Cass. com., 13 octobre 2009, n° 08-18.224
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Spie (Sté), Spie SCGPM (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, Président du Conseil de la concurrence, Eiffage Construction, Société industrielle de constructions rapides, Vinci Construction, Dumez Construction, Fougerolle, Conseil régional d'Ile-de-France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Favre
Rapporteur :
Mme Michel-Amsellem
Avocat général :
Mme Batut
Avocats :
SCP Richard, SCP Delaporte, Briard, Trichet, SCP Piwnica, Molinié
LA COUR : - Statuant tant sur le pourvoi principal formé par les sociétés Spie et Spie SCGPM que sur les pourvois incidents relevés par les sociétés SICRA, Dumez Construction et Vinci Construction, venant aux droits de la société GTM-BTP ; - Attendu, selon l'arrêt attaqué, (Paris, 3 juillet 2008), que saisi à quatre reprises par le Conseil régional d'Ile-de-France (le CRIF) et par une saisine d'office, de diverses pratiques d'entente mises en œuvre dans le cadre de la construction ou la réhabilitation du patrimoine immobilier scolaire de la région Ile-de-France, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, par une décision n° 07-D-15 du 9 mai 2007, retenu que quatorze entreprises avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et infligé à treize d'entre elles des sanctions pécuniaires ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal formé par les sociétés Spie et Spie SCGPM : - Attendu que les sociétés Spie et Spie SCGPM font grief à l'arrêt d'avoir dit qu'elles ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de leur avoir infligé des sanctions pécuniaires, alors, selon le moyen : 1°) que si le demandeur doit, lorsque la déclaration d'appel ne contient pas l'exposé des moyens invoqués, déposer cet exposé au greffe dans les deux mois qui suivent la notification de la décision du Conseil de la concurrence, il n'en reste pas moins recevable, lorsqu'il a satisfait à cette exigence, à invoquer des moyens nouveaux passé ce délai ; qu'en déclarant néanmoins irrecevables les moyens présentés par les sociétés Spie et Spie SCGPM dans leurs mémoires en réponse du 20 mars 2008, motif pris de ce que ce mémoire avait été déposé plus de deux mois après la déclaration d'appel, bien que les sociétés Spie et Spie SCGPM aient déposé, dans les deux mois de la déclaration d'appel, un premier mémoire contenant l'exposé des moyens invoqués, de sorte qu'elles étaient recevables à invoquer de nouveaux moyens ultérieurement, la cour d'appel a violé l'article R. 464-12 du Code de commerce ; 2°) que le Conseil régional d'Ile-de-France avait déposé le 17 janvier 2008, soit postérieurement au délai de deux mois à compter de la notification de la décision du Conseil de la concurrence, un mémoire invoquant une délibération du 16 décembre 2005, autorisant son président à ester en justice, et avait produit cette délibération au soutien de son mémoire, afin de justifier de la recevabilité de la saisine du Conseil de la concurrence par son président ; que le moyen invoqué par elles dans leurs mémoires en réplique du 20 mars 2008, tendant à contester la recevabilité des saisines du Conseil de la concurrence au regard de cette délibération était par conséquent recevable, ce moyen ayant pour objet de répondre à un moyen invoqué par le Conseil régional d'Ile-de-France ; qu'en déclarant néanmoins ce moyen irrecevable, comme ayant été invoqué plus de deux mois après la notification de la décision du Conseil de la concurrence, la cour d'appel a violé l'article R. 464-12 du Code de commerce ; 3°) que le Conseil de la concurrence avait déposé le 19 février 2008, soit plus de deux mois après la notification de la décision du Conseil de la concurrence, un mémoire invoquant une entente généralisée continue sur l'ensemble des marchés ; que le moyen invoqué par elles dans leurs mémoires en réplique du 20 mars 2008 avait pour objet de contester le prétendu caractère généralisé et continu de l'entente invoquée, dont il se déduisait que l'action exercée à leur encontre était prescrite ; que le moyen tiré de la prescription était par conséquent recevable, bien que formulé plus de deux mois après la notification de la décision du Conseil de la concurrence ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé l'article R. 464 12 du Code de commerce ;
