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Décisions

CA Rennes, 2e ch. com., 20 janvier 2009, n° 08-01468

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Caud (SARL)

Défendeur :

Chanel (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Le Guillanton

Conseillers :

Mme Cocchiello, M. Christien

Avoués :

SCP Bazille, SCP Gauvain & Demidoff

Avocats :

Mes Breger, Bonneva-Desmicht

TGI Lorient, du 22 janv. 2008

22 janvier 2008

Exposé du litige

La société Chanel, propriétaire de la marque éponyme sous laquelle elle distribue ses produits de parfumerie au travers d'un réseau de distribution sélective, a fait constater par procès-verbal d'huissier du 14 février 2005 que la société Caud, exploitant une solderie sous l'enseigne commerciale Noz, diffusait ses produits sans son autorisation.

Elle l'a fait assigner en contrefaçon d'usage de marque ainsi qu'en violation de l'interdiction de revente hors réseau et en concurrence déloyale devant le Tribunal de grande instance de Lorient, lequel a, par jugement du 22 janvier 2008, statué en ces termes :

" Dit que la société Caud a fait usage de la marque Chanel sans l'autorisation de la société par actions simplifiée Chanel, dans des conditions constitutives de contrefaçon au sens de l'article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle ;

Dit que ces agissements sont constitutifs de concurrence déloyale ;

Condamne la société Caud à payer à la société par actions simplifiée Chanel la somme de 5 000 euro à titre de dommages-intérêts pour atteinte à la marque et préjudice commercial consécutif à la violation d'un réseau de distribution sélective ;

Interdit à la société Caud de continuer à faire usage de la marque susvisée, sous astreinte de 100 euro par usage constaté, à compter de la signification du présent jugement ;

Ordonne la mainlevée du séquestre en date du 15 février 2005;

Condamne la société à responsabilité limitée Caud à rembourser à la société Chanel les sommes de 653,91 euro et 389,68 euro correspondant au coût du constat d'huissier du 15 février 2005 et à la procédure sur requête;

Condamne la société Caud à payer à la société par actions simplifiée Chanel la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile;

Rejette toutes autres demandes;

Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement ;

Condamne la société Caud aux entiers dépens ".

Déniant avoir usé illicitement de la marque Chanel ou avoir concurrencé déloyalement la société Chanel, la société Caud a relevé appel de cette décision en concluant au rejet de la totalité des prétentions adverses.

Elle demande en outre l'allocation d'une indemnité de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Chanel a quant à elle formé appel incident en demandant à la cour de porter les dommages-intérêts alloués par les premiers juges à 20 000 euro au titre de la réparation du préjudice découlant de l'usage illicite de sa marque et de 20 000 euro au titre des agiss[ements] fautifs, parasitaires et déloyaux de la société Caud.

Elle sollicite aussi l'augmentation du montant de l'astreinte assortissant la mesure d'interdiction prononcée par les premiers juges, la publication de l'arrêt à intervenir dans trois journaux et l'allocation d'une indemnité complémentaire de 20 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour la société Caud le 3 octobre 2008, et pour la société Chanel le 6 août 2008.

Exposé des motifs

Sur la contrefaçon par usage illicite de marque

Il résulte du procès-verbal de constat du 14 février 2005 que l'huissier s'étant déplacé dans les locaux commerciaux de la société Caud a photographié le point de vente aménagé dans un hangar en tôles métalliques situé dans une zone commerciale et a en outre constaté le placardage d'affichettes publicitaires annonçant la vente à compter du 7 février 2005 avec rabais de 30 % de parfums et cosmétiques, dont ceux de la société Chanel dont la marque était reproduite.

L'huissier a découvert en ce lieu neuf produits Chanel "apparaissant comme ayant plus ou moins été manipulés" et dont les emballages comportaient la mention suivante "cet article ne peut être vendu que par des dépositaires agréés Chanel".

Il est par ailleurs constant que les produits litigieux ont été fournis par la société Chanel à la société Galeries Rémoises à laquelle elle était liée par un contrat de distribution sélective puis ont été acquis par la société Futura Finances au cours d'une vente aux enchères organisée en décembre 2004 par le liquidateur judiciaire du distributeur agréé, l'acquéreur les ayant enfin revendus à la société Caud.

