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Décisions

ADLC, 10 novembre 2009, n° 09-D-33

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à des pratiques mises en œuvre par la société Chep France dans le secteur de la location-gestion de bacs plastiques et de palettes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Constance Valigny, l'intervention orale de M. Stanislas Martin, rapporteur général adjoint, par Mme Anne Perrot, vice-présidente, présidente de séance, Mme Elisabeth Flüry-Hérard, M. Patrick Spilliaert, vice-présidents.

ADLC n° 09-D-33

10 novembre 2009

L'Autorité de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre, enregistrée le 8 novembre 2006 sous le numéro 06/0080 F par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Chep France dans le secteur de la location- gestion de bacs plastiques et de palettes ; Vu l'article 82 du traité instituant la Communauté européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce modifié ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; Le rapporteur, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 7 octobre 2009 ; Adopte la décision suivante :

1. A la suite d'une plainte déposée par l'interprofession des fruits et légumes (ci-après " Interfel ") auprès de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (ci-après " DGCCRF "), la brigade interrégionale d'enquêtes de concurrence de Lille a été chargée d'examiner les pratiques de la société Chep France, société spécialisée dans la location-gestion de bacs en plastiques et de palettes, destinés à transporter les marchandises et à les protéger lors de leur expédition.

2. Par lettre enregistrée le 8 novembre 2006 sous le numéro 06/0080 F, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Chep France et susceptibles d'être qualifiées au regard des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité de l'Union européenne, dans le secteur de la location-gestion de bacs plastiques et de palettes.

3. La saisine ministérielle ainsi que le rapport d'enquête portent sur deux marchés : la location-gestion de bacs en plastique, d'une part, celle de palettes, d'autre part. Toutefois, le rapport d'enquête, après avoir décrit les bacs en plastique et les intervenants sur ce marché, écarte l'existence de pratiques abusives : " La situation concurrentielle apparaît différente sur le marché de la location-gestion des bacs et sur celui de la location-gestion des palettes. Le secteur de la location-gestion des bacs comporte des flux mieux identifiés que celui des palettes, il y a moins de pertes, et moins de litiges possibles. Les interventions auprès des acteurs de la filière fruits et légumes montrent une utilisation beaucoup moins systématique des bacs en plastique. Ce n'est pas un support incontournable, et pour ceux qui utilisent les bacs en plastique, notamment ceux de la société Chep France, ils n'ont pas fait état de difficultés sur ce sujet qui pourraient laisser penser à un comportement abusif de tel ou tel loueur ".

4. Par ailleurs, dans sa conclusion générale, le rapport d'enquête ne présente que des pratiques mises en œuvre sur le marché de la location-gestion de palettes. Il y a donc lieu de considérer que la saisine ministérielle est limitée à ce dernier marché.

I. Constatations

A. LE SECTEUR D'ACTIVITE

1. L'ACTIVITE

a) Le produit et son utilisation

5. L'avis n° 00-A-17 du 4 juillet 2000 du Conseil de la concurrence relatif au projet d'acquisition par la société Chep France de la société Logistic Packaging Return (ci-après LPR) présente les palettes en ces termes : " Selon la définition qui en est donnée par le Centre technique du bois et de l'ameublement (CTBA), les palettes (comme les caisses- palettes et les caisses) appartiennent à la "famille des emballages en bois" " dont " le but premier est de protéger les marchandises des chocs et intempéries qui peuvent survenir lors du transport, des manutentions et du stockage ". Elles sont constituées "d'un plateau rectangulaire sur lequel est entreposée une certaine quantité de marchandises constituant une unité de charge". Ce sont des supports de manutention, de stockage et de transport pour des produits conditionnés. Conçues pour être manipulées par chariot élévateur, elles permettent de réduire les temps de manutention. Sous le plateau des palettes, deux ou quatre entrées permettent l'introduction des fourches des chariots élévateurs. Elles jouent aussi, dans la grande distribution, un rôle de plus en plus important dans la présentation des produits. Empilables, elles permettent d'économiser des surfaces au sol dans les entrepôts. Engendrant d'importants gains de productivité, la palettisation a un coût non négligeable : entre 5 et 7 % du budget logistique des entreprises, qui représente lui-même de 8 à 20 % de leur chiffre d'affaires global ".

6. Il existe deux grands types de palettes : les palettes dites perdues, qui sont conçues pour une unique rotation (1), et les palettes multi-rotations. Ces deux produits diffèrent essentiellement par leur qualité et leur solidité. Selon l'avis n° 00-A-17 du Conseil de la concurrence : " Plus résistantes, les palettes multi-rotations sont destinées à être réutilisées plusieurs fois après la première livraison des produits "palettisés" chez le client. Elles reçoivent alors d'autres produits et sont expédiées à d'autres clients. Chaque étape, allant du chargement à la livraison des marchandises "palettisées", correspond à une rotation ou "mouvement" ".

7. Les palettes ont différentes tailles, les quatre principales étant :

. 80 cm x 120 cm (la palette de référence) ;

. 100 cm x 120 cm (utilisée principalement par l'industrie des boissons et le secteur des fruits et légumes) ;

. 80 cm x 60 cm ;

. 100 cm x 60 cm.

8. Ces dimensions ne correspondent pas réellement à des usages spécifiques. Elles sont susceptibles d'être utilisées par tous les secteurs, d'une part, et commercialisées par tous les offreurs, d'autre part.

b) Les différents systèmes de palettes

9. Outre les palettes perdues, un expéditeur dispose de trois options s'il souhaite envoyer sa marchandise sur des palettes :

. les palettes du pool Europe (ou " EPAL ") ;

. les palettes de pools privatifs ;

. les palettes de pools locatifs.

10. Les palettes du pool Europe, créées initialement pour développer la " palettisation " du fret, correspondent à un cahier des charges précis. Elles sont blanches et estampillées " EPAL SNCF EUR ". Leur utilisation se fait via un système d'échange : un industriel en achète un certain nombre, les utilise pour expédier sa marchandise, et en récupère des vides, équivalentes, chez son client. Au niveau européen, le parc de palettes du pool Europe s'élevait à 40 millions d'unités en 2004.

11. Les palettes de pools privatifs sont achetées par une entreprise et servent à ses besoins propres. Elles peuvent parfois faire l'objet d'un système d'échange au niveau du secteur, à l'instar des palettes " Galia " utilisées dans le secteur automobile, et leur gestion peut être, pour partie, externalisée (transport, maintenance...).

12. Les palettes de pools locatifs appartiennent à des entreprises dont l'activité consiste à les louer et à gérer leur mise à disposition, leur récupération, leur entretien et leur réparation. Chep France est l'un des loueurs-gestionnaires de palettes en France. Dans son avis n° 00-A-17, le Conseil de la concurrence décrit cette activité en ces termes :

" L'activité de location-gestion de flux de palettes consiste à mettre à la disposition du client, dit "chargeur", c'est-à-dire l'industriel qui livre ses marchandises, les palettes dont il a besoin, dans le format souhaité, sur la base d'une commande effectuée par ce client la semaine n-1 pour la semaine n. Le gestionnaire de flux livre les palettes chez le chargeur ; ce dernier n'a plus ensuite à se préoccuper des palettes et n'a pas à gérer leur retour chez le loueur-gestionnaire. Sa seule obligation est d'indiquer à ce dernier les lieux de livraison des marchandises chargées sur les palettes louées (lieux d'utilisation finale), afin qu'il les récupère en bout de chaîne dans les points de livraison agréés (entrepôts ou magasins de la grande distribution, CHR (2), collectivités et établissements Industriels).

Le gestionnaire collecte alors ses palettes identifiables par leur couleur (bleue pour Chep, rouge pour LPR, brique pour Logipal), les transfère dans ses entrepôts ou ceux de ses sous-traitants, leur fait subir un contrôle systématique (tri et contrôle) avant leur "recyclage" dans le circuit du "pool". Toutes les palettes passent au contrôle de qualité ; celles qui ne sont pas estimées conformes aux normes définies par un cahier des charges sont réparées à l'issue du tri (lavage, séchage, peinture, réparation), avant d'être "remises" dans le circuit, de façon à livrer les industriels dont les établissements sont les plus proches possible de l'entrepôt du loueur-gestionnaire, ce qui minimise les frais de transport. Les opérations de livraison, collecte, tri et maintenance sont parfois sous- traitées à un réseau de transporteurs et prestataires logistiques.

