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Décisions

CA Poitiers, 2e ch. civ., 27 octobre 2009, n° 09-02574

POITIERS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Distribution Casino France (SAS)

Défendeur :

Rocade distribution (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. du Rostu (faisant fonction)

Conseillers :

MM. Pascot, Ralincourt

Avoués :

SCP Menegaire-Loubeyre-Fauconneau, SCP Paille-Thibault-Clerc

Avocats :

Selarl Cussac, SCP Ouvrard-Pagot-Reye-Saubole-Sejourne

T. com. Poitiers, du 29 juin 2009

29 juin 2009

Vu le contredit de la SAS Distribution Casino France et ses observations complémentaires du 09/09/2009, demandant à la cour de:

- renvoyer la connaissance de l'affaire au Tribunal de commerce de Rennes,

- condamner la SAS Rocade distribution au paiement d'une indemnité de 5 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- subsidiairement, évoquer le fond de l'affaire, enjoindre aux parties de constituer avoué, réserver les condamnations au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;

Vu les dernières conclusions de la SAS Rocade distribution du 08/09/2009, demandant à la cour de:

- rejeter le contredit de compétence élevé par la SAS Distribution Casino France,

- condamner cette dernière au paiement d'une indemnité de 6 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile;

Par acte du 28/05/2009, la SAS Rocade distribution, exploitant à Poitiers un hypermarché à l'enseigne " Leclerc ", a fait assigner la SAS Distribution Casino France, exploitant à Poitiers un hypermarché à l'enseigne " Géant ", pour voir:

- ordonner à la SAS Distribution Casino France de laisser pratiquer dans son établissement secondaire de Poitiers des relevés de prix des produits offerts à la vente par des préposés de la SAS Rocade distribution, et ce sous astreinte définitive de 5 000 euro par refus constaté par huissier de justice,

- condamner la SAS Distribution Casino France au paiement d'une indemnité de 3 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

A l'appui de son exception d'incompétence, la SAS Distribution Casino France fait valoir en substance:

- que l'article L. 420-7 du Code de commerce attribue compétence à des juridictions spécialisées pour connaître du contentieux des pratiques anticoncurrentielles,

- qu'en vertu de l'annexe 4-2 du même Code, le Tribunal de commerce de Rennes est compétent pour ledit contentieux relevant, en droit commun, du ressort de la Cour d'appel de Poitiers ;

- que, concernant la demande initiale de la SAS Rocade distribution, cette dernière a soutenu que le refus de la laisser accéder à l'hypermarché " Géant " serait constitutif d'un abus de position dominante de la SAS Distribution Casino France, ou de l'abus d'un état de dépendance économique de la SAS Rocade distribution ;

- que, dès lors que la SAS Rocade distribution soutient que toute entrave à son droit à information est sanctionnée par l'article L. 420-2 du Code de commerce, la compétence de la juridiction spécialisée désignée par l'article L. 420-7 précité est acquise ;

- que, concernant le moyen de défense articulé par la SAS Distribution Casino France, sur le fond, cette dernière soutient que la demande de la SAS Rocade distribution tend à consacrer un usage qui, s'il est établi, constitue une pratique d'entente, caractérisée par un échange d'informations entre opérateurs d'un marché oligopolistique, échange qui fausse le jeu de la concurrence ;

- que, sur le plan procédural, en vertu de l'article 49 du Code de procédure civile, toute juridiction saisie d'une demande de sa compétence connaît, même s'ils exigent l'interprétation d'un contrat, de tous les moyens de défense, A l'exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d'une autre juridiction ;

- qu'en application de ce texte, le moyen de défense précité soulève une question relevant de la compétence exclusive d'une autre juridiction, de sorte que la juridiction poitevine initialement saisie doit poser une question préjudicielle à la juridiction exclusivement compétente et surseoir à statuer en attendant sa réponse.