Au visa de l'article L. 713-3 du Code de la propriété industrielle, la société Chanel fait en premier lieu grief à la société Caud de s'être rendue coupable de contrefaçon par usage illicite de sa marque dès lors que, commercialisant ses produits au travers d'un réseau de distribution sélective, elle n'avait jamais consenti à ce qu'ils fussent commercialisés en dehors de ce réseau et que les conditions de remise en vente portaient atteinte à l'image et au prestige de sa marque.

Le propriétaire d'une marque ne peut toutefois, selon l'article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle, interdire un nouvel acte de commercialisation sous sa marque d'un produit qu'il a lui-même déjà mis dans le commerce sauf s'il justifie de motifs légitimes.

A cet égard, la société Chanel fait pertinemment valoir que la commercialisation de produits dans des conditions portant atteinte à l'image de la marque et à la réputation du fabricant est de nature à constituer un juste motif pour écarter la règle d'épuisement des droits attachés à la marque édictée par l'article L. 713-4 précité.

En effet, les produits de parfumerie et de cosmétique Chanel relèvent de la catégorie des produits de luxe dont la haute qualité et l'image de raffinement à laquelle ils sont attachés dans l'esprit des consommateurs légitiment le respect de conditions de commercialisation particulières tenant notamment à la sophistication du cadre dans lequel les produits doivent être exposés et à la qualification des vendeur.

Ainsi, le lieu de vente et l'agencement du magasin du distributeur ne doivent pas nuire au prestige et à la notoriété de la marque, et la clientèle doit pouvoir être conseillée par un personnel suffisamment qualifié, ce que la société Caud, nonobstant ses allégations contraires, n'offrait nullement.

Il résulte au contraire des constatations de l'huissier que l'appelante exploite une solderie en libre service aménagée dans un hangar bardé de tôles situé dans une zone commerciale et que l'emballage des produits litigieux présentait des défauts d'aspect imputables à une manipulation excessive et sans soin.

De surcroît, les affichettes apposées par la société Caud faisaient usage à des fins publicitaires de la marque Chanel et, s'il est de principe que le distributeur offrant à la vente des produits authentiquement revêtus d'une marque peut aussi employer cette marque afin d'annoncer au public cette commercialisation, cette faculté ne l'autorisait nullement à utiliser celle-ci dans des conditions de nature à ternir son image, notamment comme en l'espèce en la reproduisant dans une mise en page et sur un support de médiocre qualité ainsi que dans un environnement dévalorisant.

La société Caud ne peut sérieusement prétendre que les règles applicables à la liquidation judiciaire de la société Galeries Rémoises imposaient au titulaire de la marque de renoncer à ses droits sur celle-ci, alors que, si la liquidation judiciaire mettait fin au contrat de distribution sélective liant la société Chanel à son distributeur, la vente par adjudication du stock de marchandises selon les modalités prévues n'emportait nullement la déchéance des droits du propriétaire de la marque et singulièrement de celui d'exiger que son usage ne portât point atteinte à son image et à son prestige.

De même, elle ne peut davantage soutenir que la société Chanel aurait implicitement consenti à la recommercialisation de ses produits en s'abstenant de contester judiciairement l'ordonnance du juge-commissaire du 7 novembre 2003 ayant autorisé la vente par adjudication des produits Chanel encore en stock chez le distributeur agréé en liquidation judiciaire, alors que cette ordonnance ne lui a jamais été notifiée et que, dès qu'elle en a eu connaissance, elle a, par courrier du 28 novembre 2003, informé le liquidateur de son opposition à la vente et rappelé qu'elle offrait de reprendre ses produits aux conditions prévues au contrat de distribution sélective la liant à la société Galeries Rémoises, obtenant ainsi leur retrait de la vente aux enchères organisée en décembre 2003, puis qu'elle a par un second courrier du 6 avril 2004 réitéré son opposition et communiqué au liquidateur, à la demande de celui-ci, le contrat de distribution sélective mentionnant l'interdiction de revente hors réseau et la faculté de reprise du fabricant.

