ADLC, 15 mai 2009, n° 09-S-03
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la téléphonie mobile à destination de la clientèle résidentielle en France métropolitaine
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de M. Frédéric Palomino, par Mme Anne Perrot, vice-présidente présidant la séance, Mmes Françoise Aubert, Elisabeth Flüry-Herard, vice-présidentes.
L'Autorité de la concurrence (commission permanente),
Vu la lettre enregistrée le 10 octobre 2006 sous le numéro 06/0070 F, par laquelle la société Bouygues Télécom a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre sur le marché de la téléphonie mobile en France métropolitaine. Vu les décisions liées à la protection du secret des affaires n° 07-DSA-75 du 21 mars 2007, n° 07-DSA-243, n° 07-DSA-244, n° 07-DSA-245, n° 07-DSA-246, n° 07-DSADEC-26 du 26 novembre 2007 ; n° 08-DEC-07, n° 08-DEC-08, n° 08-DEC-09, n° 08-DEC-10 du 4 février 2008 ; n° 08-DSA-107, n° 08-DSA-108, n° 08-DSA-109, n° 08-DSA-110, n° 08-DSADEC-51, n° 08-DSADEC-52, n° 08-DSADEC-53 du 21 juillet 2008 ; n° 08-DECR-24, n° 08-DECR-25, n° 08-DSA-127 du 25 juillet 2008 ; n° 08-DSADEC-102, n° 08-DSADEC-103, n° 08-DSADEC-104 du 16 décembre 2008 ; Vu les articles 81 et 82 du Traité ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu l'avis 200-0037 adopté par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) le 15 mars 2007 sur le fondement des dispositions de l'article R. 463-9 du Code de commerce ; Vu les observations présentées par les entreprises Bouygues Télécom, Orange France et SFR et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, et les représentants de Bouygues Télécom, d'Orange France, France Télécom et de SFR entendus, lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 11 mars 2009 ; Les représentants de l'ARCEP entendus sur le fondement de l'article L. 463-7 du Code de commerce ;
Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LA SAISINE
1. Le 10 octobre 2006, la société Bouygues Télécom a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre sur le marché de la téléphonie mobile en France métropolitaine. Elle met en cause la commercialisation, par Orange et SFR, d'offres "on net" qui, à des tarifs avantageux, incluent des appels illimités vers plusieurs numéros à la condition que ces numéros correspondent à des abonnés de leur réseau.
2. Selon elle, ces offres ont pris de plus en plus d'importance dans l'offre de ses deux concurrents à partir du moment où :
- elles ont été proposées de manière permanente et non plus par périodes limitées dans le temps ;
- elles n'ont plus été limitées en nombre, sous forme de quotas, mais accessibles à tous les abonnés ;
- elles n'ont plus été soumises à des restrictions horaires ;
- les abonnés ont pu appeler en illimité, c'est-à-dire sans contrainte de durée, des numéros librement choisis.
3. Bouygues Télécom soutient que ces pratiques sont fidélisantes, au sens de la jurisprudence sur les remises de fidélité, en ce qu'elles empêchent les clients de changer d'opérateur et incitent l'entourage de ces clients à s'abonner au même opérateur que ceux-ci. Elle ajoute qu'elles sont discriminatoires, en ce que l'écart entre les prix finaux pour les appels " on ne "t et les prix finaux pour les appels " off net " proposés aux consommateurs est supérieur à l'écart existant entre les terminaisons d'appels respectives des opérateurs. Enfin, elles génèreraient un ciseau tarifaire en ce qu'elles ne laissent aux compétiteurs, et notamment à Bouygues Télécom, aucun espace économique viable pour venir concurrencer Orange et SFR.
B. LES ENTREPRISES CONCERNÉES
1. ORANGE FRANCE
4. Orange France est une filiale à 100 % d'Orange SA, elle-même filiale à 100 % du groupe France Télécom, société partiellement détenue par l'État français. France Télécom et Orange France ont réalisé respectivement des chiffres d'affaires de 51,7 milliards d'euros et 9,7 milliards d'euros en 2006, 52,95 milliards d'euros et 9,74 milliards d'euros en 2007.
5. En 1991, Orange France a reçu l'autorisation d'exploiter un réseau GSM (GSM F1) pour une durée de 15 ans en France métropolitaine. En 2001, Orange France a été autorisée à exploiter un réseau UMTS pour une durée de 20 ans en France métropolitaine.
2. SFR
6. SFR est détenue à 56 % par Vivendi et à 44 % par Vodafone. En 2006 et 2007, SFR a réalisé des chiffres d'affaires de 8,6 milliards d'euros et 9,02 milliards d'euros, respectivement.
7. En 1991, SFR a reçu l'autorisation d'exploiter un réseau GSM (GSM F2) pour une durée de 15 ans en France métropolitaine. En 2001, SFR a été autorisée à exploiter un réseau UMTS pour une durée de 20 ans en France métropolitaine.
3. BOUYGUES TÉLÉCOM
8. Bouygues Télécom est une filiale à 83 % du groupe Bouygues.
9. En 1994, Bouygues Télécom a reçu l'autorisation d'exploiter un réseau GSM (DCS F3) pour une durée de 15 ans en France métropolitaine puis, en 2001, un réseau UMTS pour une durée de 20 ans en France métropolitaine.