La SAS Rocade distribution fait valoir en réplique:

- que les relevés de prix, par les opérateurs de la grande distribution, dans les magasina des enseignes concurrentes, au moyen d'un lecteur optique des codes-barres affichant les prix dans les rayons à l'intention de la clientèle, constituent un usage commercial appliqué de manière réciproque entre concurrents;

- qu'ainsi, la SAS Rocade distribution verse aux débats le registre des relevés de prix pratiqués dans son propre établissement par ses concurrents;

- que cet usage est corollaire du principe de droit économique selon lequel les prix sont déterminés par le jeu de la concurrence ; que toute entrave à ce principe est sanctionnée par l'article L. 420-2 du Code de commerce;

- que l'existence d'une entente sur une fixation artificielle des prix, proscrite par l'article L. 420-1 du Code de commerce, requiert la réunion de certains éléments constitutifs, et notamment un concours de volonté entre les partenaires de l'entente, impliquant un parallélisme de comportements qui n'existe pas en l'occurrence;

- que la SAS Rocade distribution n'agit pas sur le fondement dudit article L. 420-1, mais entend seulement voir consacrer son droit de s'informer des prix pratiqués par la concurrence pour pouvoir mettre en œuvre le principe de la fixation des prix par le libre jeu du marché.

1 - Sur la demande initiale.

La SAS Rocade distribution a fait constater par ministère d'huissier de justice, les 11/06/2008 et 19/03/2009, le refus, opposé par la SAS Distribution Casino France, de l'accès à son hypermarché " Géant " exploité à Poitiers aux préposés de la SAS Rocade distribution se présentant dans le but exprès de procéder à un relevé de prix au moyen d'un lecteur optique.

L'assignation introductive d'instance délivrée le 28/05/2009 à la requête de la SAS Rocade distribution énonce en page 6 : " l'existence de cet usage de relevé réciproque de prix entre enseignes de grande distribution (...) est corollaire d'un principe essentiel du droit économique aux termes duquel les prix sont déterminés par le jeu de la concurrence, étant précisé que toute entrave à ce principe est sanctionné par l'article L. 420-2 du Code de commerce. Or il est constant que, pour que puisse jouer ce principe, encore faut-il que les acteurs économiques puissent être informés des prix pratiqués par la concurrence. C'est précisément ce que permet l'usage en cause ".

Ledit article L. 420-2 alinéa 1er du Code de commerce dispose:

Est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées.

L'article L. 420-7 du même Code dispose:

Sans préjudice des articles L. 420-6, L. 462-8, L. 463-1 à L. 463-4, L. 463-6, L. 463-7 et L. 464-1 à L. 464-8, les litiges relatifs à l'application des règles contenues dans les articles L. 420-1 à L. 420-5 ainsi que dans les articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne et ceux dans lesquels ces dispositions sont invoquées sont attribués, selon le cas et sous réserve des règles de partage de compétences entre les ordres de juridiction, aux tribunaux de grande instance ou aux tribunaux de commerce dont le siège et le ressort sont fixés par décret en Conseil d'Etat. Ce décret détermine également le siège et le ressort de la ou des cours d'appel appelées à connaître des décisions rendues par ces juridictions.

Si l'action engagée par la SAS Rocade distribution ne tend pas à faire juger que la SAS Distribution Casino France est l'auteur d'un abus de position dominante, et tend seulement à obvier judiciairement au refus de la SAS Distribution Casino France de lui permettre de réaliser un relevé de prix dans l'établissement commercial de cette dernière, il n'en demeure pas moins que l'assignation introductive d'instance invoque expressément l'article L. 420-2 du Code de commerce, cette invocation entrant dans les prévisions de l'article L. 420-7 du même Code et induisant la compétence de la juridiction spécialisée instituée par ce texte, dont le ressort spécial est fixé par l'article R. 420-3 et l'annexe 4-2 du même Code, soit en l'occurrence le Tribunal de commerce de Rennes.

2 - Sur le moyen de défense articulé par la SAS Distribution Casino France.

Cette dernière, en invoquant la théorie économique selon laquelle la connaissance exhaustive des prix pratiqués par les concurrents, obtenue par la pratique des relevés de prix, induit, dans un marché oligopolistique, une fixation des prix qui ne procède pas du libre jeu de la concurrence, s'oppose à la revendication par la SAS Rocade distribution du droit à la réalisation de relevés de prix, en ce que cette pratique s'analyse en une pratique anticoncurrentielle proscrite par l'article L. 420-1 du Code de commerce.

