CA Paris, Pôle 6 ch. 2, 19 novembre 2009, n° 09-03856
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher (SA)
Défendeur :
Gaubil
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Taillandier
Conseillers :
Mmes Bézio, Cantat
Avocats :
Mes Peignard, Bellet
LA COUR,
Statuant sur le contredit formé par la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher à l'encontre d'un jugement rendu le 25 février 2009 par le Conseil de prud'hommes de Paris (départage) qui a rejeté l'exception d'incompétence qu'elle a soulevée et renvoyé les parties sur le fond devant le bureau de jugement ;
Vu les conclusions remises et soutenues à l'audience du 18 septembre 2009 de la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher qui demande à la cour d'infirmer en sa totalité le jugement entrepris, et de :
Voir la cour constater tout d'abord que la société concluante a toujours eu comme cocontractante la société Gaubil,
Voir constater que cette société n'est aucunement fictive,
Voir constater, par ailleurs, que Mademoiselle Gaubil ne saurait se prévaloir ni des dispositions de l'article L. 781-1, 2e du Code du travail, ni de celles de l'article L. 1221-1 du même code,
En conséquence, voir la cour renvoyer Mademoiselle Gaubil à mieux se pourvoir devant la juridiction compétente, en l'occurrence le Tribunal de commerce de Vannes qui est la juridiction naturelle de la société Yves Rocher, société commerciale,
Condamner Mademoiselle Gaubil à 10 000 euro en titre de dommages-intérêts et à 5 000 euro au titre des frais irrépétibles,
La condamner, par ailleurs, en tous les dépens tant d'appel que de première instance.
Vu les conclusions remises et soutenues à l'audience d'Isabelle Gaubil qui demande à la cour de :
Vu l'article L. 121-1 du Code du travail,
Vu la Convention collective de parfumerie esthétique,
Vu les contrats de gérance libre régularisés entre les parties,
- Confirmer le jugement rendu par le Conseil de prud'hommes de Paris en ce qu'il s'est déclaré compétent,
- Dire et juger que le Conseil de prud'hommes de Paris est seul compétent pour connaître des demandes formées par Madame Isabelle Gaubil à l'encontre de la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher,
- Renvoyer les parties devant cette juridiction pour qu'il soit statué sur les demandes financières formées par Madame Isabelle Gaubil,
- Débouter la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher de toutes ses demandes, fins et conclusions aussi irrecevables que mal fondées,
- Condamner la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher à verser à Madame Isabelle Gaubil la somme de 8 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamner la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher aux entiers dépens.
Sur ce, LA COUR
Considérant qu'il est constant que Isabelle Gaubil a été engagée le 17 décembre 1990 en qualité d'esthéticienne vendeuse par la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher; qu'elle a été affectée en premier lieu dans le magasin Yves Rocher du centre commercial de Nice, puis au magasin du centre commercial de Vélizy II et enfin au centre commercial Bel Est de Bagnolet ;
Qu'elle a signé le 24 mai 1999 un contrat de gérance libre, à effet du 1er juillet 1999 de 3 ans, de cet établissement par le truchement d'une SARL Gaubil dont elle était gérante, constituée d'elle-même et d'un parent et créée le 20 mai 1999 ; qu'un nouveau contrat de gérance libre de la même durée a été signé le 1er avril 2001 pour l'exploitation d'un autre centre de beauté situé dans le 14e arrondissement de Paris et a été renouvelé pour une nouvelle durée de trois ans ; que cependant, la société Gaubil était placée en liquidation judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 2 novembre 2004, après dépôt du bilan, le 30 octobre 2004 ;
Qu'Isabelle Gaubil ayant saisi le conseil de prud'hommes d'une demande de requalification de sa relation avec la SA Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher en contrat de travail avec toutes conséquences de droit, cette société a soulevé in limine litis l'incompétence de cette juridiction au profit du Tribunal de commerce de Vannes et que c'est dans ces conditions qu'est intervenu le jugement déféré ;
Considérant qu'au soutien de son contredit, la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher fait valoir en premier lieu, qu'elle a contracté avec la seule société Gaubil qui a une existence légale et n'est nullement une société fictive, condition nécessaire pour l'application de l'article 7321-1 du Code du travail ;
Qu'elle soutient, en toute hypothèse, que les conditions d'application de l'article L. 7321-1 du Code du travail ne sont pas réunies en l'espèce, les quatre critères exigés de façon cumulative par le législateur, à savoir, l'existence d'une activité de vente, la fourniture exclusive des marchandises et denrées par une seule entreprise industrielle ou commerciale, l'exercice de l'activité dans un local fourni ou agréé par celle-ci et aux conditions et prix imposés n'existant pas ;
