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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 19 février 2009, n° 06-09521

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Back Europ France (SA)

Défendeur :

Lesaffre (GIE)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Deurbergue

Conseillers :

Mme Le Bail, M. Picque

Avoués :

Me Pamart, SCP Monin-d'Auriac de Brons

Avocats :

Mes Lehuede, Sélinsky

T. com. Paris, du 11 mai 2006

11 mai 2006

Négociant en produits pour la panification, la SA Back Europe France -BEF- (ci- après Back Europe ou BEF) est une société anonyme à capital variable dont les actionnaires-coopérateurs sont eux-mêmes des grossistes en fournitures de produits pour la boulangerie-pâtisserie. Se décrivant comme une centrale d'achats, revendant la marchandise à ses coopérateurs, elle s'estime victime de pratiques discriminatoires par les prix, exercées à son égard par le GIE Lesaffre, fabricant de levures, dont elle indique qu'il contrôlerait 69 % du marché français.

Le 7 mai 2004, invoquant les articles L. 441-6 du Code de commerce et 11 du Code de procédure civile, la société BEF a attrait le groupement Lesaffre devant le Tribunal de commerce de Paris, aux fins, (dans le dernier état des demandes), de l'entendre condamner à lui remettre, (sous astreinte):

- le barème de prix pour les industriels de la panification au cours des années 2001 à 2005,

- et la brochure des produits vendus aux industriels,

outre 5 000 euro de frais irrépétibles.

Invoquant la circulaire "Dutreil" du 16 mai 2003, relative à la réglementation commerciale entre fournisseurs et distributeurs, le groupement Lesaffre s'est opposé aux demandes et a requis 5 000 euro de frais non compris dans les dépens.

Par jugement contradictoire du 11 mai 2005, le tribunal, estimant notamment, que la loi ne met pas à la charge du groupement Lesaffre l'obligation de communiquer, à une catégorie de clients, le barème appliqué à une autre, a débouté la société BEF de ses demandes et l'a condamnée à verser 5 000 euro de frais irrépétibles.

Vu l'appel interjeté le 26 mai 2006 par la société BEF et ses ultimes écritures signifiées le 1er octobre 2008 poursuivant la réformation du jugement, en priant la cour:

- d'enjoindre le GIE Lesaffre de communiquer, dans les huit jours de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 1 500 euro par jour de retard, le barème de prix concernant les industriels de la panification au moins en ce qui concerne:

• la levure pressée standard dénommée "l'hirondelle bleue" conditionnée en blocs de 500 g, durant les années 1995 à 2002,

• la levure dénommée " Levamax " durant les années 2002 à 2008,

- d'ordonner, dans le même délai et sous la même astreinte, la communication du catalogue des produits vendus par le GIE Lesaffre aux industriels de la panification,

- de surseoir à statuer dans l'attente de la production forcée en renvoyant les parties à conclure dès sa survenance, subsidiairement, d'instituer une mesure d'instruction pour essentiellement, rechercher si le GIE Lesaffre a commercialisé la levure pressée standard "l'hirondelle bleue" conditionnée en blocs de 500 g durant les années 1995 à 2002, et la levure " Levamax " durant les années 2002 à 2008, auprès des industriels de la panification et, corrélativement, de procéder à une comparaison des prix pratiqués en recherchant si l'écart se justifie et en rassemblant les éléments permettant de déterminer son préjudice,

- de surseoir également à statuer sur les demandes reconventionnelles de l'intimé;

Vu les dernières conclusions signifiées le 23 septembre 2008, par le GIE Lesaffre réclamant 20 000 euro de frais irrépétibles et:

- à titre principal, soulevant l'irrecevabilité du recours intenté par la société BEF,

- subsidiairement, poursuivant la confirmation du jugement;

Sur ce, LA COUR:

Considérant que la société BEF, qui avait indiqué aux premiers juges qu'elle n'entendait pas plaider l'abus de position dominante (jugement page 14), invoque désormais également l'article L. 442-6, 1°, obligeant l'auteur d'un avantage ou d'un désavantage dans la concurrence, à réparer le préjudice correspondant subi par la victime de la pratique, en précisant [conclusions page 10] qu'en présence d'indices sérieux de pratiques discriminatoires, elle s'estime fondée à demander la communication des conditions générales de vente et en faisant valoir que l'abrogation intervenue par la loi du 4 août 2008 ne vaut que pour l'avenir;