Le service qui est proposé aux clients est donc un service logistique intégré, qui consiste à gérer et à optimiser des flux et à fournir des conseils (propositions des palettes les plus adaptées ; simplification des flux ; proposition d'organisation des opérations matérielles et de réseaux informatiques). Il implique la gestion de systèmes informatiques (systèmes EDI (3)) pour régler les relations entre clients et gestionnaires et maîtriser les mouvements de palettes, depuis les entrepôts du gestionnaire jusqu'à leur lieu de relocalisation ; il effectue notamment l'édition, à destination des chargeurs, du bilan de leurs livraisons et d'informations sur l'état des stocks. La société Chep se définit elle-même comme "une compagnie de systèmes d'information qui loue des équipements" (Bob Moore - CEO, Chep International). "

13. En France, le parc géré par des loueurs est estimé entre 40 et 50 millions de palettes.

14. Chep a produit une analyse, se fondant notamment sur des données provenant du Centre technique du bois et de l'ameublement, estimant le volume global de mouvements de palettes en 2004 et 2006. La figure 1 ci-après présente les éléments fournis par Chep.

<emplacement tableau>

15. La part des mouvements assurés par la location-gestion de palettes dans l'ensemble des mouvements de palettes en 2004 serait donc comprise entre 15 % (estimations Ademe) et 36 % (estimations de Chep), celle des mouvements assurés par Chep elle-même entre 10 et 23 %.

2. LES ACTEURS DE LA LOCATION-GESTION DE PALETTES

16. La location-gestion de palettes en France est caractérisée par une offre relativement concentrée (trois entreprises proposent des prestations de gestion-location de palettes en France) et une demande très diversifiée.

a) Les offreurs

17. Chep France est le leader français de la location-gestion de palettes. Il s'agit d'une filiale du groupe Chep (" Commonwealth Handling Equipment Pool ") qui appartient lui-même au groupe australien Brambles, dont l'activité est la fourniture de matériel pour l'industrie. Chep France a été créé en 1980 et a commencé son activité en 1981.

18. Deux concurrents s'opposent à Chep sur le marché de la gestion-location de palettes : IPP Logipal (ci-après " IPP ") et LPR. IPP est la succursale d'IPP Logipal, société dont le siège est implanté aux Pays-Bas, elle-même appartenant au groupe Faber Halbertsma Group, qui est le plus grand fabricant de palettes neuves en Europe. LPR est une filiale du groupe d'origine française LPR, créée en 1992, et spécialisée dans la location de palettes pour la grande distribution.

19. Les principales caractéristiques des trois concurrents sont présentées dans le tableau 1 ci-après.

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20. Les utilisateurs de palettes sont très divers, et recouvrent toutes les activités nécessitant de transporter des marchandises sous une forme conditionnée. Cela va de l'industrie à l'agriculture, en passant par nombre d'intermédiaires tels que des importateurs, des exportateurs ou des négociants.

21. Il existe donc une hétérogénéité des clients de la location-gestion, notamment de leurs besoins, tant en termes de volume d'activité avec les loueurs-gestionnaires que de lieux de destination. A titre d'exemple, la figure 2 ci-après montre la prépondérance des " petits clients " en 2001 (4), représentant des chiffres d'affaires de moins de 50 000 euro réalisés avec Chep, alors que les gros clients représentaient plus de la moitié du chiffre d'affaires global de l'entreprise. Chep rappelle à cet égard que " environ 2 % des clients font 50 à 60 % du CA, environ 80 % des clients font 12 % du CA ".

<emplacement tableau>

22. L'hétérogénéité porte également sur le type de besoins des clients, notamment en termes de destinations. D'après les dirigeants de Chep, " plus de 90 % des volumes sont collectés sur 200 points seulement. Plus de 10 000 "Distributeurs" ne reçoivent qu'une palette par an ". La figure 3 ci-après présente la multiplicité des lieux de destination des palettes.

<emplacement tableau>

En abscisse : huit catégories classant les destinataires selon le nombre de palettes qu'ils ont reçues.

En bleu : la quantité moyenne de palettes reçues pour un destinataire de chaque catégorie.

En rouge : le nombre de destinataires dans chaque catégorie.

23. Au-delà de l'hétérogénéité en termes de chiffre d'affaires et de destinations, une distinction peut être établie entre les clients qui commandent directement des palettes au loueur- gestionnaire, et certains destinataires qui, alors qu'ils en ont reçues, contractent avec le prestataire afin de pouvoir les réutiliser (par exemple, des grossistes ou des centrales de grandes surfaces qui veulent pouvoir envoyer la marchandise vers leurs magasins).

Le secteur à l'origine de l'enquête : les fruits et légumes

24. L'enquête ayant conduit à la saisine du ministre a été ouverte à la suite d'une plainte des professionnels de la filière fruits et légumes, plus précisément d'une association les regroupant, Interfel. Créée en 1976, Interfel rassemble et représente à parité les collèges des organisations professionnelles de la production et de la distribution des fruits et légumes frais, incluant notamment toutes les acteurs des stades intermédiaires de la filière, tels que les grossistes.

25. Interfel estime qu'il existe une spécificité dans la demande de palettes des expéditeurs de fruits et légumes, spécificité due d'une part au produit (denrées périssables, qui doivent être transportées rapidement et manipulées délicatement, incertitude sur les volumes et la planification des expéditions due à la saisonnalité...), d'autre part au réseau de distribution, comprenant de nombreux grossistes.

26. Entre 2002 et 2005, l'expédition de fruits et légumes représentait environ 9 % de l'ensemble des mouvements de palettes assurés par les loueurs-gestionnaires, et environ 11 % du chiffre d'affaires global du marché de la location-gestion.

27. La production de fruits et légumes diffère d'autres secteurs utilisateurs de palettes du fait de la présence de grossistes, qui constituent un élément intermédiaire dans la chaîne d'expédition des produits, élément situé entre les expéditeurs et de nombreux acheteurs. La moitié de la distribution des fruits et légumes passe par les grossistes. Cette catégorie d'acheteurs est source de difficultés importantes dans le suivi des flux par les loueurs- gestionnaires, notamment dans la récupération de palettes déchargées. LPR a ainsi choisi de ne plus travailler avec cette filière, expliquant ce choix de la manière suivante :

" LPR a travaillé dans le secteur des fruits et légumes de 2000 à 2004. Pendant cette période, LPR a rencontré de nombreuses difficultés liées notamment à :

. des fortes pertes de palettes,

. des impayés,

. une impossibilité de responsabiliser les acteurs à la bonne gestion des retours de palettes ".

28. L'ensemble des offreurs partagent ce point de vue sur les grossistes de fruits et légumes. Ainsi, IPP a choisi de ne travailler qu'avec des clients s'engageant à livrer uniquement la grande distribution. Elle évite ainsi d'avoir à assurer le suivi d'envois vers des grossistes qui, selon son directeur général, perdent un grand nombre de palettes.

3. LE FONCTIONNEMENT DE LA LOCATION-GESTION DE PALETTES

29. Les trois prestataires de location-gestion procèdent de manière similaire. Le loueur met des palettes à la disposition d'un client lui en ayant fait la demande, client appelé l'" émetteur ". Les palettes sont louées depuis cette mise à disposition jusqu'au transfert à leur destinataire, appelé " distributeur ". L'émetteur doit déclarer ce transfert au loueur, en précisant la date, le lieu, la quantité et le type de palettes transférées.