Il s'en déduit que l'absence de recours contre la décision du juge-commissaire de la part de la société Chanel ne saurait s'analyser, à supposer même que ces recours aient pu avoir une chance raisonnable de succès, comme l'expression d'une volonté non équivoque de consentir à la recommercialisation de ses produits en dehors de son réseau de distribution sélective.

Au demeurant, la société Caud ne pouvait ignorer que le propriétaire de la marque s'opposait à une nouvelle commercialisation selon des modalités de nature à porter atteinte à son image et à son prestige, alors que l'emballage de chacun des produits en cause mentionnait explicitement que celui-ci ne pouvait être vendu que par un distributeur agréé par la société Chanel et qu'il appartenait donc à l'acquéreur de se renseigner sur les conditions de remise en vente auprès de la société Chanel ou en tout cas de son vendeur, la société Futura Finances, qui était en mesure de l'éclairer puisque les annonces légales ayant précédé la vente aux enchères spécifiaient que les acquéreurs devaient "se conformer à la législation et aux clauses accréditives de distribution des parfums et cosmétiques ".

Il est ainsi établi que le contexte et les conditions d'exposition à la vente des produits Chanel ainsi que de la publicité ayant accompagné cette opération commerciale affectaient négativement la valeur de la marque en ternissant l'allure et l'image de prestige des parfums et cosmétiques de luxe fabriqués par la société Chanel, laquelle avait ainsi de justes motifs de s'opposer à une nouvelle commercialisation de ceux-ci dans de telles circonstances.

Le préjudice subi du fait de l'usage illicite de sa marque résulte de l'atteinte portée à la valeur distinctive et patrimoniale de celle-ci, les efforts consentis par la société Chanel pour promouvoir ses produits de luxe étant ternis par les agissements de la société Caud qui dévalorisait la marque et en banalisait l'image.

La faute de la société Caud n'a toutefois concouru à la réalisation du dommage qu'à due concurrence des 31 articles effectivement mis en vente dans son magasin, et non pour la totalité des 980 produits de marque Chanel cédés par le liquidateur judiciaire de la société Galeries Rémoises.

Les premiers juges ont donc à juste titre fixé en considération des éléments de la cause le montant des dommages-intérêts à 5 000 euro.

Sur la violation de l'interdiction de revente hors réseau et la concurrence déloyale

Aux termes de l'article L. 442-6-I-6° du Code de [commerce], le commerçant participant directement ou non à la violation de l'interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective exempté au titre des règles applicables au droit de la concurrence engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé.

Or, il n'est en l'espèce pas discuté que le réseau de distribution sélective créé par la société Chanel à l'effet de commercialiser ses produits de luxe est licite et bénéficie du règlement européen d'exemption du 22 décembre 1999, de sorte que cette société est fondée à poursuivre toute violation de l'interdiction de revente en dehors de son réseau.

La société Caud, qui a participé à la violation de l'interdiction de revente hors réseau en commercialisant des produits de la société Chanel sans l'agrément de cette dernière, n'ignorait au demeurant pas l'existence de ce réseau de distribution sélective puisque, ainsi que cela a été précédemment rappelé, les annonces légales ayant précédé la vente aux enchères spécifiaient que les acquéreurs devaient "se conformer à la législation et aux clauses accréditives de distribution des parfums et cosmétiques ", et que surtout l'emballage de chacun des produits en cause mentionnait explicitement que celui-ci ne pouvait être vendu que par un distributeur agréé par la société Chanel.

Au surplus, s'il est de principe que le seul fait de mettre en vente des produits habituellement commercialisés au travers d'un réseau de distribution sélective ne constitue pas en lui-même un acte de concurrence déloyale, il en va différemment lorsque cette commercialisation s'accompagne de circonstances fautives.