Que contestant la réalité de deux réseaux distincts de commercialisation (l'un pour les industriels, l'autre pour les grossistes approvisionnant les artisans-boulangers), elle fait valoir que la levure commercialisée sous la marque "L'Hirondelle" en paquet de 500 g est vendue tant aux grossistes qu'aux industriels de la panification, mais avec des différences de prix "considérables", les écarts étant de l'ordre de 40 %, sans justification objective;

Que l'appelante en déduit que cette pratique, émanant d'une entreprise dominante, "ne peut que fausser le jeu de la concurrence", le groupement Lesaffre abusant de sa position en limitant l'accès au marché, au mépris des dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce;

Qu'elle soutient que le GIE Lesaffre a commis un abus de position dominante en agissant sur le marché pertinent de commercialisation de la levure, (identifié par le Conseil de la concurrence, le 22 mars 1989), et que la position dominante du GIE s'apprécie au regard des parts de marchés détenues par deux opérateurs seulement (le GIE Lesaffre, se trouvant être, selon l'appelante, le leader de la levure);

Qu'elle critique aussi le comportement abusif du GIE, en indiquant qu'il a établi des différences tarifaires sur des mêmes produits, ce qui tend, selon son analyse, à fausser le jeu de la concurrence et à limiter l'accès au marché des industriels, puisque ceux-ci ont tout intérêt à se tourner vers le GIE Lesaffre pour bénéficier de conditions particulièrement favorables;

Que la société Back Europe en déduit qu'un tel comportement, crée une hausse artificielle des prix, en la pénalisant par une baisse de son chiffre d'affaires et estime en outre, que les artisans-boulangers, qui se fournissent auprès d'elle, ont également été pénalisés au détriment des industriels;

Qu'elle se considère, dès lors, fondée à réclamer la production forcée des conditions générales de vente du GIE Lesaffre à destination des industriels de la panification, en vue d'établir la pratique consistant, sans justification objective, à avantager un secteur d'activité, en l'espèce les industriels de la panification, par rapport à un autre, soit le secteur des artisans-boulangers, clients finaux des grossistes coopérateurs de la société BEF;

Que l'appelante fait aussi observer que la demande d'expertise formulée devant la cour, tend aux mêmes fins que la demande initialement formulée en première instance, ce qui n'en fait pas, selon elle, une demande susceptible d'être écartée en appel au prétendu motif qu'elle serait nouvelle;

Considérant que le GIE Lesaffre fait observer qu'initialement, l'instance avait pour unique objectif d'obtenir la communication de tarifs, fondé sur le seul article L. 441-6 du Code de commerce;

Que l'intimé estime que devant la cour, les moyens et demandes de la société BEF ne font plus référence à la transparence tarifaire et qu'elle invoque désormais les articles L. 442-6 et L. 420-1 du Code de commerce, pour en déduire que si le recours en appel portait sur un jugement relatif à la transparence tarifaire, la cour se trouve désormais saisie de prétendues pratiques restrictives et anti-concurrentielles;

Qu'exposant avoir deux catégories distinctes de clients qui achètent la levure:

- les utilisateurs, tels les industriels qui la transforment en l'incorporant à leurs propres produits,

- et les négociants, telle la société BEF, qui achètent pour revendre en l'état, le GIE Lesaffre estime que cette dernière est une concurrente, en ce qu'elle s'adresse aux mêmes clients finaux, et qu'elle profite de sa puissance d'achat pour tenter d'obtenir les conditions commerciales plus avantageuses qui sont consenties aux industriels.