30. Le loueur récupère ses palettes chez le distributeur, les contrôle, les répare si nécessaire, puis les renvoie à un émetteur. Tous les flux de palettes sont suivis précisément par le loueur-gestionnaire, sauf lorsqu'elles se trouvent entre l'émetteur et le distributeur. En effet, le loueur ne peut contrôler ni les envois irréguliers à des distributeurs, ni l'éventuel usage frauduleux que ces derniers pourraient en faire, en les utilisant pour transporter de la marchandise vers leurs propres clients sans passer un contrat avec le loueur pour devenir à leur tour émetteurs.

31. Ce fonctionnement est résumé par la figure 4 ci-après.

<emplacement tableau>

1 : L'émetteur expédie au distributeur de son choix les palettes louées au loueur-gestionnaire.

2 : S'il le souhaite, le distributeur 1 peut, sous réserve de contracter avec le loueur-gestionnaire, réutiliser ces palettes pour les envoyer vers un autre distributeur.

3 et 4 : Le loueur-gestionnaire collecte les palettes là où elles ont été envoyées.

5 : Le loueur-gestionnaire trie les palettes et répare celles qui en ont besoin.

6 et 7 : Le loueur-gestionnaire met à disposition d'un émetteur les palettes.

32. Le fonctionnement de ce type de prestation repose sur la bonne foi des émetteurs, qui déclarent le lieu de leurs expéditions. En effet, les palettes n'étant pas numérotées, il est impossible de contrôler le lieu déclaré, ni même la date. Les flux, d'une part, entre émetteur et distributeur, d'autre part entre deux distributeurs (1 et 2 sur la figure 4) sont donc susceptibles d'être mal appréhendés par le loueur-gestionnaire. Mais ce système repose également sur la coopération du distributeur, qui, bien que non cocontractant avec le loueur-gestionnaire, doit lui remettre les palettes, et, surtout, ne pas s'en servir pour son propre usage sans passer de contrat, ce qui semble arriver fréquemment aux dires des trois offreurs, en particulier chez les grossistes en fruits et légumes. Dans ces conditions, le loueur-gestionnaire court un risque important de ne jamais récupérer ses palettes (flux 3 et 4 sur la figure 4).

B. LES PRATIQUES

1. LES PRATIQUES DENONCEES INITIALEMENT PAR INTERFEL

33. Dans une note adressée le 28 janvier 2005 à l'enquêteur chargé du dossier, Interfel précise les pratiques mises en œuvre par la société Chep dans son activité de location-gestion de palettes dans le secteur des fruits et légumes.

34. Le rapport administratif d'enquête résume ainsi la position de la plaignante : " Selon Interfel, Chep France a pratiqué auprès des expéditeurs de fruits et légumes des conditions commerciales prédatrices de 1990 à 2002, fondées sur des tarifs de location bas et une gestion approximative de ses matériels, ce qui aurait provoqué le retrait d'un concurrent, LPR, du secteur des fruits et légumes. Toujours selon Interfel, Chep France abuserait de sa position dominante en fondant depuis 2003 une part plus importante de son chiffre d'affaires sur de nouvelles majorations tarifaires, qui seraient appliquées pour compenser des pertes de palettes au niveau des destinataires (grossistes) ainsi que le surcoût de la récupération des palettes chez les grossistes qui en reçoivent peu ".

35. Depuis lors, la position d'Interfel a notablement varié. La dernière version est précisée dans une note du 11 mars 2009. Rappelant une série de faits antérieurs à 2003, qu'elle analyse comme constitutifs d'une pratique de prédation, Interfel met l'accent sur les pratiques de Chep France depuis 2003, pouvant se résumer ainsi :

. des prix trop élevés (mise en place d'un loyer jour, hausses de tarifs répétées, facturation des ICPJ (5)) ;

. la trop grande complexité des tarifs, estimant que certaines charges sont incompréhensibles, mentionnant notamment à titre d'exemple " charges pour déclaration tardive " ;

. la mauvaise exécution par Chep de ses prestations (dysfonctionnements concernant les inventaires, dysfonctionnement des services de facturation, mauvaise organisation du ramassage).

36. Force est de constater qu'aucun de ces reproches ne peut faire l'objet d'une qualification anticoncurrentielle en l'espèce, dans la mesure où :

. jusqu'à très récemment, Chep était déficitaire sur son activité palettes, ce qui exclut la mise en œuvre de prix abusivement élevés ;

. la complexité des tarifs obéit à une logique économique qui sera développée infra ;

. les dysfonctionnements concernant les inventaires, les services de facturation et la mauvaise organisation du ramassage renvoient plus à l'organisation interne de Chep et à d'éventuels litiges commerciaux qu'à des questions de concurrence.

2. LES ELEMENTS RELEVES DANS LE RAPPORT D'ENQUETE ET SUR LESQUELS SE FONDE LA SAISINE MINISTERIELLE

37. Les pratiques reprochées par la saisine seraient de deux types : à titre principal, la mise en œuvre par Chep France de prix prédateurs, de 2001 à 2003, et, à titre subsidiaire, une différence de traitement par Chep des différentes catégories d'acteurs : les grossistes, la grande distribution et les clients expéditeurs.

a) La pratique alléguée de prédation

Les modifications de tarifs et de prestations

La situation avant 2003

38. Jusqu'à fin 2002, le prix payé par un client de Chep comprenait un tarif de base de location, pouvant varier légèrement d'un client à l'autre au gré des négociations commerciales, d'une part, du nombre de jours d'immobilisation (temps s'écoulant entre la mise à disposition et le transfert au destinataire) de la palette inclus dans le forfait, d'autre part. Entre 1999 et 2002, ce tarif était compris entre 3 et 4 euro pour une palette 100 cm x 120 cm livrée. A ce tarif de base pouvait s'ajouter une ICPJ (Indemnité Compensatrice de Perte de Jouissance) d'un montant de 14,30 euro si l'expéditeur envoyait sa palette vers un destinataire non agréé par Chep, ou si Chep constatait un écart entre le nombre de palettes détenues sur le compte administratif de l'émetteur (registres tenus par Chep) et le comptage physique effectué lors d'un inventaire. Les cas ayant donné lieu à ce type de facturation sont rares. En effet, jusqu'en 2003, Chep agréait de manière quasi systématique les destinataires, de telle sorte que le système de l'ICPJ n'était que marginalement appliqué.

39. Selon le dirigeant de CHEP, cette politique tarifaire a été mise en œuvre dès le départ, en 1984.

Des modifications des prestations à partir de 2003

40. La modification de la tarification initiale a comporté plusieurs étapes entre 2003 et 2005 et repose sur trois grands principes :

. le forfait ne correspond plus qu'à la mise à disposition des palettes, un loyer jour s'applique donc dès le début de la location ;

. les expéditions vers des destinataires recevant peu de palettes font l'objet d'une surcharge ;

. les expéditions vers des destinataires non coopérants (ne restituant pas autant de palettes que ce qu'ils sont censés, selon les déclarations des expéditeurs, en recevoir) font également l'objet d'une surcharge.

Les modifications de tarifs

. Première modification (début 2003)

41. En janvier 2003, Chep a introduit une première surcharge d'un montant de 3,50 euro portant sur les expéditions vers des destinataires " à risque ". Ces derniers correspondent aux destinataires considérés par Chep comme peu coopérants. Ils sont identifiés sur une liste accessible aux clients. Cette modification de la politique tarifaire de Chep semble n'avoir concerné que le secteur des fruits et légumes.

. Seconde modification (fin 2004)

42. En septembre 2004, Chep rationalise et affine sa grille tarifaire en créant, d'une part, une surcharge selon le degré de coopération du destinataire (dite charge NCD pour " Non Cooperating Distributors "), appréhendé par son taux de récupération (nombre de palettes récupérées divisé par le nombre de palettes théoriquement reçues), d'autre part, une surcharge pour les expéditions vers les destinataires recevant de faibles volumes (dite charge LVD pour " Low Volume Distributors ").

43. Par la suite, Chep a modifié la définition des tranches caractérisant les différentes surcharges, pour arriver en 2007 à la tarification précisée dans le tableau 2 ci-après.

<emplacement tableau>

44. A ces deux surcharges s'en est ajoutée une troisième, dite " charge pour déclaration tardive ", dont le montant dépend du délai dans lequel le transfert est déclaré par l'émetteur.

. La tarification actuelle

45. L'architecture tarifaire actuelle de Chep repose sur un tarif de base, prenant éventuellement en compte les spécificités demandées par le client (palettes traitées pour des raisons sanitaires par exemple), auquel s'ajoutent d'éventuelles surcharges :

. les charges de transport, si les volumes demandés sont de petites quantités (1) ;

. les charges LVD et NCD décrites ci-avant (2) ;

. les charges export si les marchandises sont expédiées à l'étranger (3) ;

. les charges pour déclaration tardive (4) ;

. l'ICPJ décrite ci-avant, et ne pouvant être appliquée en même temps que les charges (2), (3) et (4).

Les modifications de prestations

46. La thèse soutenue par le ministre associe aux modifications de tarifs des modifications de qualité de service, dans la mesure où les surcoûts introduits diminuent mécaniquement le nombre de destinataires " économiquement intéressants " pour les clients de Chep.

47. Toutefois, il s'agit d'une conséquence d'une politique de prix, et non d'une modification des prestations en termes de qualité, dans la mesure où ni le produit initial, ni les possibilités d'usage ne sont directement affectés.

Les éléments considérés comme susceptibles de démontrer la prédation

48. Le soupçon de prédation repose sur deux points :

. Chep a réalisé des pertes, notamment en 2001 et 2002 (résultats nets comptables négatifs) ; la figure 5 ci-après présente le chiffre d'affaires et le résultat net comptable de Chep pour les années comprises entre 1999 et 2006 ;

. Chep a modifié ses tarifs en 2003, les complexifiant, et les augmentant, selon les plaignants, et ce presque concomitamment à la décision de son concurrent LPR de ne plus travailler dans le secteur des fruits et légumes.

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49. Aucun test des coûts n'a été réalisé au stade de l'enquête, le rapport d'enquête se bornant à évoquer, pour les clients à l'origine des expéditions les plus coûteuses (notamment les expéditeurs de fruits et légumes du fait du comportement des grossistes), un tarif " probablement inférieur aux coûts ".

50. L'enquêteur conclut à la mise en œuvre d'une " stratégie d'exclusion en proposant des prix inférieurs à ses coûts pour les palettes louées aux expéditeurs de fruits et légumes à destination des grossistes ".

51. A cette pratique se seraient ajoutés d'autres abus de Chep, se manifestant notamment par l'adoption d'une attitude différente selon les acteurs auxquels elle s'adresse.

b) Des comportements différenciés selon les trois types d'acteurs : expéditeurs, grossistes, grande distribution

52. Le rapport d'enquête met par ailleurs l'accent sur une seconde pratique de Chep, consistant à différencier son comportement à l'égard des acteurs du marché, selon qu'ils sont expéditeurs, grossistes ou représentants de la grande distribution.

53. Ainsi, le rapport d'enquête précise que Chep " a cherché à imposer aux grossistes (...) des contrats pour leur permettre d'être classés comme agréés auprès des expéditeurs. Ces contrats sont largement déséquilibrés, ils prévoient des engagements pour les grossistes, mais Chep France ne s'engage pas précisément en matière de ramassage, et ne prévoit aucune rémunération pour le stockage des palettes. (...) les investigations montrent une attitude commerciale autoritaire de Chep France envers ses clients, et un comportement beaucoup plus ouvert envers les distributeurs, qui prescrivent l'utilisation des palettes de

Chep à leurs fournisseurs ".

Le comportement de Chep à l'égard de ses clients

54. Le rapport d'enquête reproche à Chep trois séries de faits :

. Chep multiplierait les contentieux avec ses clients, portant parfois sur des sommes importantes ;

. les inventaires réalisés par Chep seraient contestables ;

. les factures seraient peu lisibles et ne mentionneraient pas le prix unitaire, alors que c'est une obligation légale.

Le comportement de Chep à l'égard des grossistes

55. A titre liminaire, il convient de préciser que les grossistes, qui ne sont pas des clients de Chep, n'ont pas accès aux informations déterminant leur classement pour les charges LVD et NCD, ni celui de leurs concurrents. Par ailleurs, et toujours pour la même raison, Chep ne s'engage pas avec eux sur les moyens qu'elle alloue au ramassage des palettes qu'ils reçoivent. Cette asymétrie d'information est susceptible d'expliquer, du moins en partie, pourquoi les grossistes peuvent apparaître impuissants face à Chep.

56. Or, le loueur gestionnaire leur a proposé fin 2003, puis en octobre 2004, de signer des contrats imposant notamment au grossiste signataire des obligations en matière de tri et de stockage, des pénalités financières étant prévues en cas de manquement à ces obligations.

Le comportement de Chep à l'égard de la grande distribution

57. Chep signe des contrats avec certains acteurs de la grande distribution (6), obligeant les grandes surfaces (ci-après " GMS " pour Grandes et moyennes surfaces) à effectuer certaines prestations de tri et de stockage et leur permettant la réutilisation des palettes reçues pour réexpédier des produits.

58. L'un de ces contrats, signé en décembre 2002 avec Logidis, filiale de Carrefour, stipule notamment que le distributeur s'engage " à recommander auprès d'eux [ses fournisseurs] la mise en œuvre de palettes locatives pour la livraison de produits ".

59. Le rapport d'enquête décrit ce comportement tel l'usage d'un pouvoir prescriptif, précisant " Chep maintient ses palettes indispensables en accordant des avantages aux distributeurs qui vont entretenir la demande de palettes Chep ".

C. LA PROPOSITION DE NON LIEU

60. Le 6 juillet 2009, la rapporteure générale a adressé une proposition de non lieu au ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi.

II. Discussion

61. Les pratiques décrites ci-avant ont été mises en œuvre sur une période allant de 1999 à 2005. L'analyse du marché pertinent fera donc référence à ces années.

A. LE MARCHE PERTINENT

1. LA PRATIQUE DECISIONNELLE

62. Dans son avis n° 00-A-17 du 4 juillet 2000 relatif à l'acquisition par la société Chep France de la société Logistic Packaging Return (LPR), le Conseil de la concurrence avait délimité le marché pertinent de la manière suivante : " Le marché pertinent concerné par l'opération de concentration est donc le marché de la location-gestion de palettes ". A l'époque, LPR n'avait pas contesté cette définition, contrairement à CHEP, qui estimait que le marché était plus large : " La société Chep conteste cette définition du marché pertinent. Pour elle, les industriels peuvent utiliser différents systèmes logistiques de palettes, tous substituables ou cumulables entre eux : "Pour un même support de transport, à savoir une palette, il existe plusieurs solutions d'exploitation pour un chargeur. Le chargeur peut détenir la propriété d'un parc propre marqué ou consigné et le gérer lui-même (palettes Euro ou d'un pool privatif), ou palettes perdues ; il peut aussi en déléguer la gestion à un tiers. Il peut aussi tout externaliser et louer ses palettes qui seront également gérées pour lui par le loueur" " (7). Par une décision du 20 juillet 2000 (BOCCRF n° 16 du 30 octobre 2001), prenant acte de la décision des parties de renoncer à la concentration envisagée, le ministre a indiqué qu'il partageait les conclusions de l'avis du Conseil, notamment en ce qui concerne les effets de l'opération notifiée sur " le marché de la location-gestion de palettes ".

2. LES POSITIONS EN PRESENCE

63. Trois visions du marché s'opposent.

64. Le ministre estime qu'il n'existe aucune raison de s'éloigner de l'analyse exprimée par le Conseil de la concurrence dans son avis n° 00-A-17 et que, dès lors, le marché pertinent est celui de la location-gestion de palettes.

65. Chep, quant à elle, maintient l'analyse qu'elle avait développée lors de l'instruction du dossier de concentration, estimant que les trois principaux systèmes de palettes, (gestion locative, palettes Europe et palettes perdues) sont substituables et constituent, à ce titre, un unique marché. Elle a fourni, à l'appui de sa thèse, de nombreux éléments attestant :

. le très fréquent panachage de systèmes chez ses clients ;

. le fait que Chep prend régulièrement des clients aux autres systèmes, et réciproquement ;

. que l'argument concernant l'importance de l'investissement nécessité par l'achat d'un pool de palettes, argument développé par l'avis n° 00-A-17 du Conseil de la concurrence, doit être minimisé dans la mesure où le surcroît d'actif immobilisé pour une entreprise serait relativement minime (de l'ordre de quelques pourcents).

