CA Paris, 1re ch. H, 4 mars 2009, n° ECEC1010052X
PARIS
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Chevron Products Company (Sté), Shell (SAS), Esso (SAF), Total Réunion (SA), Total Outre-mer (SA)
Défendeur :
Air France (SA), Président du Conseil de la concurrence, Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Avoués :
SCP Fisselier Chiloux Boulay, Mes Huyghe, Teytaud, SCP Dubosq-Pellerin
Avocats :
Mes Manna, Hubert, de Montalembert, Manin, Rincazaux
Vu la décision n° 08-D-30 du 4 décembre 2008, notifiée le 12 décembre 2008, par laquelle le Conseil de la concurrence, saisi par la société Air France de pratiques mises en œuvre par des fournisseurs de carburéacteur, a retenu que les entreprises Total Outre-mer, Total Réunion, Total Global Aviation, Shell SPS et Esso SAD ont enfreint les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE en faussant la concurrence entre elles lors de l'appel d'offres organisé par Air France en 2002 pour la fourniture en carburéacteur de son escale à la Réunion, leur a infligé des sanctions pécuniaires et leur a ordonné de faire publier dans une édition des journaux " Les Echos ", " Air et Cosmos " et "Le Quotidien de la Réunion" un résumé de la décision figurant au point 537 de celle-ci, en prévoyant que ces publications pourraient être suivies de la mention selon laquelle la décision a fait l'objet d'un recours devant la Cour d'appel de Paris si tel est le cas;
Vu les recours formés contre cette décision le 12 janvier 2009 par la société Chevron Products Company (Chevron), par la SAS Société des Pétroles Shell (Shell) et par la société Esso SAF (Esso);
Vu les assignations délivrées les 26 et 28 janvier 2009 par lesquelles la société Chevron demande le sursis à l'exécution de la mesure de publication ordonnée à l'article 4 de la décision, jusqu'à ce que le Conseil de la concurrence publie une décision rectificative, et réclame à cette autorité une somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile:
Vu les assignations délivrées les 23, 26 et 28 janvier 2009 par lesquelles la société Shell demande le sursis à l'exécution de la mesure de publication ordonnée à l'article 4 de la décision, réclamant en outre au ministre chargé de l'Economie une somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;
Vu les assignations délivrées les 23 et 26 janvier 2009, complétées par les conclusions déposées le 13 février 2009, par lesquelles la société Esso demande le sursis à l'exécution de l'injonction de publication prononcée à son encontre;
Vu les conclusions d'intervention volontaire principale, déposées le 13 février 2009, par lesquelles la société Total Outre-mer demande le sursis à l'exécution de la mesure de publication;
Vu les conclusions d'intervention volontaire principale, déposées le 13 février 2009, par lesquelles la société Total Réunion demande le sursis à l'exécution de la mesure de publication;
Vu les conclusions en réponse déposées le 13 février 2009 par la société Air France qui s'oppose aux demandes et réclame aux sociétés Esso, Chevron et Shell une somme de 3 000 euro chacune sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
Vu les observations écrites du Conseil de la concurrence, en date du 10 février 2008, proposant un résumé à publier modifié;
Ayant entendu à l'audience publique du 16 février 2009, en leurs observations orales, les conseils des sociétés Chevron, Shell, Esso, Total Outre-mer, Total Réunion, et Air France qui ont été mis en mesure de répliquer, le représentant du Conseil de la concurrence et celui du ministre chargé de l'Economie;
Sur ce :
Attendu qu'il y a lieu de joindre les trois procédures, qui concernent la même décision;
Sur la recevabilité de l'intervention volontaire principale des sociétés Total Outre-mer et Total Réunion
Attendu que l'article R. 464-22 du Code de commerce dispose que les demandes de sursis à exécution prévues à l'article L. 464-8 sont portées par voie d'assignation devant le premier Président de la Cour d'appel de Paris selon les modalités du deuxième alinéa de l'article 485 du Code de procédure civile, que l'article R. 464-23 énumère les mentions que l'assignation contenir à peine de nullité, en particulier la date à laquelle a été formé le recours contre la décision dont le sursis est demandé, et que l'article R. 464-24 précise qu'à peine d'irrecevabilité de la demande prononcée d'office, l'assignation doit être délivrée à toutes les parties en cause devant le Conseil de la concurrence et au ministre chargé de l'Economie, une copie de l'assignation devant être immédiatement notifiée à la diligence de l'huissier de justice au Conseil de la concurrence par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ;
Attendu que les sociétés Total Outre-mer et Total Réunion, si elles ont formé un recours le 12 janvier 2009 contre la décision n° 08-D-30 du 4 décembre 2008, ne se sont pas conformées aux prescriptions précitées ; que leurs demandes de sursis à l'exécution de l'injonction qu'elle contient sont donc irrecevables;
