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Décisions

CA Caen, 1re ch. sect. civ. et com., 29 octobre 2009, n° 08-01874

CAEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Lesconi (SAS)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Emploi, Ferme de Caillouet (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Calle

Conseillers :

Mmes Boissel Dombreval, Vallansan

Avoués :

SCP Grandsard Delcourt, Me Tesnière

Avocats :

Mes Apery, Moisan, Salmon

T. com. Caen, du 4 juin 2008

4 juin 2008

Vu le jugement du Tribunal de commerce de Caen du 4 juin 2008, assorti de l'exécution provisoire, qui a:

- déclaré recevable l'action de Madame la ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, uniquement en ce qu'elle a consisté à demander au tribunal de dire que la rupture des relations commerciales mise en œuvre par la SAS Lesconi vis-à-vis de la SARL Ferme de Caillouet a comporté un caractère brutal au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce et constitué un trouble à l'ordre public économique et de fixer le montant d'une amende civile,

- débouté Madame la ministre de l'Economie de sa demande de réparation du préjudice subi par la SARL Ferme de Caillouet,

- prononcé à l'encontre de la société Lesconi une amende civile de 100 000 euro,

- débouté la société Lesconi de ses demandes,

- l'a condamnée à payer la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens;

Vu l'appel de la société Lesconi et ses conclusions du 29 avril 2009 par lesquelles elle demande à la cour:

- d'infirmer le jugement,

- de déclarer irrecevable l'intervention en cause d'appel de la société Ferme de Caillouet,

- de déclarer la demande du ministre de l'Economie irrecevable, subsidiairement la déclarer mal fondée,

- à titre encore plus subsidiaire, de fixer l'amende civile à une somme symbolique,

- à titre reconventionnel, de condamner Madame le ministre de l'Economie à lui payer la somme de 5 000 euro à titre de dommages et intérêts,

- de débouter Madame le ministre de l'Economie de sa demande en application de l'article 700 et la condamner à ce titre à lui payer la somme de 5 000 euro,

- de condamner la société Ferme de Caillouet à lui payer la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- de condamner conjointement Madame le ministre de l'Economie et la société Ferme de Caillouet à tous les dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile;

Vu les conclusions du Madame la ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi du 8 septembre 2009 par lesquelles elle demande à la cour de confirmer le jugement et débouter la société Lesconi de ses demandes;

Vu les conclusions de la société Ferme de Caillouet du 26 décembre 2008 par lesquelles elle demande à la cour de déclarer recevable son intervention volontaire en cause d'appel, de condamner la société Lesconi à lui payer les sommes de 50 000 euro à titre de dommages et intérêts et 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile outre les entiers dépens avec application de l'article 699 du Code de procédure civile;

Attendu que la société Lesconi, distributeur en grande surface, a, depuis l'année 2002 parmi ses fournisseurs d'œufs, la société Ferme de Caillouet, dont les ventes à ce client représentent entre 15 et 20 % de son chiffre d'affaires; que par courrier du 20 décembre 2006, la société Lesconi a informé son fournisseur qu'elle ne ferait plus appel à lui à compter du 1er janvier 2007 ; que le 19 janvier 2007, le dirigeant de la société Ferme de Caillouet a contacté la Direction Régionale de la Concurrence, Consommation et Répression des Fraudes (DRCCRF), laquelle, après avoir réalisé une enquête, a fait assigner par acte du 12 mars 2007 la société Lesconi sur le fondement de l'article L. 442-6-l-5 du Code de commerce;

Sur la recevabilité de la demande du ministre de l'Economie:

Attendu qu'il résulte de l'article L. 442-6-II que le ministre chargé de l'Economie a qualité à agir devant la juridiction civile aux fins de voir sanctionnés les comportements visés à l'article L. 442-6-I, en particulier la rupture abusive de relations commerciales établies; qu'un tel comportement suffit à lui seul à établir l'existence d'un trouble à l'ordre public économique; que l'action de Madame le ministre est donc recevable en son principe;

Attendu cependant que Madame la ministre a réclamé la condamnation de la société Lesconi à payer à la société la Ferme de Caillouet la somme de 50 000 euro à titre de dommages et intérêts;

Attendu que si la dernière phrase du §2 du III de l'article L. 442-6 du Code de commerce dispose " la réparation des préjudices subis peut également être demandée ", cette phrase ne peut se rapporter à l'action introduite par le ministre chargé de l'Economie, mais est intégrée dans la totalité du III dudit article, lequel donne qualité à agir à toute personne justifiant d'un intérêt; que seule la victime d'un préjudice a qualité pour agir en réparation de ce préjudice à l'exclusion d'un tiers, fût-il le ministre de l'Economie; que la demande de Madame la ministre doit donc être déclarée irrecevable au titre de l'indemnisation de la société Ferme de Caillouet; que le jugement sera donc confirmé de ce chef;

Sur la recevabilité de l'intervention en cause d'appel de la société Ferme du Caillouet:

