147. Dans ces conditions, le comportement de Janssen-Cilag n'apparaît pas, à ce stade de l'instruction, comme relevant d'un comportement commercial légitime de défense de ses intérêts commerciaux face à l'arrivée du générique, concurrent de son princeps, et ce, d'autant moins qu'il a été, comme dans l'affaire Schering-Plough, mis en œuvre préalablement à la commercialisation du générique en décembre 2008. La société Janssen-

Cilag reconnaît elle-même dans ses déclarations que les premiers faits se situent "en novembre", le premier courrier publié dans le Quotidien du médecin étant effectivement daté du 27 novembre 2008.

148. En conséquence, les pratiques de Janssen-Cilag, décrites ci-dessus, sous réserve de l'instruction au fond, pourraient être susceptibles d'être qualifiées de dénigrement du générique de Ratiopharm, ayant pour objet d'évincer un produit concurrent du marché. Dans la mesure où elles émanent d'une entreprise en position dominante, elles sont susceptibles d'être considérées comme abusives.

En ce qui concerne l'allégation de prix prédateurs

149. Il ressort des paragraphes 32 à 34 puis 57 à 59 que Janssen-Cilag a proposé des prix bas ou très bas, voire la quasi-gratuité pour plusieurs marchés hospitaliers ainsi qu'aux centrales de référencement des cliniques privées.

150. Au cours de l'instruction, Janssen-Cilag a communiqué ses coûts de revient unitaires et ses prix de transferts par patchs.

151. Si ces éléments permettent de constater prima facie que certaines offres ont été effectuées en dessous du coût de revient unitaire communiqué par Janssen-Cilag ou en dessous du prix de transfert du Durogesic, ils ne sont pas suffisants pour établir, à ce stade de l'instruction, que ces offres de prix ont un caractère "prédateur".

152. L'instruction devra se poursuivre pour apprécier les conditions dans lesquelles ces offres aux hôpitaux et cliniques pourraient être qualifiées d'abusives, de la part d'un opérateur en position dominante.

4. LA DEMANDE DE MESURES CONSERVATOIRES

153. La société Ratiopharm demande, à titre conservatoire, qu'il soit enjoint à la société Janssen-Cilag une série de mesures de nature, selon elle, à faire cesser l'atteinte grave et immédiate qu'elle dénonce. Ces mesures ont été exposées au paragraphe 2 de la présente décision.

154. Selon l'article L. 464-1 du Code de commerce, "l'Autorité de la concurrence peut (...) prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires. Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt du consommateur ou à l'entreprise plaignante (...). Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence".

155. Par ailleurs, dans un arrêt du 8 novembre 2005, la Cour de cassation a rappelé que "des mesures conservatoires peuvent être décidées (...) dans les limites de ce qui est justifié par l'urgence, en cas d'atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, dès lors que les faits dénoncés, et visés par l'instruction, dans la procédure au fond, apparaissent susceptibles, en l'état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire aux articles L. 420-1 ou L. 420-2 du Code de commerce, pratique à l'origine directe et certaine de l'atteinte relevée".

Absence d'atteinte grave et immédiate à l'économie générale, au secteur intéressé ou à l'intérêt des consommateurs

156. En 2008, les dépenses de l'assurance maladie pour les médicaments délivrés en ville représentaient 17,7 milliards d'euro. En 2008, la progression des dépenses s'est stabilisée (-0,6% contre + 4,5 % en 2007) notamment grâce au développement des génériques (905 millions d'euro économisés en 2008 -contre 734 millions en 2007) - à quoi il faudrait ajouter 53 millions d'économies liés à la baisse des prix des princeps à l'expiration des brevets), au déremboursement de produits au service médical rendu insuffisant, et aux différentes actions menées (par exemple pour freiner la prescription d'antibiotiques). Les génériques jouent donc un rôle fondamental dans la modération des dépenses.

157. La société Janssen-Cilag estime que le déficit de l'assurance maladie n'intéresse pas l'Autorité de la concurrence, et que celle-ci n'a pas à défendre l'assurance maladie qui "est tout à fait apte à sauvegarder seule ses intérêts".

158. Toutefois, l'Autorité de la concurrence garantit le bon fonctionnement du marché, même régulé, au bénéfice du consommateur. Or le consommateur cotise à l'assurance maladie qui assure l'essentiel du coût des dépenses de santé. Par conséquent, toute économie réalisée par l'assurance maladie grâce à l'achat de médicaments moins onéreux lui est directement favorable. A contrario, toute entrave au développement des génériques, moins chers que les princeps, lui porte directement atteinte.