Que la défenderesse soutient, quant à elle, que l'existence de la société Gaubil est sans effet sur l'application de l'article L. 7321-1 du Code du travail et que dès lors, il importe peu que celle-ci soit fictive ou non ; qu'en toute hypothèse, elle affirme démontrer la fictivité de cette société qui n'a été créée que pour les besoins de l'exploitation du fonds, qui n'a jamais eu aucune activité autre que cette exploitation et ne disposait d'aucune autonomie ;
Qu'elle soutient également que le contrat de gérance libre n'a été conclu qu'en considération de sa personne ;
Qu'en ce qui concerne les critères définis à l'article L. 7321-1 du Code du travail, elle affirme que son activité essentielle était la vente à titre exclusif des produits de la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher, qu'elle travaillait au sein d'un local appartenant à la société demanderesse, et selon des conditions d'exploitation et de prix imposées par celle-ci et que l'activité de soins n'était pas une activité complémentaire, distincte, autonome et plus rentable que l'activité principale de vente ;
Considérant que l'article L. 7321-1 du Code du travail dispose que "les dispositions du présent code sont applicables aux gérants de succursales dans la mesure de ce qui est prévu au présent titre" ; que l'article L. 7321-2 du Code du travail énonce qu' "est gérant de succursale, toute personne dont la profession consiste essentiellement... à vendre des marchandises de toute nature qui leur sont fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise...";
Considérant en l'espèce, que s'il n'est pas contesté que le contrat de gérance libre a bien été conclu entre la demanderesse et une société Gaubil dont Isabelle Gaubil était gérante et associée à 60 %, cette circonstance est inopérante, s'il est établi que l'activité professionnelle en cause était, dans les faits, exercée non par la personne morale mais directement par sa gérante, quel que soit le montage juridique adopté par les parties et le caractère éventuellement fictif de la société ;
Considérant qu'il résulte des pièces versées au débat que la société Gaubil a été créée de façon concomitante à la conclusion du contrat de gérance libre (20 et 24 mai 1999) et qu'elle n'a eu pour seul objet, que l'exploitation du fonds de commerce de vente de produits de beauté et soins esthétiques Yves Rocher où la défenderesse exerçait déjà, dans les faits, la fonction d'esthéticienne conseillère selon un contrat de travail à durée déterminée en date du 3 mai 1999, "dans l'attente du passage en gérance du magasin" ; que Isabelle Gaubil, sa gérante, a assuré seule l'exploitation de ce fonds, avec le concours de salariés non associés, l'autre associé demeurant dans les Alpes Maritimes, et qu'au vu des dispositions du contrat de gérance libre, et notamment des articles 13 et 15, ce contrat n'a été conclu qu'en considération de la personne de la gérante, tout changement de gérant devant être soumis à l'agrément de la société demanderesse ; qu'il convient dès lors, de juger que la défenderesse était, dans les faits, en lien direct avec la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher et exerçait personnellement l'activité prévue dans le contrat de location-gérance et qu'il est, donc, sans intérêt de rechercher si la société Gaubil était ou non une société fictive ;
Que dès lors, la défenderesse est en droit d'établir qu'elle remplit les conditions prévues pour bénéficier des dispositions des articles susvisés ;
Considérant qu'afin de bénéficier du statut de salarié, le gérant de succursale doit justifier exercer la profession de vente de marchandise de toute nature qui leur sont fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise ;
Qu'il est constant qu'en l'espèce, aux termes du contrat de gérance libre, l'activité de la défenderesse consistait en la vente des produits de la société Yves Rocher et en l'exploitation d'un institut de beauté ; que la fourniture des produits considérés par la société demanderesse avait un caractère exclusif ainsi qu'en dispose l'article 7-1 du contrat ainsi rédigé : "La présente location-gérance comporte à la charge de la gérante libre l'engagement de s'approvisionner exclusivement auprès de la société LBV Yves Rocher" et l'article 7-2 qui précise : "La gérante libre s'oblige à ne pas approvisionner son Institut de Beauté Yves Rocher et à ne pas vendre des produits qui n'auraient pas été approuvés expressément par la société LBV Yves Rocher, sans avoir informé préalablement et par écrit la société de son intention de le faire, et donnant à celle-ci la possibilité de déterminer si les caractéristiques et les qualités de ces produits sont comparables à ceux qu'elle a antérieurement approuvés et s'ils sont compatibles avec l'image de marque des Instituts de Beauté Yves Rocher" ; qu'il n'est pas soutenu que ces dispositions n'ont pas été dûment respectées durant l'exécution du contrat ;
Considérant que, par ailleurs, si la défenderesse exerçait également une activité de soins de beauté, celle-ci avait un aspect complémentaire à l'activité de vente, étant expressément imposée dans le contrat de location-gérance et y était intimement liée, la société exigeant aux termes de l'article 5-4 que les soins dispensés le soient avec les produits Yves Rocher et avec les traitements et méthodes spécifiques mis au point par la société demanderesse ;