66. Il convient à ce stade de préciser que si LPR et IPP ne contestent pas la facilité qu'ont les clients à passer d'un système à un autre, elles semblent néanmoins considérer que leurs concurrents directs sont les autres loueurs gestionnaires.

67. Enfin, dans une note envoyée à l'enquêteur le 28 janvier 2005, les conseils d'Interfel, tout en rappelant la position du Conseil de la concurrence dans son avis n° 00-A-17, soulignent les spécificités du secteur des fruits et légumes et semblent dessiner les contours d'un marché spécifique à l'expédition de ces produits.

3. DELIMITATION DU MARCHE PERTINENT

68. L'analyse du marché pertinent en termes de produits s'attachera à démontrer qu'il ne peut être élargi à l'ensemble des systèmes de palettes et qu'il ne peut non plus être restreint à une demande spécifique constituée par les expéditeurs de fruits et légumes.

a) Le marché pertinent ne regroupe pas, au moment des faits, l'ensemble des systèmes de palettes

69. L'ensemble des acteurs s'accordent sur la très grande diversité des déterminants du choix d'un système de palettes. Ce choix dépend en particulier de la réponse à apporter à plusieurs questions :

. l'entreprise veut-elle éviter d'immobiliser des actifs ?

. l'entreprise prévoit-elle d'expédier des produits lourds, nécessitant donc des palettes très solides ?

. l'entreprise travaille-t-elle avec des destinataires très divers ? très éloignés ?

. l'entreprise travaille-t-elle avec des destinataires aux demandes spécifiques en matière de palettes (par exemple Lidl ou Aldi, qui exigent des palettes Europe) ?

. l'entreprise effectue-t-elle elle-même le transport de ses marchandises ?

. l'entreprise est-elle sensible aux questions environnementales ?

70. Si tous les systèmes correspondent à un même besoin, celui de disposer de palettes facilitant l'expédition d'une marchandise, il semble donc qu'à chaque client, et à chaque contrainte s'imposant à lui, correspond un système de palettes optimal.

71. La volatilité de la demande, susceptible de passer d'un système à un autre, plaide pour la substituabilité des différents systèmes. Toutefois, plusieurs éléments viennent contredire cette analyse.

72. Tout d'abord, le passage d'un système à un autre n'est en rien le garant d'une absolue substituabilité, mais peut juste témoigner d'une modification des contraintes s'imposant à une entreprise. A titre d'exemple, l'existence de ménages qui modifient leurs comportements en matière de logement, passant de la location à l'achat, ne permet pas pour autant d'affirmer qu'il existe un unique marché de la location et de la vente de logements, tout au plus peut-on penser que les contraintes déterminant le choix de ces ménages (solvabilité, taux d'intérêt, contrainte de liquidité...) ont changé.

73. Par ailleurs, le panachage effectué par les clients entre en contradiction avec la thèse soutenue par Chep d'une substituabilité entre les systèmes. En effet, si tel était le cas, pourquoi un client multiplierait-il les coûts de transaction et de gestion en utilisant plusieurs systèmes, alors qu'un seul pourrait suffire ? Il est plus vraisemblable que ces systèmes répondent au contraire à des besoins différents. En outre, les exigences des destinataires, certains souhaitant des palettes locatives, d'autres des palettes Europe, d'autres enfin, depuis quelques temps, des palettes jetables, ne plaident pas pour l'existence d'un grand marché regroupant l'ensemble des systèmes.

74. Le marché pertinent ne peut donc être élargi à la définition qu'en propose Chep. Il ne doit toutefois pas non plus se restreindre à la définition étroite suggérée par Interfel.

b) Le marché pertinent ne se restreint pas aux expéditions de fruits et légumes

75. L'examen de l'éventuelle existence d'un marché spécifique de la location-gestion de palettes à l'usage des expéditeurs de fruits et légumes doit nécessairement passer par une analyse de la demande et de l'offre.

76. S'agissant de la demande, aucun des trois offreurs ne la considère comme spécifique. Le directeur général de LPR indique à cet égard : " A nos yeux, il n'y a pas de spécificité de ce secteur par rapport au reste de la demande, si ce n'est la saisonnalité de l'activité. Chaque secteur a des particularités, mais pas celui là spécifiquement. Quel que soit le secteur, nous avons toujours la même activité ".

77. Certes, deux des trois prestataires ont adopté une attitude spécifique à l'égard des expéditeurs de fruits et légumes, l'un, LPR, ne travaillant plus avec eux depuis 2004, l'autre, IPP, ne fournissant que ceux qui s'engagent à n'envoyer leurs palettes que vers la grande distribution. Mais tous s'accordent à considérer qu'il s'agit là d'une conséquence du comportement des grossistes, et non d'une spécificité de la demande ou du produit transporté.

78. Ainsi, le responsable administratif et financier de IPP précise : " La seule spécificité de ce secteur est la difficulté de récupérer ses palettes, qui se trouvent chez les clients de nos clients, avec qui nous n'avons pas de relations contractuelles. Certaines enseignes spécialisées fruits et légumes ne coopèrent pas pour restituer les palettes, et les utilisent pour leurs propres besoins sans avoir passé de contrat avec nous ".

79. Enfin, il convient de préciser que, d'une part, les deux offreurs proposant leurs services aux expéditeurs de fruits et légumes n'ont pas mis en œuvre une politique commerciale propre à ce secteur et que, d'autre part, LPR, qui ne travaille plus avec eux, estime qu'il pourrait recommencer sans que cela nécessite le moindre investissement particulier, attestant ainsi de la totale substituabilité de l'offre entre cette demande et celle des autres secteurs.

c) Le marché pertinent est celui de la location gestion de palettes en France

80. Dans son avis n° 00-A-17, le Conseil de la concurrence avait estimé que le marché en cause était national. L'analyse du dossier ne fait apparaître aucun motif de nature à mettre en cause l'analyse précédemment effectuée par le Conseil. Le marché pertinent dans la présente affaire est, dès lors, le marché français de la location-gestion de palettes.

B. LA POSITION DOMINANTE

81. Dans son avis n° 00-A-17, le Conseil avait précisé que Chep détenait, en 1999, une part de marché de 80 %. Il ressort du dossier que Chep dispose toujours d'une part de marché, tant en nombre de mouvements qu'en chiffre d'affaires, de nature à lui conférer, à tout le moins à l'époque des faits allégués, une position dominante sur le marché de la location-gestion de palettes, comme le précise le tableau 3 ci-après. Ce tableau a été constitué sur la base des déclarations des trois acteurs du marché, Chep, LPR et IPP. Même si les concurrents de Chep estiment la part de marché de l'opérateur dominant supérieure à celle que ces chiffres font apparaître, il convient de rappeler que le calcul des parts de marchés ne peut reposer sur les estimations qu'une entreprise fait de l'activité de son concurrent, mais se doit de ne considérer que les déclarations qu'elle fait sur ses propres ventes, de manière à éliminer les biais liés à l'asymétrie d'information.

<emplacement tableau>

82. La décroissance de la part de marché de Chep, tant en mouvements qu'en chiffre d'affaires, laisse toutefois penser que son pouvoir de marché lui-même s'effrite régulièrement. Si, ainsi que l'a rappelé le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes (TPICE), " la réduction de parts de marché encore très importantes ne peut constituer, en elle-même, la preuve de l'absence de position dominante " (TPICE, 8 octobre 1996, Compagnie maritime belge transports e.a./Commission, T-24-93 à T-26-93 et T-28-93, Rec. P II-1201, point 77), il n'en demeure pas moins que la capacité de Chep à s'abstraire de la pression de ses clients et concurrents est sensiblement contrainte par une évolution du marché qui lui est défavorable.