Mais attendu que les sociétés Spie et Spie SCGPM n'ayant présenté, dans le délai de deux mois suivant la notification de la décision du Conseil, aucun moyen relatif à la recevabilité des saisines du CRIF, à l'incompatibilité de la transmission des pièces du dossier pénal avec les principes du procès équitable, ou à la prescription des pratiques qui leur étaient reprochées, c'est à bon droit que la cour d'appel faisant application des dispositions de l'article R. 464-12 du Code de commerce a déclaré irrecevables les moyens nouveaux invoqués par ces sociétés dans leurs mémoires en réplique du 20 mars 2008 ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le premier moyen, pris en ses première, deuxième, troisième et sixième branches du pourvoi incident relevé par les sociétés Dumez Construction et Vinci Construction : - Attendu que ces sociétés font grief à l'arrêt d'avoir décidé qu'elles ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et d'avoir en conséquence condamné la société Vinci Construction venant aux droits de la société GTM-BTP au paiement d'une amende, alors selon le moyen : 1°) qu'en vertu du principe d'égalité des armes, chaque partie doit avoir la possibilité raisonnable d'exposer sa cause dans les conditions qui ne la désavantagent pas d'une manière appréciable par rapport à la partie adverse ; que désavantage de manière appréciable les entreprises poursuivies devant le Conseil de la concurrence la circonstance selon laquelle seule cette autorité administrative, à l'exclusion des personnes poursuivies, dispose de la faculté de se faire communiquer par les juridictions d'instruction ou de jugement des procès-verbaux ou rapports d'enquête ayant un lien direct avec les faits elle est saisie ; qu'en jugeant néanmoins régulière la procédure de transmission du dossier pénal, la cour d'appel a violé l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 2°) qu'en vertu du principe d'égalité des armes, chaque partie doit avoir la possibilité raisonnable d'exposer sa cause dans les conditions qui ne la désavantagent pas d'une manière appréciable par rapport à la partie adverse ; que désavantagent de manière appréciable les entreprises poursuivies devant le Conseil de la concurrence la consultation de l'entier dossier de l'instruction par les membres du Conseil tel le rapporteur, puis la sélection, par ses soins, des pièces qu'il décide d'en extraire, dès lors que les entreprises ne peuvent s'assurer que d'autres pièces, de nature à démontrer leur absence de participation aux faits, n'ont pas été écartées de la sélection opérée par le rapporteur ; qu'après avoir constaté que seul le rapporteur avait pu consulter le dossier pénal et, partant, sélectionner personnellement les pièces qu'il jugeait utiles, ce dont résultait un déséquilibre significatif au détriment des entreprises poursuivies dépourvues d'un droit équivalent, peu important à cet égard que le juge d'instruction eût agréé a posteriori la transmission de ces pièces comme présentant une relation directe avec les faits dont le Conseil de la concurrence était saisi, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, en violation de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 3°) que si les juridictions d'instruction et de jugement peuvent communiquer, à la demande du Conseil de la concurrence, les procès-verbaux ou rapports d'enquête ayant un lien direct avec les faits dont le Conseil de la concurrence est saisi, le rapporteur du Conseil de la concurrence ne peut consulter, sur l'invitation du juge d'instruction, que les pièces ayant, selon l'appréciation de ce magistrat, un lien direct avec les faits dont est saisi le Conseil de la concurrence ; qu'après avoir expressément constaté que le rapporteur avait été admis à consulter l'ensemble du dossier pénal, et non les seules pièces préalablement sélectionnées par le magistrat instructeur comme présentant, dans son opinion, un lien direct avec les faits poursuivis, la cour d'appel, qui a néanmoins jugé régulière la communication du dossier pénal, n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, en violation de l'article L. 463-5 du Code de commerce ; 4°) que le juge d'instruction peut communiquer au Conseil de la concurrence les pièces ayant, selon l'appréciation de ce magistrat instructeur, un lien direct avec les faits dont est saisi le Conseil de la concurrence ; qu'en affirmant que le magistrat instructeur avait mis à profit, pour s'assurer de la relation directe des pièces demandées avec les faits dont le Conseil de la concurrence était saisi, le délai écoulé entre l'invitation faite au rapporteur à prendre connaissance du dossier pénal, date à laquelle, par hypothèse, les pièces n'étaient pas encore sélectionnées ni, a fortiori, demandées, et la transmission effective des pièces par le magistrat instructeur, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article L. 463-5 du Code de commerce ;