Attendu que la société Ferme de Caillouet, non représentée en première instance, a un intérêt évident à intervenir en cause d'appel en application de l'article 554 du Code de procédure civile en sa qualité de victime directe de la rupture abusive de relations commerciales établies; que sa demande d'intervention sera en conséquence déclarée recevable;

Sur le caractère abusif de la rupture:

Attendu que la société Lesconi soutient que la rupture des relations commerciales a été justifiée par les manquements du fournisseur à ses obligations réglementaires, en ce qu'il n'avait pas indiqué sur les œufs certaines mentions imposées par le droit européen et avait marqué les œufs de manière illisible;

Attendu cependant que les photocopies de courriers écrits par la responsable du rayon frais et datés du 21 mars 2006 et du 28 septembre 2006 ne permettent pas de justifier les prétendus reproches adressés en réalité au fournisseur; qu'en effet, n'ayant pas été adressés par courrier recommandé, il ne suffisent pas à apporter la preuve de ce qu'ils ont bien été envoyés et reçus par le fournisseur, dont l'adresse ne figure d'ailleurs pas en entête du courrier; qu'en tout état de cause, ils ne valent pas mise en demeure; qu'en outre, le courrier de rupture du 20 décembre 2006 mentionne des raisons commerciales et non le non-respect de ses engagements par le fournisseur; qu'enfin, la société Lesconi ne peut justifier la rupture brutale des relations comme une nécessité eu égard au comportement de son fournisseur, alors que par courrier du 22 février 2007, son dirigeant précise que " conformément aux propos que j'ai toujours tenu à votre égard, le plus simple aurait été d'évoquer ces difficultés relationnelles directement " et propose à la société Ferme de Caillouet de renégocier pour la reprise des relations; qu'il résulte de ces propos que le président de la société est lui-même convaincu qu'il n'y avait pas lieu de rompre les relations, en tout état de cause de manière aussi brutale;

Attendu qu'il résulte des éléments qui précèdent, que les relations commerciales, dont il n'est pas contesté qu'elles étaient établies depuis 2002, ont été sans motif rompues brutalement, la mise en demeure du 20 décembre 2006 annonçant la rupture pour le 1er janvier 2007 ne pouvant valoir préavis; que le jugement sera confirmé de ce chef;

Sur la réparation du préjudice :

Attendu que la société Ferme de Caillouet sollicite des dommages et intérêts d'un montant de 50 000 euro correspondant au montant du chiffre d'affaires sur douze mois ;

Attendu cependant que si la brutalité de la rupture des relations a nécessairement causé un préjudice correspondant à la perte d'un marché et la désorganisation à laquelle celle-ci a conduit, eu égard à la difficulté pour la victime de retrouver d'autres débouchés, l'évaluation de ce préjudice doit tenir compte de la durée de préavis qui ne saurait d'être d'une année entière pour une relation commerciale qui n'a duré que quatre ans; que pour autant, un préavis de quatre mois est insuffisant en ce qu'il doit être tenu compte de la difficulté particulière qu'a nécessairement rencontrée la société Ferme de Caillouet pour retrouver des clients à une époque de l'année où les référencements de fournisseurs ont déjà tous été faits pour l'année; que la durée normale d'un préavis donné au mois de décembre doit être en l'espèce de six mois;

Attendu en outre, que le préjudice ne peut être évalué sur la base du chiffre d'affaires lui-même mais doit simplement tenir compte de la perte de marge réalisée; que la marge globale étant évaluée par l'expert comptable à 50 % pour l'année 2006 et non à 25 % comme indiqué dans les écritures de la société Lesconi, le montant du préjudice subi sera fixé à la somme de 12 500 euro (CA x 6 mois x 50 %);

Sur le montant de l'amende civile:

Attendu que la rupture brutale des relations commerciales établies constituent des manœuvres déloyales envers les fournisseurs et causent un trouble à l'ordre public économique qui doit être sanctionné par une amende civile; que le montant de cette amende ne doit pas être calculé au prorata du préjudice subi par la victime directe du comportement fautif; que toutefois, eu égard à la gravité du comportement et au montant des bénéfices réalisés par la société Lesconi, le montant de 100 000 euro est excessif; qu'il sera ramené à la somme de 25 000 euro;

Sur l'article 700 du Code de procédure civile:

Attendu que, succombant en son appel, la société Lesconi a contraint Madame le ministre de l'Economie et la société Ferme de Caillouet à exposer des frais irrépétibles qui seront fixés à la somme de 1 500 euro chacun ;

Par ces motifs, LA COUR, Réforme le jugement sur le montant de l'amende civile; - Condamne la SAS Lesconi à une amende civile d'un montant de 25 000 euro ; - Confirme le jugement en ses autres dispositions: Statuant à nouveau, - Déclare recevable l'intervention en cause d'appel de la SARL Ferme de Caillouet; - Condamne la société Lesconi à payer à la société Ferme de Caillouet la somme de 12 500 euro à titre de dommages et intérêts; - Condamne la société Lesconi à payer à Madame le ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi et à la société Ferme de Caillouet la somme de 1 500 euro chacun en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile; - Condamne la société Lesconi aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.