83. En outre, les autres systèmes, bien qu'imparfaitement substituables, exercent tout de même une réelle pression concurrentielle sur la location-gestion, et donc sur Chep. Ainsi, la meilleure qualité des palettes perdues désormais fabriquées ou le faible montant de l'actif immobilisé supplémentaire pour passer dans le système de palettes Europe attestent, tout comme les exemples de clients changeant de système, la pression concurrentielle existante des palettes jetables et des palettes Europe, qui limitent donc le pouvoir de marché dont dispose Chep.

84. A cet égard, dans un avis n° 05-A-18 du 11 octobre 2005 (8), le Conseil de la concurrence avait noté qu'une entreprise exerçant son activité sur un marché (la presse quotidienne régionale en l'espèce) pouvait subir la pression concurrentielle de la part d'acteurs d'autres marchés :

" il est clair que l'existence des médias télévision et presse gratuite et leur dynamique empêchent le média déclinant de la presse quotidienne régionale d'exploiter toutes les possibilités usuellement attachées à une position dominante ou un monopole ".

85. En conclusion, le niveau très élevé des parts de marché de Chep à l'époque des faits permet de conclure à l'existence d'une position dominante de Chep, dans la mesure où " une part de marché particulièrement élevée peut en elle-même constituer la preuve de l'existence d'une position dominante, surtout lorsque, comme en l'espèce, les autres opérateurs sur le marché ne détiennent que des parts beaucoup moins importantes " (TPICE, 28 avril 1999, Endemol/Commission, T-221-95, Rec. p. II-1299, point 134). Il convient cependant de garder à l'esprit que la capacité de Chep à s'abstraire de la concurrence est sans doute plus limitée qu'elle ne l'était dans le passé, comme l'attestent la montée en puissance de ses concurrents et l'érosion concomitante de sa part de marché. Elle peut par ailleurs être contrainte par les interactions concurrentielles avec les modes alternatifs de gestion des palettes que constituent les palettes Europe et les palettes perdues.

C. LES ABUS DE POSITION DOMINANTE ALLEGUES PAR LA SAISINE

1. SUR LA PREDATION

a) La pratique décisionnelle

86. Le Conseil de la concurrence a plusieurs fois rappelé, notamment dans la décision n° 07-D-09 du 14 mars 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par le laboratoire GlaxoSmithKline France, que la prédation peut être définie comme " la pratique par laquelle une entreprise en position dominante fixe ses prix à un tel niveau qu'elle subit des pertes ou renonce à des profits à court terme dans le but d'évincer ou de discipliner un ou plusieurs concurrents, ou encore de rendre plus difficile l'entrée de futurs compétiteurs sur le marché afin ultérieurement de remonter ses prix pour récupérer ses pertes ".

87. Le Conseil de la concurrence, dans la décision n° 07-D-39 du 23 novembre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du transport ferroviaire de personnes sur la route Paris-Londres, rappelle les principes dégagés par la jurisprudence communautaire en matière de prix prédateurs. Il convient ainsi de réaliser le " test de coût ", consistant à comparer les prix pratiqués par l'entreprise au moment des faits avec les coûts associés à la fourniture du produit ou du service concerné.

88. Si le prix est inférieur au coût moyen variable (ou au coût moyen évitable, c'est-à-dire pouvant être évité en ne fournissant pas l'unité supplémentaire de produit ou service en cause), il existe une présomption réfragable que l'entreprise dominante a réalisé des pertes dans le but d'évincer un concurrent.

89. Si le prix est compris entre le coût variable et le coût moyen complet, il appartient à l'autorité de concurrence de démontrer que cette politique de prix s'inscrit dans une stratégie d'éviction.

90. Cette méthode sera donc appliquée pour analyser les pratiques mises en œuvre par Chep sur le marché de la location-gestion de palettes.

b) Le test de coût et l'absence de stratégie convaincante de prédation

Sur le segment de demande concerné par la prédation

91. Le rapport d'enquête mentionne une prédation sur une sous-partie de ce qui est défini comme étant le marché pertinent, c'est-à-dire l'offre de palettes locatives à destination des expéditeurs de fruits et légumes. C'est en effet cette demande spécifique, représentant environ 10 % du marché de la location-gestion de palettes, qu'un concurrent de Chep, LPR, a décidé de ne plus servir en 2003.

92. Il convient de noter à cet égard qu'une stratégie de prédation consiste à consentir des pertes de court terme, dans le but d'évincer les concurrents du marché, puis à augmenter les prix et à récupérer les pertes une fois les concurrents éliminés. Une telle stratégie n'est profitable que si les concurrents évincés n'ont pas la possibilité de rentrer de nouveau sur le marché à l'issue de la période de prédation. Dans cette logique, une stratégie de prédation limitée à un segment du marché apparaît économiquement peu plausible, puisqu'elle ne permettrait pas d'évincer un concurrent de manière durable, ce dernier pouvant aisément proposer à nouveau son offre à l'instant même où l'opérateur dominant décide de relever ses prix pour compenser ses pertes.

93. En effet, tant LPR que IPP se déclarent capables de servir cette demande spécifique sans que cela n'entraîne de coûts fixes supplémentaires, leur décision de ne pas le faire relevant actuellement de la mauvaise coopération des grossistes en fruits et légumes. Les concurrents " évincés " pouvant revenir sur le marché sans coûts fixes et sans délai, la récupération des pertes à l'issue de la période de prédation supposée est mécaniquement impossible.

Application du test de coût

94. La prédation n'ayant de sens en l'espèce que si elle est mise en œuvre sur l'ensemble du marché pertinent, le test de coût est appliqué à toute l'activité de location-gestion de palettes de Chep.

95. En préambule, il convient de préciser que, sur un marché où le portefeuille de clients du prestataire est caractérisé par des coûts différents en fonction de la consommation du client concerné, le calcul du coût variable et du prix doit être effectué sur l'ensemble des clients du portefeuille. Il ne saurait, en effet, se limiter aux seuls coûts de certains clients particuliers, dans la mesure où l'économie générale de l'activité de loueur-gestionnaire est susceptible de reposer en partie sur la compensation qui peut s'opérer entre la consommation des clients les plus importants et de ceux qui le sont moins.

96. Le tableau 4 ci-après résume, pour les années 2002 à 2008, les recettes (chiffre d'affaires) et les coûts fournis par Chep pour son activité de location-gestion de palettes.

<emplacement tableau>

97. Le contenu de chacun de ces postes a été précisé par le président directeur général de Chep :

" Le poste "Amortissement" représente pour plus de 90 % des palettes, et environ 10 % des équipements industriels (bâtiments, parking). (...)

Le poste "Transport" représente l'expédition et le ramassage, dans une proportion d'environ 40 % pour l'expédition, 60 % pour le ramassage.

Le poste "Réparation et Maintenance" représente de la main d'œuvre, du consommable (bois, peinture, acier) et des prestataires (rémunérés à l'unité), la main d'œuvre représentant un peu moins de 15 % de ce poste. L'amortissement des usines s'occupant de cette activité se trouve dans le poste "Amortissement".

Les coûts indirects représentent l'encadrement, les commerciaux. A cela s'ajoutent les allocations centrales (la structure européenne, mondiale, le paiement des royalties, les licences et systèmes informatiques, ainsi que les taxes).

Cette ligne [Autres] est à 99 % constituée du solde de trois opérations comptables liées aux pertes de palettes :

a) Le crédit lié au paiement de l'Indemnité Compensatrice de Perte de Jouissance payée par nos clients ;

b) Le débit lié aux pertes de palettes constatées sur l'exercice ;

c) Une provision pour pertes qui reflète la meilleure estimation des pertes non constatées en fin d'année, liées notamment au délai de réalisation des inventaires ".

98. Ces précisions permettent de distinguer deux catégories de postes : ceux qui comprennent intégralement des coûts fixes, au moins à court terme (les postes " coûts indirects " et " allocation sbu-Mgt Fees "), et ceux dont une part au moins est constituée de coûts variables (toutes les autres lignes).