Mais attendu, en premier lieu, que la prérogative permettant au Conseil de demander, pour accomplir sa mission de protection de l'ordre public économique, aux juridictions d'instruction et de jugement la communication des procès-verbaux ou rapports d'enquête ayant un lien direct avec des faits dont il est saisi, lesquels sont à la suite de la notification des griefs, communiqués aux parties et soumis au débat contradictoire, ne constitue pas par elle-même une atteinte au principe de l'égalité des armes ;
Attendu, en deuxième lieu, que l'arrêt retient que même si seul le rapporteur a été admis à consulter le dossier ce qu'impose l'article 11 du Code de procédure pénale relatif au secret de l'instruction, il est constant que les pièces sur lesquelles il a fondé les griefs ont fait l'objet d'un inventaire, qu'elles ont été cotées, versées au dossier, proposées à la consultation et soumises à la contradiction des parties poursuivies et que ces dernières ont, après la notification des griefs, disposé de la faculté de présenter des moyens et de produire les documents qu'elles estimaient utiles à la défense de leurs intérêts ; qu'en l'état de ces constatations et énonciations dont elle déduit que la communication des pièces émanant de la procédure pénale obtenue conformément aux dispositions de l'article L. 463-5 du Code de commerce, n'a pas été effectuée en violation du principe de l'égalité des armes, la cour d'appel n'a pas méconnu les dispositions invoquées ;
Et attendu, en troisième lieu, que c'est à bon droit que l'arrêt retient qu'aucune irrégularité ne saurait résulter de ce que, à la suite de la demande du Conseil, le juge d'instruction a informé le rapporteur qu'il pouvait prendre connaissance du dossier puis lui a transmis les pièces demandées après s'être assuré de leur relation directe avec les faits dont le Conseil était saisi ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le quatrième moyen du pourvoi principal formé par les sociétés Spie et Spie SCGPM : - Attendu que ces sociétés font le même grief à l'arrêt, alors selon le moyen : 1°) que les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionnés ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées ; qu'elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ; qu'en se bornant à affirmer qu'eu égard à sa participation à dix-huit appels d'offres, à l'obtention de deux marchés pour un montant global de 435 millions de francs et à son chiffre d'affaires pour l'année 2005 de 21 563 195 euro, la sanction prononcée, de 1 078 000 euro, était proportionnée et devait être maintenue, sans rechercher de façon concrète la gravité des faits reprochés à titre individuel à la société Spie SA, l'importance du dommage causé à l'économie par la société Spie SA, la situation particulière de la société Spie SA et une éventuelle réitération de pratiques prohibées conduisant la cour à sanctionner la société Spie SA au maximum de la sanction, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 464-2 du Code de commerce ; 2°) les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionnés ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées ; qu'elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ; qu'en se bornant à affirmer que la société Spie SGCPM ayant soumissionné à neuf marchés et en ayant tenu deux pour un montant de 201 millions de francs, et ayant déclaré un chiffre d'affaires hors taxes de 146 834 482 euro, il convenait de maintenir à son encontre la sanction de 7 341 000 euro correspondant au maximum de la sanction, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 464-2 du Code de commerce ;