159. En ville, le marché du fentanyl transdermique représentait [de 65 à 70] millions d'euro et de [10 à 15] millions à l'hôpital en 2008. Selon les données communiquées par le saisissant, un générique "sensible" a entre 6 % et 30 % de parts de marché la 1ère année. En l'espèce, le générique était 25 % moins cher et le Durogesic remboursé à 65 %. Les pratiques de Janssen-Cilag, évaluées seulement sur trois mois, pour contrer le développement du générique, ont coûté à la Sécurité sociale entre 200 000 euro et 2,55 millions d'euro qui représentent la différence entre ce qu'a remboursé l'assurance maladie et ce qu'elle aurait remboursé si le générique (25 %) moins cher avait obtenu 6 % à 30 % de parts de marché selon la formule de calcul suivante : [(X (33) x 65 (34)-4 (35) =Z) - (Z x 94[1] = 0,70) + (Z- Z x 25 (36) x 6[2] = 11,21) ] ce qui donne 0,17 millions d'euro ou [Z- (Z x X [1] = 7,97) + (Z- Z x 25 x 30[2] = 2,56) = 10,53] ce qui donne 0,85 millions d'euro, soit un résultat se situant entre 170 000 euro [hypothèse basse avec 6 % de part de marché pour le générique] et 855 000 euro [hypothèse haute avec 30 % de part de marché pour le générique].

160. Par conséquent, quand bien même les pratiques de Janssen-Cilag seraient susceptibles de constituer des abus de sa position dominante, elles ne sont pas, en l'état des constatations rassemblées au dossier, de nature à créer une atteinte grave et immédiate à l'économie de la santé et en particulier aux comptes de l'assurance maladie.

Absence d'atteinte grave et immédiate à l'entreprise plaignante

161. La société Ratiopharm est un groupe de dimension mondiale dont le chiffre d'affaires s'est élevé à 1,9 milliards d'euro en 2008, en progression de 5 % par rapport à l'année antérieure. Pour ce qui concerne sa filiale française, Ratiopharm France, son chiffre d'affaires a atteint 139,3 millions d'euro en 2008, en progression de 25 % par rapport à l'année précédente (+ 9 % hors marché hôpital). Même si les difficultés d'entrée sur le marché français que connaît le fentanyl générique de Ratiopharm sont réelles, elles ne sont pas non plus de nature à porter une atteinte grave et immédiate à l'entreprise plaignante.

Conclusion

162. Faute d'une atteinte grave et immédiate à l'un des intérêts protégés par l'article L. 464-1 du Code de commerce, il n'y a pas lieu de prononcer, en tout état de cause, les mesures d'urgence demandées par la société saisissante. Il convient en revanche de poursuivre l'instruction sur les différentes pratiques reprochées à la société Janssen-Cilag France.

DÉCISION

Article 1 : La demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 09-00026 M est rejetée.

Article 2 : Il y a lieu de poursuivre l'instruction de l'affaire au fond enregistrée sous le numéro 09-0025 F.

(1) Déterminé par arrêté ministériel. Le pourcentage de 30 % a été décidé en raison des difficultés de fabrication du patch, du fait qu'il a été le 1er à être commercialisé, des contraintes particulières liées à sa distribution (stupéfiant) . En revanche, à l'hôpital, le prix du générique comme du princeps est libre.

(2) Voir cote 1 028.

(3) "Enquête sectorielle dans le domaine pharmaceutique - rapport préliminaire - 28 novembre 2008" disponible sur le site de la Commission Européenne. Un résumé est publié en français.

(4) Voir cote 547.

(5) Cote 64.

(6) Cote 64.

(7) Cote 64.

(8) Voir PV d'audition, cote 873.

(9) Cote 991.

(10) Cotes 888, 889.

(11) Voir PV d'audition, cote 889.

(12) Source : cote 1 345.

(13) N02AA.

(14) N02AA01.

(15) N02AA02.

(16) N02AA03.

(17) N02AA05.

(18) N02AB03.

(19) N02AB.

(20) N02AB01.

(21) N02AB02.

(22) N02AF.

(23) Existe en cinq dosages de 10 mg à 200 mg.

(24) Existe en sept dosages de 5 mg à 200 mg.

(25) Existe en trois dosages de 20 mg à 100 mg.

(26) 14 000 euros de chiffres d'affaires en 2008.

(27) Cote 225.

(28) Existe en quatre dosages de 4 mg à 24 mg.

(29) Voir page 19 de cette décision disponible sur le site www.OFT-gouv.UK).

(30) Observations de Janssen-Cilag du 18 juin 2009

(31) Pour Janssen-Cilag, le fentanyl en dispositif transdermique représente 12,6 % de son chiffre d'affaires en France. Il s'agit, pour ce laboratoire, du second produit qui génère le chiffre d'affaires le plus important (après le risperdal).

(32) Comme la décision de la Commission dans l'affaire Monsanto-Pharmacia & Upjohn IV. M 1838 (mais il s'agit d'une décision relative à une opération de concentration).

(33) Il s'agit du chiffre d'affaires réalisé en ville.

(34) Il s'agit du pourcentage du remboursement par l'assurance maladie.

(35) Le chiffre d'affaires est divisé par quatre puisque seuls trois mois sont pris en compte pour calculer la durée de la pratique.

[1] Il s'agit de la part de marché du princeps.

(36) Il s'agit de la différence de prix du générique.

[2] Il s'agit de la part de marché du générique.

[1] Il s'agit de la part de marché du princeps.

[2] Il s'agit de la part de marché du générique.