Considérant que celle-ci soutient que cette dernière activité dégageait une marge supérieure à celle de vente et qu'en conséquence, elle avait un caractère prédominant excluant l'application de l'article 7321-2 du Code du travail ;
Que néanmoins, force est de constater que cette disposition ne vise nullement les résultats de l'activité professionnelle exercée mais uniquement la vente ; qu'une telle notion renvoie nécessairement à celle de chiffre d'affaire et non de marge, telle que revendiquée par la demanderesse et qu'en conséquence, il y a lieu de se référer au seul chiffre d'affaire de la société Gaubil qui font apparaître un chiffre d'affaires moyen en 2001, 2002 et 2003 pour les ventes de 845 666 euro alors que l'activité de soins de beauté dégage pour les mêmes années une moyenne, 152 000 euro ; qu'il en résulte que la condition première relative à l'application de l'article en cause est établie ; que de même, il est établi par Isabelle Gaubil que son activité s'exerçait au sein de locaux appartenant à la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher, ce que ne conteste pas celle-ci;
Considérant qu'en ce qui concerne les conditions d'exploitation du fonds de commerce, il résulte du contrat de gérance libre et de l'ensemble des pièces produites au débat que la défenderesse était tenue, dans les faits, de respecter les procédures mises au point par la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher et concernant, principalement la décoration des instituts, leur éclairage intérieur et extérieur, l'agencement, le mobilier, l'aménagement et l'équipement des cabines de soins, la tenue vestimentaire des esthéticiennes, la présentation des produits, les techniques de vente et de conseils, les méthodes de soins, les campagnes publicitaires, la nature et la qualité des services, la comptabilité, les assurances etc...; qu'elle se voyait imposer le respect des campagnes promotionnelles engagées par la demanderesse et recevait de nombreuses instructions de celle-ci (cf. notes et mails de l'année 2003) ; qu'elle avait aussi l'obligation de soumettre sa comptabilité à la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher et que celle-ci intervenait même dans la gestion du personnel ainsi qu'il résulte des divers documents relatifs au recrutement des esthéticiennes, à leur départ de l'entreprise ou à l'évaluation des compétences ; qu'il ressort ainsi de ces éléments qui ne sont pas véritablement contestés par la société demanderesse qui, notamment, ne soutient pas que l'exploitation mise en place par Isabelle Gaubil était différente de celle préconisée, que les conditions dans lesquelles était exploité le fonds s'effectuaient selon des prescriptions imposées par la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher, sans une véritable autonomie de la gérante ;
Considérant enfin, quant aux prix pratiqués, que si la demanderesse soutient que Isabelle Gaubil était parfaitement libre des prix qu'elle appliquait aux produits qu'elle vendait, tous les éléments versés au dossier contredisent cette thèse dans la mesure où il est justifié que les prix étaient indiqués dans un catalogue émis par la demanderesse, que celle-ci procédait à des campagnes publicitaires informant les clients des tarifs pratiqués et fournissait régulièrement à la gérante des instructions quant à la politique tarifaire, la remise de chèques cadeau ou le recours à des rabais ; que par ailleurs, les prix fixés étaient annoncés par voie d'affiches ou de bandeaux publicitaires et se trouvaient sur le site Internet Yves Rocher, ce qui ne laissait aucune latitude au gérant ; que d'ailleurs, la demanderesse ne soutient pas que la défenderesse pratiquait des prix différents de ceux qu'elle fixait, se contentant de soutenir qu'elle avait la possibilité de proposer des prix inférieurs ou de consentir des réductions à ses clients, ce qui n'apparaît pas sérieux, vu la très faible marge dégagée sur de tels produits et les obstacles ci-dessus visés ;
Considérant qu'en conséquence, il résulte de l'ensemble des éléments ci-dessus, que la défenderesse remplit les conditions requises par l'article 7321-1 du Code du travail et que dès lors, sans qu'il y ait lieu d'analyser les moyens tirés de l'article L. 1221-1 du Code du travail et de rechercher l'existence d'un lien de subordination, c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu la compétence du conseil de prud'hommes pour connaître du litige ;
Que le contredit, sera, en conséquence, rejeté ;
Considérant que les circonstances de l'espèce conduisent à faire application de l'article 700 du Code de procédure civile au profit d'Isabelle Gaubil à hauteur de la somme de 2 000 euro ; que les frais du contredit seront à la charge de la demanderesse qui succombe en ses prétentions ;
Par ces motifs, LA COUR, Rejette le contredit ; Renvoie les parties devant le Conseil de prud'hommes de Paris ; Condamne la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher à verser à Isabelle Gaubil la somme de 2 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile; Met les frais du contredit à la charge de la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher.