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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 juin 2009, n° 07-10478

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Doux Aliments Bretagne (SNC), Doux Aliments Vendée (SNC), Doux Aliments Cornouaille (SNC), Doux Aliments Bretagne (SARL)

Défendeur :

Ceva santé animale (SA), Ajinomoto Eurolysine (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Le Fevre

Conseillers :

MM. Roche, Birolleau

Avoués :

SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet, SCP Hardouin, SCP Bernabe-Chardin-Cheviller

Avocats :

Mes Lehman, Fribourg, Bertrou

T. com. Paris, du 29 mai 2007

29 mai 2007

LA COUR,

Vu l'appel interjeté par la SNC Doux Aliments Bretagne, la SARL Doux Aliments Bretagne, la SNC Doux Aliments Vendée et la SNC Doux Aliments Cornouaille à l'encontre du jugement rendu le 29 mai 2007 par le Tribunal de commerce de Paris qui a dit recevable l'action des sociétés Doux, a mis hors de cause la société Ceva, a débouté les sociétés Doux de leurs demandes et les a condamnées à payer à Ceva la somme de 2 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens;

Vu les dernières conclusions enregistrées le 10 avril 2009 de la SNC Doux Aliments Bretagne, de la SARL Doux Aliments Bretagne, de la SNC Doux Aliments Vendée et de la SNC Doux Aliments Cornouaille qui demandent à la cour d'infirmer le jugement et :

- à titre principal, de condamner solidairement les sociétés Ajinomoto Eurolysine et Ceva santé animale à restituer leur excédent de facturation à la SNC Doux Aliments Vendée pour la somme de 347 667 euro HT, à la SARL Doux Aliments Bretagne pour celle de 590 358 euro HT, à la SNC Doux Aliments Cornouaille pour celle de 139 126 euro HT, à la SNC Doux Aliments Bretagne pour celle de 187 016 euro HT, avec capitalisation des intérêts à compter du 1er janvier 1995;

- à titre subsidiaire :

- de condamner solidairement Ajinomoto Eurolysine et Ceva santé animale à payer, à titre de dommages et intérêts, à la SNC Doux Aliments Vendée la somme de 347 667 euro, à la SARL Doux Aliments Bretagne celle de 590 358 euro HT, à la SNC Doux Aliments Cornouaille celle de 139 126 euro HT, à la SNC Doux Aliments Bretagne celle de 187 016 euro HT;

- de condamner les mêmes à payer, en raison du retard dans le paiement, à la SNC Doux Aliments Vendée la somme de 173 833,50 euro, à la SARL Doux Aliments Bretagne celle de 295 269 euro, à la SNC Doux Aliments Cornouaille celle de 69 563 euro, à la SNC Doux Aliments Bretagne celle de 93 508 euro;

- à titre infiniment subsidiaire, de désigner tel expert avec pour mission notamment de chiffrer le préjudice subi par les sociétés Doux, de condamner solidairement Ajinomoto Eurolysine et Ceva santé animale à payer, à titre de dommages et intérêts, à la SNC Doux Aliments Vendée la somme de 100 000 euro, à la SARL Doux Aliments Bretagne celle de 250 000 euro, à la SNC Doux Aliments Cornouaille celle de 50 000 euro, à la SNC Doux Aliments Bretagne celle de 100 000 euro;

- en tout état de cause, de condamner solidairement Ajinomoto Eurolysine et Ceva santé animale à payer en application de l'article 700 du Code de procédure civile à la SNC Doux Aliments Vendée la somme de 10 000 euro, à la SARL Doux Aliments Bretagne celle de 48 000 euro, à la SNC Doux Aliments Cornouaille celle de 7 000 euro, à la SNC Doux Aliments Bretagne celle de 10 000 euro;

Vu les dernières conclusions enregistrées le 30 avril 2009 de la SAS Ajinomoto Eurolysine qui demande à la cour de dire les sociétés Doux irrecevables en leurs demandes faute d'intérêt à agir, subsidiairement, de confirmer le jugement, de débouter les appelantes de leurs demandes et de les condamner à lui payer la somme de 10 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile;

Vu les dernières conclusions enregistrées le 12 mars 2009 de la SA Ceva santé animale qui demande à la cour de confirmer le jugement entrepris et de condamner les appelantes à lui payer les sommes de 10 000 euro pour procédure abusive et de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel;