Mais attendu, d'une part, qu'après avoir précisé que la société Spie venait aux droits de la société Spie construction, auteur des pratiques sanctionnées, l'arrêt relève qu'il était démontré que cette dernière avait participé à l'entente dès le début et accepté à de nombreuses reprises, lorsqu'elle n'était pas attributaire, de déposer des offres de couverture, qu'elle avait obtenu deux marchés pour un montant global de 435 millions de francs (66 412 213 euro) et que la société absorbante Spie avait réalisé un chiffre d'affaires de 21 563 195 euro pour l'année 2005 ; que la cour d'appel, qui n'avait pas à rechercher d'autres éléments d'individualisation de la sanction qui était infligée à la société Spie en sa seule qualité d'absorbante de la société auteur des pratiques, a légalement justifié sa décision ;
Attendu, d'autre part, qu'après avoir rappelé, d'un côté, l'extrême gravité des pratiques s'agissant de la répartition occulte des appels d'offres sur les marchés de construction les plus importants de la région Ile-de-France, pour un montant total de 10 milliards de francs (1 526 717 550 euro) et se singularisant par leur durée, leur complexité et leur caractère répété, de l'autre, le dommage exceptionnel causé à l'économie résultant du surcoût engendré par les pratiques sur les marchés en cause, l'arrêt précise que la société Spie SCGPM ayant soumissionné à neuf marchés et en ayant obtenu deux pour un montant de 201 millions de francs (30 687 023 euro), a réalisé un chiffre d'affaires hors taxes de 146 834 482 euro en 2005 ; qu'ayant ainsi caractérisé la gravité des pratiques, le dommage à l'économie, et recherché les éléments propres à la situation individuelle de la société Spie SCGPM, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le troisième moyen du pourvoi incident relevé par les sociétés Dumez Construction et Vinci Construction et le troisième moyen du pourvoi incident relevé par la société SICRA, réunis : - Attendu que ces sociétés font le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen : 1°) que le dommage à l'économie s'entend du rapport entre la perturbation d'un secteur et le gain global que retirent du marché l'ensemble des consommateurs et des entreprises ; qu'en résumant le dommage à l'économie à un supposé surcoût du prix des marchés considérés, sans évaluer l'atteinte portée au gain global procuré par le marché à l'ensemble des consommateurs et des entreprises, pour procéder à l'évaluation du dommage à l'économie, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article L. 464-2 du Code de commerce ; 2°) qu'à supposer que le dommage à l'économie se confonde avec un accroissement du coût du marché considéré, il ne peut être caractérisé, tant dans son principe que dans son ampleur, qu'à la condition de déterminer, préalablement, le juste coût du marché ; que en se bornant à énoncer, pour juger le dommage à l'économie constitué et fixer les sanctions en fonction ce paramètre, que "seul le fonctionnement normal de la concurrence et l'incertitude sur le montant des offres proposées par les concurrents sont de nature à garantir l'obtention du juste prix", sans jamais indiquer quel aurait été ce juste prix, la cour d'appel s'est déterminée par un motif impropre à justifier l'existence et mesurer l'ampleur du dommage à l'économie qu'elle devait pourtant évaluer pour fixer les sanctions, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 464-2 du Code de commerce ;
Mais attendu qu'ayant relevé, par motifs propres et adoptés, que l'importance du dommage à l'économie causé par les pratiques résulte, d'une part, de ce qu'elles ont permis aux entreprises en cause d'accroître considérablement leurs marges par rapport à celles couramment obtenues dans ce secteur et ce au détriment du contribuable, d'autre part, de l'affranchissement complet d'un secteur d'activité des règles de concurrence, de troisième part, du montant exceptionnel des marchés en cause, qui s'est élevé à 10 milliards de francs (1 526 717 550 euro) et a représenté une part importante du secteur du BTP en Ile-de-France, la cour d'appel qui n'encourt pas les griefs du moyen a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;
Et attendu que les deuxième et troisième moyens du pourvoi principal, les premier et deuxième moyens du pourvoi incident relevé par la société SICRA, le premier moyen pris en ses quatrième et cinquième branches et le deuxième moyen du pourvoi incident relevé par les sociétés Dumez Construction et Vinci Construction ne seraient pas de nature à permettre l'admission des pourvois ;
Par ces motifs : Rejette.