Qu'il en déduit être fondé à ne pas communiquer sa grille tarifaire à un concurrent mais soutient, en revanche, que la société BEF intervenant sur le marché de la commercialisation de la levure, n'est pas en concurrence avec les industriels qui interviennent sur le marché de la panification;

Qu'il estime licite la pratique d'une différenciation tarifaire entre catégories de clientèles objectivement distinctes et de réserver, en conséquence, la communication de chaque barème de prix aux seuls clients appartenant à la catégorie concernée, en faisant valoir que cette pratique relève de sa liberté stratégique quant à la commercialisation de ses produits au titre de sa politique commerciale unilatérale, et qu'il demeure libre de modifier l'organisation de son réseau de distribution sans que les clients bénéficient d'un droit acquis au maintien de leur situation;

Que le GIE soutient aussi que la société BEF n'est pas fondée à se prétendre titulaire d'un droit à communication, ni même à l'application des conditions commerciales réservées aux industriels en ce que le Code de commerce:

- autorise un fournisseur à déroger au principe de la transparence en présence de deux catégories d'acheteurs différents,

- ne condamne pas la différentiation tarifaire entre deux catégories différentes de clientèles, dont les activités ne sont pas les mêmes et qui n'interviennent pas au même niveau de la chaîne de distribution, pour en déduire qu'il est en droit de segmenter sa clientèle par catégorie de distribution de produit répondant à des besoins spécifiques, en soutenant, en l'espèce, que la société BEF et les industriels ne sont pas en concurrence;

Qu'invoquant les travaux récents des commissions mises en place par les pouvoirs publics, préconisant l'instauration de la liberté tarifaire dans la distribution en levant les interdictions de "revente à perte" et de discrimination tarifaire, le GIE fait valoir que le premier alinéa de l'article L. 442-6, I, 1° du Code de commerce a été abrogé, lequel, en tout état de cause, supposait, selon lui, de comparer les situations de clients placés dans les mêmes conditions a l'égard du fournisseur;

Que l'intimé estime aussi que la demande d'expertise est nouvelle en cause d'appel, donc à ce titre irrecevable, et n'a pour objet que d'anticiper sur une future action en responsabilité qui serait fondée sur l'article L. 442-6 du Code de commerce;

Qu'il considère que l'article L. 420-1 du Code de commerce désormais invoqué par l'appelante, est relatif aux pratiques anticoncurrentielles et poursuit des fins différentes que celles de l'article L. 441-[6] du même Code, lesquelles sont sans rapport, à ses yeux, avec le présent litige;

Qu'affirmant être confronté à la concurrence de nombreux autres opérateurs sur le marché de la levure, le GIE Lesaffre estime que, tout en se prétendant victime d'un abus de position dominante, l'appelante:

- n'en délimite pas pour autant, le marché pertinent, en se fondant uniquement sur la décision du 22 mars 1989 du Conseil de la concurrence qui portait sur le marché global de la panification,

- et ne démontre pas davantage une prétendue domination du GIE sur ce marché, ni l'exploitation abusive de l'éventuelle position dominante;

Ceci ayant été rappelé,

Sur la recevabilité du recours de la société Back Europe

Considérant qu'en se bornant à soutenir que la société Back Europe n'a aucun droit à se voir communiquer ses conditions commerciales et que les nouveaux arguments de l'appelante n'ont pas de lien avec l'objet de son action, le GIE Lesaffre ne démontre pas l'irrecevabilité alléguée de l'appel interjeté par la société Back Europe;

Sur la communication à la société Back Europe des tarifs spécifiques aux industriels de la panification

Considérant qu'il n'est pas contesté que la société Back Europe est un grossiste revendant la levure en l'état à ses clients tandis que les industriels de la panification transforment la levure achetée auprès du GIE Lesaffre en l'incorporant aux produits de panification qu'ils fabriquent pour être ensuite commercialisés;

Que dès lors, la société Back Europe ne fait pas partie de la même catégorie d'acheteurs de levure que les industriels de la panification;

Qu'il était admis, sous l'empire de l'article L. 441-6 du Code de commerce en vigueur au jour de l'introduction de la demande, le 7 mai 2004, tant par la pratique que par la doctrine administrative, que la diversité des situations dans lesquelles sont placés les acheteurs justifie qu'un vendeur établisse des conditions générales de vente et des tarifs différenciés selon les catégories d'acheteurs dont la communication est réservée aux seuls destinataires concernés;