Le moyen de défense ainsi articulé par la SAS Distribution Casino France soulève donc une question relative à l'application des règles contenues dans les articles L. 420-1 à L. 420-5 du Code de commerce, et relève dès lors de la compétence de la juridiction visée par l'article L. 420-7 du même Code.

Toutefois, s'agissant d'un moyen de défense, l'article 49 du Code de procédure civile n'attribue compétence à cette juridiction que si cette compétence est exclusive.

En vertu dudit article L. 420-7, les litiges relatifs à l'application des règles contenues dans les articles L. 420-1 à L. 420-5 " sont attribués " aux juridictions dont le siège et le ressort sont fixés par décret en Conseil d'Etat.

Dans la terminologie législative, l'emploi du mode indicatif confère à la disposition concernée un caractère impératif. En l'occurrence, il confère à la compétence d'attribution qu'il institue un caractère exclusif.

En outre, concernant la législation relative aux pratiques anticoncurrentielles en droit interne, ledit article L. 420-7 procède originellement de l'article 82 de la loi n° 2001-420 du 15/01/2001 relative aux nouvelles régulations économiques.

L'exposé des motifs du projet de loi présenté par le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie énonçait, concernant cet article:

" (il) prévoit une spécialisation des tribunaux pour l'application des dispositions du titre III de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (avant codification du nouveau Code de commerce), alors qu'actuellement tous les tribunaux de commerce et les tribunaux de grande instance peuvent connaître de litiges faisant application de ces règles.

" Un moyen de renforcer l'effectivité du droit de la concurrence consiste à ne confier une telle compétence qu'à certains tribunaux de grande instance ou tribunaux de commerce dont la liste sera fixée par voie réglementaire. Un tel dispositif de spécialisation des tribunaux compétents pour un type de contentieux existe déjà, par exemple en matière de brevets, et doit être mis en place pour les actions en contrefaçon de marques communautaires.

" Il s'inscrit aussi dans le souci d'une application uniforme du droit de la concurrence national et communautaire par les juridictions, qui sera renforcée dans la perspective de reforme du règlement n° 17-62, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité, devenus les articles 81 et 82. Cette réforme, qui se traduira par une décentralisation accrue de l'application du droit communautaire de la concurrence dans un régime d'exception légale rendra nécessaire une adaptation des moyens et un renforcement de l'expertise des juridictions compétentes pour appliquer ce droit ".

Il résulte de cet exposé des motifs que le législateur a entendu conférer une compétence exclusive aux tribunaux spécialisés dans le contentieux des pratiques anticoncurrentielles.

Dès lors, en application de l'article 49 du Code de procédure civile, le moyen de défense articulé par la SAS Distribution Casino France, fondé sur l'article L. 420-1 du Code de commerce, relève de la compétence exclusive du Tribunal de commerce de Rennes, en vertu des articles L. 420-7 et R. 420-3, et de l'annexe 4-2 du même Code.

3 - Dès lors que l'examen de la demande initiale de la SAS Rocade distribution et celui du moyen de défense articulé par la SAS Distribution Casino France relèvent concurremment de la compétence exclusive de la juridiction spécialisée précitée, l'intégralité du litige doit être renvoyée à sa connaissance, en infirmation du jugement entrepris.

En application de l'article 88 du Code de procédure civile, les dépens afférents au contredit incombent à la SAS Rocade distribution qui succombe sur la question de compétence.

La demande indemnitaire de la SAS Distribution Casino France fondée sur l'article 700 du Code de procédure civile sera accueillie à hauteur d'une somme de 2 000 euro.

Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement du Tribunal de commerce de Poitiers du 29/06/2009, Statuant à nouveau, Se déclare incompétente et ordonne le renvoi de l'affaire devant le Tribunal de commerce de Rennes (35), Ordonne, à la diligence du greffier, la transmission du dossier de l'affaire avec une copie du présent arrêt à la juridiction de renvoi sus-désignée, Condamne la SAS Rocade distribution à payer à la SAS Distribution Casino France une indemnité de 2 000 euro (deux mille euro) par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SAS Rocade distribution aux dépens afférents au contredit.