Sur les demandes des sociétés Esso, Shell et Chevron
Attendu que, selon l'article L. 464-8 du Code de commerce, le recours n'est pas suspensif mais le premier président de la Cour d'appel de Paris, ou son délégué, peut ordonner qu'il soit sursis à l'exécution de la décision si celle-ci est susceptible d'entraîner des conséquences manifestement excessives ou s'il est intervenu postérieurement à sa notification des faits nouveaux d'une exceptionnelle gravité;
Attendu que la société Chevron rappelle préalablement que, dans cette affaire, le Conseil de la concurrence a publié un premier communiqué de presse comportant des erreurs qu'il a rectifiées discrètement sur son site par la suite, que plusieurs versions de la décision ont été successivement mises à la disposition du public postérieurement au 4 décembre 2008, officieusement par courriel aux parties tout d'abord, puis sur le site Internet du Conseil le même jour, qui comportaient également des erreurs significatives quant à l'identité exacte des sociétés sanctionnées et qui reproduisaient le nom des personnes physiques alors que leur anonymat aurait dû être conservé; qu'elle fait valoir également que le texte qu'il leur est enjoint de faire publier impute l'entente aux groupes Chevron, Total, Esso et Shell alors que ce sont les seules filiales en charge de la distribution du carburéacteur qui ont été sanctionnées, et qu'il contient une erreur quant au surcoût qui est résulté de cette pratique, qui n'atteint pas 30 % comme indiqué à tort mais 26,5 % en ce qui la concerne, et alors que le chiffre de 30 % ne constitue pas la moyenne des hausses imputées à chacun des participants, qu'enfin, la relation de l'affaire qu'il en fait n'est pas objective puisque le résumé mentionne une augmentation du "coût d'approvisionnement en carburant pour Air France sur l'escale de la Réunion", alors que c'est le " différentiel " seul qui a été augmenté, et que ce terme technique aurait pu être remplacé, pour une meilleure compréhension du public, par la formule "coût des prestations d'approvisionnement en carburant"; qu'elle estime en conséquence que la publication d'un texte comportant de telles anomalies, qui laisserait croire à l'opinion publique que c'est l'ensemble du groupe Chevron qui est impliqué pour toutes ses activités, alors que seule l'activité de fourniture de carburéacteur à la Réunion est concernée, et que les effets de l'entente alléguée sont bien plus importants que dans la réalité, emporterait des conséquences manifestement excessives justifiant la suspension de l'exécution de la mesure de publication prévue à l'article 4 de la décision, au moins jusqu'à ce que le Conseil procède à une décision rectificative, alors en outre que cette publication est désormais inutile dans la mesure où la condamnation intervenue a déjà fait l'objet d'une couverture médiatique, elle-même inexacte puisque les articles de presse publiés notamment dans les journaux visés par la décision, en ce qu'ils se fondaient sur les communiqués précédemment mentionnés, reproduisaient les erreurs qu'ils contenaient et que le Conseil a rectifiées par la suite mais seulement sur son site;
Attendu qu'au soutien de sa demande, la société Shell fait valoir que le texte qu'il lui est demandé de faire publier contient des erreurs manifestes, en ce qu'il impute les pratiques au groupe Shell, alors qu'il s'agit d'elle-même, de dimension plus modeste, et en ce qu'il fait état d'une augmentation de 30 % du prix du différentiel, alors que, pour ce qui la concerne, il s'agissait d'une augmentation de 14,7 % et que le chiffre indiqué ne correspond pas à la moyenne des augmentations constatées reproduites au point 111 de la décision, qui s'établit à 24,941 % ; qu'elle ajoute que, dans cette affaire, le Conseil de la concurrence a publié un communiqué de presse comportant ces mêmes erreurs qui ont été largement relayées par la presse, laissant ainsi entendre que c'est la totalité du prix du carburant qui a été majorée de 30 %, alors que le différentiel n'en constitue qu'une partie, et que l'augmentation constatée par le Conseil correspond en réalité à 4,9 % du prix total du carburant entre 2001 et 2002 ; qu'elle estime donc que la publication d'un tel résumé engendrerait des conséquences manifestement excessives, tant à son égard qu'à celui du groupe auquel elle appartient;
Attendu que la société Esso se prévaut pour sa part du risque sérieux d'annulation de la décision, au fond, en particulier en ce que le Conseil de la concurrence a eu recours à la procédure du règlement n° 1-2003 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité pour demander à l'Office of Fair Trading (OFT) de recueillir des preuves pour son compte alors que le droit communautaire n'était pas applicable en la cause ; qu'elle invoque aussi l'absence d'objectivité et d'exactitude du résumé qu'il lui est enjoint de publier, en particulier en ce qu'il procède à une confusion sur l'identité des entités condamnées, en citant le groupe Esso alors qu'il s'agit d'elle-même, et en ce qu'il contient l'affirmation erronée que "la restriction des volumes offerts eu pour effet une augmentation de 30 % du prix du différentiel" alors qu'au mieux, le paragraphe 113 de la décision fait état d'une augmentation de "près de 30 %" du différentiel, et que le tableau reproduit au paragraphe 111 de la décision, qui indique les augmentations du prix du différentiel pratiqué par chaque compagnie pétrolière au dernier tour de l'appel d'offres de 2002 par rapport aux prix de 2001 conduit à une augmentation moyenne de 24,8 % du prix du différentiel;
Attendu, d'abord, qu'il n'appartient pas au magistrat délégué par le premier Président de contrôler la légalité de la décision, objet du recours dont la cour aura à connaître, à moins qu'en raison d'une violation flagrante des règles de droit qui lui sont applicables, la décision ne soit sérieusement menacée d'annulation de sorte que son exécution dans ces conditions serait de nature à engendrer les conséquences manifestement excessives prévues par l'article L. 464-8 précité;
Attendu qu'en l'espèce, l'applicabilité du droit communautaire aux faits poursuivis, qui a donné lieu à trois pages de motivation au sein de la décision du Conseil (§ 166 à 184), relève à l'évidence d'un débat approfondi et ne saurait caractériser la violation flagrante précitée;
Attendu, ensuite, que la décision ordonne des publications dans des journaux généralistes, ce qui exige que le sens du résumé à publier soit aisément accessible à tous et dénué d'ambiguïté;
Or, attendu que, sans être formellement inexact, le communiqué qu'il est enjoint aux requérantes de faire publier entretient une confusion fâcheuse entre ces sociétés, dont l'identité est précisée au début du texte, et les groupes auxquels elles appartiennent, dont le chiffre d'affaires a été pris en compte pour la détermination de la sanction eu égard au fait qu'elles publient des comptes consolidés, pouvant laisser croire à un lecteur non spécialisé que ce sont les groupes eux-mêmes qui sont sanctionnés, d'autant que le résumé précise à la phrase précédente, pour expliquer le montant des sanctions, que "les pratiques constatées, émanant de compagnies pétrolières qui appartiennent aux plus grands groupes mondiaux du secteur, sont particulièrement graves";
Que, de même, y est fait état d'une "augmentation de 30 % du prix du différentiel" qui, même si elle est assortie de précisions techniques sur la définition exacte de ce terme, peut laisser à comprendre à un lecteur moyennement attentif que ce chiffre correspond à l'augmentation générale du "coût d'approvisionnement en carburant", mentionné à la phrase précédente, alors qu'il ne s'agit que d'une fraction de ce coût;
Qu'enfin, le Conseil lui-même admet que le chiffre de 30 % est erroné, qu'il s'agit plutôt de " près de 30 % " (indiqué au § 113 de la décision), et même très exactement de 27,7 %, ce chiffre correspondant à "la moyenne des augmentations des différentiels pratiquées par les compagnies entre l'année 2001 et l'année 2002, pondérée par les parts de marché en volume des compagnies concernées par les appels d'offres de ces deux années (...) à l'exclusion des sociétés du groupe Total qui n'étaient pas présentes an 2001", étant observé que cette explication, fournie a posteriori dans les observations du Conseil, ne figure pas dans la décision en cause;
Attendu qu'il résulte de ce qui précède que le résumé dont la publication est ordonnée ne répond pas aux exigences précitées et que, dans cette mesure, l'injonction est susceptible d'engendrer des conséquences manifestement excessives à l'égard des sociétés requérantes ; que le sursis doit donc être accordé, étant précisé qu'en raison de l'indivisibilité de la publication ordonnée, ce sursis s'applique aussi aux sociétés Total Outre-mer et Total Réunion, présentes à la procédure;
Et attendu qu'il n'y a pas lieu de faire application en la cause des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile;
Par ces motifs, Ordonnons la jonction des procédures enrôlées sous les numéros 09-466, 09-1398 et 09-1470; Déclarons irrecevables les demandes de sursis à exécution présentées par voie d'intervention volontaire par les sociétés Total Réunion et Total Outre-mer; Ordonnons le sursis à l'exécution de l'injonction de publication prononcée contre les société Total Réunion, Total Outre-mer, Chevron Products Company, Shell PS et Esso SAF, à l'article 4 de la décision n° 08-D-30 rendue le 4 décembre 2008 par le Conseil de la concurrence, jusqu'à ce que la cour statue sur le bien-fondé des recours formés par ces sociétés contre la décision; Vu l'article 700 du Code de procédure civile, rejetons les demandes de la Société des Pétroles Shell et de la société Chevron Products Company; Laissons aux sociétés Total Réunion et Total Outre-mer la charge des dépens par elles exposés et disons qu'en ce concerne les sociétés Chevron Products Cornpany, Shell PS et Esso SAP, les dépens de la présente instance suivront le sort de ceux de l'instance au fond.