Que cette pratique et cette doctrine administrative ont été consacrées par le législateur dès la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 ayant expressément prévu que "les conditions générales de vente peuvent être différenciées selon les catégories d'acheteurs de produits [...] et notamment entre grossistes et détaillants, l'obligation de communication" ne s'appliquant dès lors "qu'à l'égard des acheteurs de produits [...] d'une même catégorie", étant au surplus observé que la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 a supprimé toute référence à des catégories devant être définies par voie réglementaire;

Qu'en conséquence, la société Back Europe n'est pas fondée à exiger la communication du barème de prix concernant les industriels de la panification, quel que soit le conditionnement de la levure, ni davantage celle du catalogue des produits vendus par le GIE Lesaffre aux industriels de la panification;

Sur la pratique restrictive de concurrence alléguée

Considérant que la société Back Europe invoque aussi l'article L. 442-6, 1° du Code de commerce qui disposait (avant d'être abrogé par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008) que le producteur engage sa responsabilité en pratiquant, à l'égard d'un partenaire économique des conditions de vente discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant, de fait pour ce partenaire, un désavantage dans la concurrence;

Mais considérant que les différences de tarification, dont se plaint la société Back Europe, sont précisément justifiées par la diversité des situations dans lesquelles sont placés les acheteurs du GIE Lesaffre, justifiant l'établissement de conditions générales de vente et de tarifs différenciés selon les catégories d'acheteurs;

Que dès lors, la société Back Europe n'est pas victime de conditions de vente discriminatoires non justifiées;

Sur la pratique anticoncurrentielle alléguée

Considérant que la société Back Europe invoque aussi l'article L. 420-2 du Code de commerce concernant l'exploitation abusive par le GIE Lesaffre de sa position dominante sur le marché intérieur de la levure;

Qu'il résulte des pièces versées au dossier qu'en contrôlant plus de la moitié du marché de la production de la levure en France, le GIE Lesaffre et son groupe sont effectivement en situation dominante, aucun autre produit n'étant "substituable";

Mais considérant que la diversité des situations dans lesquelles sont placés les acheteurs de levure, justifie précisément que le GIE Lesaffre établisse des conditions générales de vente et des tarifs différenciés selon les catégories;

Qu'en conséquence, la société Back Europe ne rapporte pas la démonstration, qui lui incombe, que le GIE Lesaffre aurait abusé de sa position dominante sur le marché intérieur de la production et de la commercialisation de la levure en France;

Qu'il n'est pas davantage pertinent de prétendre que les artisans boulangers qui se fournissent auprès de la société Back Europe seraient pénalisés, alors qu'il n'est pas allégué que ceux-ci seraient dans une situation comparable à celle des industriels de la panification, ni davantage qu'ils ne soient pas en mesure de s'adresser directement au GIE Lesaffre pour l'achat de la levure dont ils ont besoin pour leur activité;

Sur la demande d'expertise et les frais irrépétibles

Considérant qu'en se bornant à soulever principalement l'irrecevabilité du recours en sollicitant des frais irrépétibles d'appel, et à poursuivre subsidiairement la confirmation du jugement, le GIE Lesaffre n'a pas formulé de demande reconventionnelle devant la cour, de sorte qu'il n'y a pas lieu de statuer sur la demande de sursis à statuer formulée par la société Back Europe;

Considérant par ailleurs:

- que du rejet des demandes principales, découle le rejet de la demande d'expertise, qui n'avait pour objet que de rechercher si le GIE Lesaffre avait commercialisé la levure pressée standard auprès des industriels de la panification,

- qu'il est inéquitable de laisser à l'intimée la charge définitive des frais irrépétibles supplémentaires qu'elle a dû exposer en cause d'appel;

Par ces motifs, Déclare l'appel recevable, Confirme le jugement, Rejette la demande subsidiaire d'expertise formulée par la SA Back Europe France -BEF-, Condamne cette dernière aux dépens d'appel et à verser cinq mille euros (5 000 euro) de frais irrépétibles au GIE Lesaffre, Admet la SCP Monin-d'Auriac de Brons au bénéfice de l'article 699 du Code de procédure civile.