Ainsi, en placardant dans son point de vente des affiches reproduisant la marque Chanel alors qu'elle ne disposait que d'une quantité limitée de produits de cette marque et que l'étanchéité du réseau de distribution sélective mis en place par le propriétaire de la marque lui interdisait de se réapprovisionner, la société Caud a utilisé celle-ci comme marque d'appel dans le seul but de profiter de son attrait auprès de la clientèle et de tenter de vendre d'autres articles que ceux annonces.

Ces agissements visant à bénéficier du pouvoir attractif de la marque Chanel ont de surcroît permis à la société Caud de tirer profit de l'image et du prestige de cette marque sans pour autant se soumettre aux contraintes pesant sur les distributeurs agréés, lesquels sont notamment tenus en vertu de leur contrat de distribution sélective d'offrir des services de conseil et de démonstration, d'employer un personnel qualifié en matière de parfumerie et de maintenir à un haut niveau de standing leur point de vente et son environnement.

Cette violation de l'interdiction de revente hors réseau de distribution sélective doublée d'agissements parasitaires constituent des fautes et ont généré un préjudice distincts de la faute caractérisant la contrefaçon par usage de marque et du préjudice né de l'atteinte à l'image de la marque en ayant découlé.

Il y a donc lieu de réparer ce préjudice séparément, contrairement à ce qu'ont décidé les premiers juges dont le jugement devra donc sur ce point être réformé.

Les ventes réalisées par la société Caud constituent un facteur de déséquilibre économique faussant les résultats des distributeurs agréés de la région qui étaient en droit de compter sur l'étanchéité du réseau de distribution sélective auquel ils appartiennent pour réaliser les objectifs de chiffre d'affaires que leur a assignés la société Chanel.

Celle-ci a en outre exposé des frais pour assurer l'étanchéité de son réseau, notamment en mettant en œuvre des moyens techniques visant à garantir la traçabilité de ses produits.

La société Chanel subit donc un trouble commercial aggravé par l'altération que sa clientèle pouvait avoir de la cohésion du réseau, mais celui-ci n'est toutefois imputable à la société Caud que dans les limites des produits qu'elle a effectivement mis en vente, de sorte que ce poste de préjudice sera exactement réparé par l'allocation de dommages-intérêts complémentaires d'un montant de 5 000 euro.

Sur les demandes accessoires de la société Chanel

Afin de garantir l'efficacité et la bonne exécution de leur décision, les premiers juges ont par ailleurs à juste titre fait interdiction à la société Caud de détenir, acheter ou vendre des produits Chanel et exactement fixé à 100 euro par produit le montant de l'astreinte assortissant cette interdiction.

Ils ont également pertinemment condamné la société Caud à rembourser à la société Chanel le coût du constat d'huissier dressé pour faire constater l'usage illicite de sa marque ainsi que les frais de la procédure sur requête exposés pour obtenir l'autorisation préalable au constat.

Le jugement attaqué sera donc sur ces points confirmé.

Il convient en outre d'ordonner la publication du présent arrêt dans deux journaux au choix de la société Chanel et aux frais de la société Caud sans que le coût de ces publications excède 4 000 euro hors taxe.

Et il serait enfin inéquitable de laisser à la charge de la société Chanel l'intégralité des frais exposés par elle à l'occasion de l'instance d'appel et non compris dans les dépens, en sorte qu'il lui sera alloué une somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Réforme le jugement rendu le 22 janvier 2008 par le Tribunal de grande instance de Lorient en ce qu'il n'a pas réparé le préjudice découlant de violation de l'interdiction de revente hors réseau de distribution sélective et des agissements parasitaires imputables à la société Caud et en ce qu'il a rejeté la demande de publication de la décision de condamnation; Condamne à ce titre la société Caud à payer à la société Chanel une somme de 5 000 euro; Ordonne la publication du présent arrêt dans deux journaux au choix de la société Chanel et aux frais de la société Caud sans que le coût de ces publications excède 4 000 euro hors taxe; Confirme la décision attaquée en ses autres dispositions ; Condamne la société Caud à payer à la société Chanel une somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile; Déboute les parties de toutes autres demandes contraires ou plus amples; Condamne la société Caud aux dépens d'appel; Accorde à la société civile professionnelle Gauvain et Demidoff, avoués associés, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.