99. En se plaçant dans l'hypothèse la plus défavorable à Chep, c'est-à-dire celle dans laquelle la part des coûts variables est maximale (cela correspond à une externalisation intégrale des prestations de transport, de réparation et de maintenance), les coûts variables comprendraient tous les postes de coûts, hormis les deux lignes " coûts indirects " et " allocation SBU ". Il est alors possible de réaliser le tableau 5 ci-après, exprimant d'une part le coût variable moyen en pourcentage du prix moyen, d'autre part le coût total moyen en pourcentage du prix moyen :

<emplacement tableau>

100. Il résulte de cette analyse que Chep, lors des sept dernières années, a toujours couvert ses coûts variables moyens, mais pas systématiquement ses coûts moyens totaux.

101. Or, dans ce cas, la jurisprudence en matière de prédation est très claire, comme le rappelle la décision n° 07-D-39 précitée : " Lorsque le test de coût conduit à constater que le prix pratiqué est compris entre le coût variable et le coût moyen complet, - situation envisagée en second lieu par l'arrêt Akzo - il incombe à l'autorité de concurrence de démontrer que la politique de prix de l'entreprise s'inscrit dans une stratégie d'éviction, c'est-à-dire un plan destiné à éliminer, discipliner ou décourager un concurrent ".

L'absence d'éléments attestant une éventuelle stratégie d'éviction

102. En l'espèce, rien dans le dossier ne vient appuyer la thèse d'une stratégie d'éviction, bien au contraire.

103. Chep reconnaît avoir pris conscience de la gravité de ses pertes tardivement, ce qu'elle explique par le décalage entre la passation des contrats et la constatation des coûts (délai pour récupérer les palettes, les compter, les trier), ainsi que par la stratégie d'expansion de l'entreprise, consistant à investir massivement dans du matériel neuf, nécessitant peu d'entretien, et masquant donc cette part des coûts à venir. A cet égard, Chep a précisé les différentes initiatives mises en place dès 2002 pour lutter contre ces pertes.

104. Selon la thèse du ministre, rappelée par le commissaire du Gouvernement lors de la séance, la prédation se serait déroulée jusqu'en 2003, la phase de récupération des pertes ayant débuté avec la complexification des tarifs intervenue à cette époque. Or, une telle récupération est incompatible avec les résultats présentés par Chep pour son activité " palettes ", comme l'atteste le tableau 6 ci-après.

<emplacement tableau>

105. Par ailleurs, interrogé sur sa perception du comportement de Chep, son concurrent LPR a évoqué des prix " excessivement bas " pratiqués par Chep, mais depuis 2005, c'est-à-dire pendant une phase qui est censée correspondre à la récupération des pertes.

106. Ensuite, la prédation évoquée dans la saisine du ministre aurait eu lieu au moins entre 2001 et 2003, alors que parallèlement, CHEP a perdu des parts de marché, passant, selon les chiffres fournis par le rapport d'enquête, et établis sur la base des déclarations des entreprises, de 80 % en 1999 à 71,5 % en 2003. Il serait étonnant qu'une entreprise en position dominante, acceptant des pertes de court terme dans le but d'évincer des concurrents, poursuive une telle stratégie lorsque, loin de gagner des parts de marché, elle constate au contraire qu'elle en perd, ce qui indique que non seulement ses concurrents ne sortent pas du marché, mais au contraire renforcent leur position.

107. A cet égard, un argument selon lequel la diminution de la part de marché d'un opérateur dominant ne constituerait pas nécessairement un indice de l'absence de stratégie de prédation, cette dernière pouvant servir à ralentir l'érosion de la part de marché, ne pourrait être retenu. Dans la mesure où la prédation consiste en l'acceptation de pertes temporaires dans l'attente de récupérations ultérieures liées à l'éviction des concurrents, ces récupérations ne pourraient raisonnablement être espérées d'une simple limitation de l'érosion de la part de marché.

108. En définitive, la baisse continue de la part de marché de Chep sur la période, et la montée en puissance concomitante de ses concurrents rendent mécaniquement illusoire tout espoir de récupération des pertes à l'issue de la période de prédation alléguée.

109. A cet égard, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a jugé la " possibilité de récupération des pertes comme étant un élément pertinent dans l'appréciation du caractère abusif de la pratique en question, en ce qu'elle peut contribuer, par exemple, à exclure, en cas d'application de prix inférieurs à la moyenne des coûts variables, des justifications économiques autres que l'élimination d'un concurrent, ou à établir, en cas d'application de prix inférieurs à la moyenne des coûts totaux mais supérieurs à la moyenne des coûts variables, l'existence d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent " (CJCE, 2 avril 2009, France Télécom/Commission, C-202-07 P, point 111).

110. A contrario, et en l'absence de tout autre élément, l'impossibilité de récupération des pertes permet de conclure à l'absence de plan ayant pour but d'éliminer un concurrent. La mise en œuvre par Chep d'une stratégie de prédation n'est en conséquence pas établie.

2. SUR LES RELATIONS A L'EGARD DES DIFFERENTS INTERVENANTS

a) Les relations avec les clients

Sur les reproches faits à Chep concernant la qualité de ses services

111. Le comportement de Chep à l'égard de ses clients ne peut faire l'objet d'une qualification anticoncurrentielle. En effet, les questions d'inventaires, de litiges associés à ces inventaires, ou encore de lisibilité de factures, renvoient, de manière évidente, bien plus à des problématiques de relations commerciales que de concurrence.

112. Les caractéristiques de la location-gestion de palettes, notamment la présence de nombreuses imperfections de marché, sont susceptibles d'expliquer ces problèmes :

. Chep ne sait pas à l'avance où vont être envoyées ses palettes (asymétrie d'information) ;

. Chep ne peut pas contrôler ce que les destinataires font de ses palettes (asymétrie d'information de type " aléa moral ") ;

. le comportement des destinataires (via le taux de récupération) mais également celui des autres émetteurs (via le volume de palettes reçues par un destinataire) influe sur le prix payé par un émetteur (externalités).

113. Par ailleurs, il convient de préciser que Chep a, au cours des auditions successives, apporté des éléments objectifs concernant les différents reproches adressés par ses clients, montrant notamment que les expéditeurs de fruits et légumes, les seuls à se plaindre du système, sont, toutes choses égales par ailleurs, moins touchés par les surfacturations que les autres (ils représentent 40 % des clients de Chep contre 15 % des facturations, et 15 % du chiffre d'affaires contre 8 % des surcharges facturées).

114. En tout état de cause, et comme cela a déjà été précisé à plusieurs reprises, l'Autorité de la concurrence ne sanctionne que des pratiques susceptibles de nuire au bon fonctionnement des marchés, critère qui n'est pas nécessairement le seul sur lequel pourraient se fonder les décisions prises par un intervenant ayant la charge de défendre des intérêts plus larges que ceux de la concurrence.

115. En l'espèce, aucun des comportements de Chep à l'égard de ses clients n'est réellement susceptible d'affecter le fonctionnement concurrentiel des marchés, dans la mesure où une baisse de qualité du service ne pourrait, si elle était réelle, que pousser un client à se tourner vers des concurrents, voire des systèmes de gestion de palettes différents, et donc accroîtrait la pression concurrentielle pesant sur Chep.

Sur une éventuelle discrimination envers le secteur des fruits et légumes

116. La politique tarifaire de Chep semble avoir spécifiquement ciblé le secteur des fruits et légumes entre janvier 2003 et septembre 2004, période pendant laquelle Chep a instauré une classification intermédiaire de destinataires, certains grossistes en fruits et légumes, à laquelle elle a associé une surcharge spécifique.

117. Ce comportement, visant spécifiquement les fruits et légumes, ne peut toutefois être considéré comme une discrimination, dans la mesure où il ne consiste pas à faire varier une prestation selon le client, mais bien selon le besoin. Il s'agit d'une différenciation tarifaire, sans effet anticoncurrentiel, puisqu'il s'agit d'une part d'un dispositif touchant l'ensemble des expéditeurs de fruits et légumes clients de Chep, d'autre part d'une politique tarifaire permettant de mieux refléter les coûts. En effet, l'ensemble des offreurs s'accordent à constater que certains grossistes en fruits et légumes sont une source de surcoûts importants pour l'économie générale de la location-gestion, notamment par les pertes de palettes qu'ils engendrent, dues, selon les loueurs-gestionnaires, à une réutilisation indue des palettes reçues.