Considérant qu'il résulte de l'instruction que, de 1990 à 1995, les sociétés Doux, productrices de volailles, ont acquis la lysine, acide aminé synthétique entrant dans la préparation de l'alimentation animale, auprès de la société Ceva santé animale qui l'achetait elle-même à la société Ajinomoto Eurolysine ; que, par une décision du 7 juin 2000, la Commission européenne a retenu l'existence de pratiques anti-concurrentielles sur le marché de lysine commises, entre juillet 1990 et le 27 juin 1995, par cinq producteurs de cette substance, dont la société Ajinomoto Eurolysine à l'encontre de laquelle a été prononcée une amende de 28 300 000 euro ; que, le 13 avril 2005, les sociétés Doux ont assigné, aux fins d'obtenir réparation du préjudice occasionné par la majoration des prix de vente de lysine, Ajinomoto et Ceva devant le Tribunal de commerce de Libourne qui s'est déclaré incompétent au profit de celui de Paris ;

Considérant que les appelantes sollicitent la condamnation d'Ajinomoto et de Ceva sur le fondement, à titre principal, de l'article 1376 du Code civil, subsidiairement, de celui de l'article 1382 du même Code ;

Sur la demande de répétition de l'indû

Considérant qu'Ajinomoto conclut à l'irrecevabilité de l'action intentée à son encontre sur le fondement de l'article 1376 du Code civil pour absence d'intérêt à agir des sociétés Doux avec lesquelles elle n'a, à aucun moment, été en relation ; que toutefois, comme l'a retenu le tribunal, l'action est recevable dès lors qu'elle peut être engagée à l'encontre de celui qui a bénéficié d'un enrichissement indu, peu important l'existence ou non d'un lien de droit entre les parties ;

Considérant que les paiements concernés ont été effectués conformément à des conventions valablement conclus et pour les montants prévus par ces contrats ; que la cour ne peut constater aucun excédant de facturation; que les fautes éventuelles d'une partie ne rendent pas "indûs" les paiements effectués conformément au contrat ; que les appelantes seront donc déboutées de leurs demandes formulées sur ce fondement;

Sur la demande fondée sur l'article 1382 du Code civil

Considérant que les sociétés Doux soutiennent que l'entente prohibée a eu pour effet d'augmenter le prix de vente de lysine de 30 % et, se prévalant des conclusions de l'étude réalisée par le Professeur Christian Mouchet les 13 février et 10 mai 2006, réclament, en réparation de leur préjudice constitué par une perte de marge et une baisse de compétitivité, des dommages et intérêts correspondant à 30 % du montant de leurs achats de lysine sur la période considérée ; qu'Ajinomoto réplique que les sociétés Doux n'établissent ni le préjudice qu'elles prétendent avoir subi par suite des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la Commission européenne, ni le quantum du préjudice allégué, et en tout cas ne démontrent pas qu'elles n'ont pas été en mesure de répercuter les hausses de prix en cause sur leurs propres clients ;

Considérant que la responsabilité d'une personne sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ne peut être retenue que sur la base d'une faute, d'un préjudice et d'un lien causal entre les deux;

Considérant que la réalité d'une faute résulte de la décision du 7 juin 2000 de la Commission européenne qui a retenu qu'ont été commises entre 1990 et 1995 des pratiques contraires à la loi, de nature anticoncurrentielle, sur le marché de la lysine, pratiques constituées par des accords de prix, des accords sur les quantités et des accords d'échange d'information sur les volumes des ventes ; que ces actes sont imputables, parmi les cinq entreprises sanctionnées, à Ajinomoto, identifiée comme "un des moteurs de cette entente mondiale" (considérant 332) ;

Considérant que cette faute a nécessairement eu un effet sur le marché de la lysine, ainsi que l'a observé la Commission européenne au considérant 261 de sa décision : "l'infraction en cause, commise par des entreprises qui étaient pratiquement, durant la période couverte par cette décision, les seuls producteurs de lysine au monde, a eu pour effet de faire monter les prix à un niveau supérieur à celui qu'ils auraient atteint autrement et de restreindre les volumes des ventes, et, par conséquent, a eu un impact concret sur le marché de la lysine dans l'Espace économique européen";

Considérant que, dès lors qu'il y a une distorsion de concurrence, elle est de nature à causer un préjudice ; qu'en l'espèce, les faits d'entente commis par Ajinomoto entre juillet 1990 et juin 1995 ont engendré, pour les sociétés Doux, un surcoût des achats de lysine par rapport à des conditions économiques normales; que les appelantes sont fondées à demander réparation du préjudice ainsi occasionné; que la circonstance que les sociétés Doux auraient été en mesure de répercuter ce surcoût sur les hausses de prix du produit est sans incidence sur l'étendue du droit des appelantes à réparation;

Considérant que, si l'étude de M. Mouchet retient que les sociétés Doux ont dû faire face à une perte d'exploitation et recourir dans des proportions accrues à leur trésorerie, la cour ne retiendra pas les conclusions de l'expert sur l'évaluation du préjudice ; qu'en effet, cette analyse encourt la critique en raison de la méthode employée, qualifiée par l'expert lui-même d'" imprécise " (page 2 de la note du 10 mai 2006), des données utilisées - essentiellement celles citées par la décision de la Commission européenne, soit des moyennes de prix, tous marchés européens et toutes formes (cristallisée ou liquide) de lysine confondues - et de l'hypothèse de travail qui conduit l'expert à retenir, aux termes d'un raisonnement théorique, un prix de marché moyen de la lysine, pour la période 1991-1995, de 3,25 DM/kg alors même qu'il n'est pas contesté que le cours du marché a connu, au cours de cette même période, des fluctuations erratiques;

Considérant toutefois que les charges accrues supportées par les sociétés Doux par suite des majorations de prix ont été la cause d'un préjudice constitué par une perte de la compétitivité de leurs produits ; qu'elles constituent en réalité la cause d'une perte de chance que la cour indemnisera à hauteur de 30 % des sommes réclamées, soit 56 000 euro pour la SNC Doux Aliments Bretagne, 177 000 euro pour la SARL Doux Aliments Bretagne, 105 000 euro pour la SNC Doux Aliments Vendée, et 42 000 euro pour la SNC Doux Aliments Cornouaille, sommes qu'Ajinomoto sera condamnée à payer à chacune d'elles;

Considérant que les appelantes n'invoquent aucun manquement aux règles de la concurrence, ni ne formulent aucun grief à l'encontre de Ceva qui n'est ni visée, ni même citée par la décision de la Commission européenne du 7 juin 2000 ; que le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté les sociétés Doux de leurs demandes à l'encontre de Ceva; qu'il sera également confirmé sur le rejet de la demande de Ceva de condamnation pour procédure abusive, cette dernière ne justifiant pas d'un préjudice qui ne serait pas déjà indemnisé par les sommes allouées en application de l'article 700 du Code de procédure civile;

Considérant que l'équité commande de condamner, au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Ajinomoto à payer à chacune des appelantes la somme de 6 000 euro et les appelantes à payer 3 000 euro à Ceva santé animale qu'Ajinomoto, qui succombe, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel;

Par ces motifs, Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la SNC Doux Aliments Bretagne, la SARL Doux Aliments Bretagne, la SNC Doux Aliments Vendée et la SNC Doux Aliments Cornouaille de leurs demandes à l'encontre de la SAS Ajinomoto Eurolysine et en ce qu'il a statué sur les dépens. Le confirme pour le surplus. Condamne la SAS Ajinomoto Eurolysine à payer, à titre de dommages et intérêts, à la SNC Doux Aliments Bretagne la somme de 56 000 euro, à la SARL Doux Aliments Bretagne celle de 177 000 euro, à la SNC Doux Aliments Vendée celle de 105 000 euro, et à la SNC Doux Aliments Cornouaille celle de 42 000 euro. Condamne la SAS Ajinomoto Eurolysine à payer, en application de l'article 700 du Code de procédure civile, à chacune des sociétés SNC Doux Aliments Bretagne, SARL Doux Aliments Bretagne, SNC Doux Aliments Vendée et SNC Doux Aliments Cornouaille la somme de 6 000 euro. Condamne solidairement la SNC Doux Aliments Bretagne, la SARL Doux Aliments Bretagne, la SNC Doux Aliments Vendée et la SNC Doux Aliments Cornouaille à payer à la SA Ceva santé animale la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel. Condamne la SAS Ajinomoto Eurolysine aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.