118. Chep a donc pris en compte ces contraintes de manière à rationaliser sa politique, sur la base de critères objectifs et non discriminatoires (surcharges liées au taux de récupération et aux volumes reçus par un destinataire), et à l'étendre finalement à l'ensemble de ses clients.

Sur la complexité du système de facturation

119. Le commissaire du Gouvernement relève dans ses observations la " complexité tarifaire " du système de facturation de Chep. Il cite à l'appui de cette observation l'audition d'IPP Logipal : " Le système de facturation de Chep est différent du nôtre, car 10 à 15 fois plus complexe. Chep a un prix de façade de x euro du mouvement, derrière lequel vient se greffer une multitude de surcoûts. Quand on additionne tout, Chep est 10 à 15 % plus cher. Nous n'avons qu'un surcoût (hors GMS) qui dépend de la filière d'envoi. Chep ne refuse aucun point de destination, et accepte toutes les expéditions. Finalement c'est aux clients d'être intelligents et de savoir lire ".

120. Le fait de proposer un barème tarifaire sophistiqué, voire complexe, n'est pas en lui-même constitutif d'un abus. Au cas d'espèce, la politique tarifaire mise en place par Chep permet de prendre en compte aussi finement que possible le coût réel de la prestation, en prenant en compte notamment le degré de participation au bon fonctionnement du système des grossistes de tel ou tel expéditeur. Ce mécanisme permet d'éviter que les coûts liés aux pertes de palettes dans la filière ne soient mutualisés, ce qui supprimerait largement les incitations des expéditeurs à améliorer le taux de retour des palettes livrées chez leurs clients.

121. La contrepartie à cette facturation plus sophistiquée chez Chep que chez ses concurrents est que, contrairement à ses concurrents, " Chep ne refuse aucun point de destination, et accepte toutes les expéditions ", sans pour autant faire payer aux expéditeurs dont les destinataires jouent le jeu les surcoûts engendrés par ceux dont les destinataires sont moins coopératifs. La tarification différenciée des clients permet donc de servir plus largement le marché et a donc en l'espèce des effets pro-concurrentiels.

b) Les relations avec les grossistes

122. Chep reconnaît avoir tenté de contracter avec les destinataires, dont les grossistes, et ce notamment dans le but de responsabiliser les destinataires, qui, sans cela, n'ayant aucune obligation, adoptent parfois un comportement engendrant de nombreux surcoûts pour l'activité. LPR elle-même a reconnu l'intérêt d'une telle pratique, puisque son dirigeant a déclaré, évoquant sa décision de ne plus travailler avec le secteur des fruits et légumes : " L'alternative était de signer des contrats avec les grossistes pour qu'ils s'engagent à rendre les palettes, mais ils ont refusé ".

123. Il semble à ce stade utile de préciser que, d'une part, les contreparties existaient en ce que ces contrats permettaient aux signataires d'être classés parmi les destinataires agréés, destinataires vers lesquels les expéditions ne faisaient pas l'objet de surcharge, que d'autre part il s'agit d'un contrat proposé par une entreprise à une autre, cette dernière étant libre de ne pas le signer.

124. Ces contrats ont, pour la plupart, été refusés par les grossistes, Chep expliquant à cet égard : " cette démarche a été très mal acceptée, ils nous reprochaient de les forcer à accepter ces chartes, et souhaitaient être rémunérés pour cela ". En effet, entre 600 et 700 chartes ont été signées, alors que Chep compte environ 35 000 destinataires.

125. Cet insuccès ne peut en aucun cas laisser croire à un abus de position dominante dont seraient victimes certains destinataires, et laisse pour le moins dubitatif quant au réel pouvoir de marché dont disposerait Chep.

c) Les relations avec les GMS

126. Concernant les relations de Chep avec les GMS, deux types de pratiques sont évoqués dans le dossier. Tout d'abord, Chep aurait la volonté de passer des contrats avec les GMS, adoptant ainsi une attitude plus favorable à leur égard qu'à celui des grossistes. Chep explique parfaitement cette volonté par le fait que les GMS sont également des clients utilisant les palettes pour réexpédier leurs produits. Le rapport administratif d'enquête estime que la contrepartie de ce " favoritisme " résiderait dans l'imposition par les GMS de l'usage de palettes Chep à ses expéditeurs.

127. Or, s'il est vrai que certains contrats stipulent que les marchandises achetées par des GMS (Système U par exemple) doivent être chargées sur des palettes Chep, l'ensemble des acteurs (GMS et concurrents de Chep) reconnaissent qu'il s'agit là d'un abus de langage signifiant " de type Chep ", et qu'aucune palette LPR ou IPP n'a jamais été refusée par la grande distribution. Ainsi, les représentants d'IPP ont déclaré : " Nous n'avons jamais été confrontés à des refus de la grande distribution d'accepter nos palettes ", et ceux de LPR ont affirmé : " En 98-2000, les GMS citaient "Chep" comme nom générique pour les palettes de gestion-location. Toutes les palettes ont toujours été acceptées par les GMS ". A l'appui de ces déclarations, il convient de rappeler que la part d'IPP dans les expéditions de fruits et légumes est passée, selon le rapport d'enquête, de 0,3 % à 10,8 % entre 2002 et 2005, alors qu'IPP ne livre que les GMS.

128. Le second comportement abusif de Chep aurait consisté en une différenciation de ses tarifs de manière à ce que les envois vers les GMS soient moins chers que vers les grossistes, ce qui serait une forme de discrimination. Sur ce point, il convient de préciser que Chep classe ses lieux de destination suivant des critères objectifs (taux de récupération, nombre de palettes envoyées) auxquels ses clients ont accès. En tout état de cause, il ne saurait être question de discrimination lorsqu'une entreprise adapte ses tarifs à ses coûts et que cette pratique n'a ni objet ni effet anticoncurrentiel, dès lors que les GMS ont une attitude identique avec les trois offreurs du marché.

129. Il ressort de l'ensemble de ces éléments que la société Chep, bien que vraisemblablement en position dominante sur le marché de la location-gestion de palettes à l'époque des faits allégués, n'a pas commis d'abus, et n'a notamment pas pratiqué de prix prédateurs ou appliqué des conditions de vente discriminatoires.

Décision

Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.

Notes :

1 Il y aurait environ 40 millions de palettes perdues mises sur le marché chaque année.

2 Cafés hôtels restaurants.

3 Échange de Données Informatisé ou Electronic Data Interchange. Norme d'échange de données informatiques selon un format standardisé.

4 Il s'agit de la période à laquelle Chep aurait commis ses pratiques abusives.

5 Indemnité Compensatrice de Perte de Jouissance, voir infra point 38.

6 Chep ne contracte pas avec toutes les GMS, Lidl, par exemple, refuse les palettes locatives, et travaille exclusivement sur des palettes Europe.

7 Il convient de noter qu'à la même époque, l'Autorité de concurrence espagnole, saisie de l'examen d'une opération de concentration impliquant Chep Espagne, avait estimé que le marché pertinent en Espagne était la location-gestion de palettes (cf. décision C32-98 du 26 février 1999 du Tribunal de défense de la concurrence).

8 Avis relatif à l'acquisition du Pôle Ouest de la société Socpresse et de fonds de commerce de la SEMIF par la société SIPA.

9 Les années mentionnées correspondent à l'année fiscale du groupe Brambles, commençant le 1er juillet de l'année précédente et finissant le 30 juin de l'année indiquée.

10 Les années mentionnées correspondent à l'année fiscale du groupe Brambles, commençant le 1er juillet de l'année précédente et finissant le 30 juin de l'année indiquée.

11 Les années mentionnées correspondent à l'année fiscale du groupe Brambles, commençant le 1er juillet de l'année précédente et finissant le 30 juin de l'année indiquée.