10. En 2006 et 2007, Bouygues Télécom a réalisé des chiffres d'affaires de 4,54 milliards d'euros et 4,8 milliards d'euros, respectivement.
C. LE SECTEUR CONCERNÉ : LES MARCHÉS DE LA TÉLÉPHONIE MOBILE
1. LE MARCHÉ DE GROS DE LA TERMINAISON D'APPEL VOCAL MOBILE
11. La terminaison d'appel vocal mobile est une prestation d'interconnexion assurée par les opérateurs mobiles pour acheminer sur leur réseau les appels émis à partir d'autre réseaux, fixes ou mobiles, à destination de leurs clients.
<EMPLACEMENT TABLEAU>
12. Avant 2005, seules les terminaisons des appels en provenance des réseaux fixes étaient facturées par les opérateurs mobiles aux opérateurs fixes. S'agissant du trafic entre opérateurs mobiles, ceux-ci s'étaient mis d'accord pour ne pas se facturer les terminaisons d'appel entre eux (accord dit de " bill and keep "). Les opérateurs de téléphonie mobile ont ensuite décidé de mettre fin à cet accord à partir du 1er janvier 2005 et se facturent depuis des charges de terminaison d'appel.
13. Le Conseil de la concurrence a considéré que la terminaison des appels sur son réseau est offerte par chaque opérateur mobile en situation de monopole (avis du Conseil de la concurrence n° 04-A17 du 14 octobre 2004, n° 07-A-0l du 1er février 2007, n° 07-A-05 du 19 juin 2007) et constitue un marché pertinent régulable en application des articles L. 38, L. 38-1 et L. 38-2 du CPCE. Dans ce cadre un certain nombre d'obligations tarifaires et non tarifaires s'imposant aux opérateurs mobiles ont été définies par l'ARCEP (décision n° 04-0936 à n° 04-0939, n° 05-0111 à n° 05-0118, n° 06-0779, n° 07-0277 et n° 07-0278 en dates du 9 décembre 2004, du 1er février 2005, du 14 septembre 2006 et du 29 mars 2007 et n° 2007-0810 du 4 octobre 2007). En particulier, les tarifs de terminaison d'appel ont été plafonnés aux niveaux indiqués dans le tableau ci-dessous.
<EMPLACEMENT TABLEAU>
14. Une asymétrie a été maintenue entre les plafonds imposés d'une part à Orange et SFR, et d'autre part à Bouygues Télécom afin de tenir compte du caractère plus élevé des coûts de réseau que ce dernier supporte du fait de son entrée plus tardive sur le marché.
15. Comme le précise l'ARCEP dans son avis du 15 mars 2007 visé ci-dessus, elle a également imposé aux opérateurs des obligations de comptabilisation de coûts ainsi que de séparation comptable, qui permettent d'identifier, pour la terminaison d'appel, un prix de transfert interne soumis à une obligation de non-discrimination : les opérateurs sont tenus de se facturer ce prix lorsqu'ils s'auto-fournissent une terminaison d'appel dans le cas d'une communication " on-net ".
2. LE MARCHÉ DE DÉTAIL DES OFFRES DE TÉLÉPHONIE MOBILE
a) Evolution des parts de marché
16. Entre 2002 et 2006, l'évolution des parts de marché en valeur (chiffre d'affaires) d'Orange, SFR et Bouygues Télécom est marquée par un léger recul du premier opérateur au bénéfice de ses deux concurrents :
<EMPLACEMENT TABLEAU>
17. Cette évolution se retrouve en volume (nombre de clients)
<EMPLACEMENT TABLEAU>
18. En distinguant cartes prépayées et abonnements post payés, on observe les évolutions suivantes :
- s'agissant des abonnements, la part de marché d'Orange est passée de 49,3 % à 45,23 %, celle de SFR de 33,46 % à 35,71 %, et celle de Bouygues Télécom de 16,81 % à 19,06 % ; - s'agissant des cartes prépayées, la part de marché d'Orange est passée de 50,29 % à 49,30 %, celle de SFR de 37,48 % à 36,11 %, et celle de Bouygues Télécom de 12,23 % à 14,59 %.
<EMPLACEMENT TABLEAU>
19. Si on se tourne vers les flux observés sur les années 2003-2006, on constate que Bouygues Télécom, Orange et SFR ont capté respectivement, 26 %, 36 % et 38 % du flux de clients vers les trois opérateurs mobiles sur cette période (soit environ 11 300 000 clients). Les données sont d'un ordre de grandeur similaire si l'on regarde les chiffres d'affaires.
<EMPLACEMENT TABLEAU>
20. Pour la seule année 2006, et en prenant en compte les opérateurs virtuels (MVNO), la croissance totale du parc a été d'environ 3 millions de clients, Bouygues Télécom et les opérateurs virtuels (MVNO) ont capté plus de 50 % des nouveaux clients.
<EMPLACEMENT TABLEAU>
b) Le développement des offres d'abondance à effet de réseau
21. Les offres " on-net illimité ", appelées également offres d'abondance à effet de réseau, sont des offres post-payées de téléphonie mobile qui incluent dans le forfait la possibilité d'appeler de façon illimitée les abonnés du même opérateur.
22. Ces offres se sont surtout développées à la suite de la sortie du régime de " bill and keep " au début de l'année 2005. Le régime de " bill and keep " désigne une situation dans laquelle les opérateurs ne se facturent pas de terminaison d'appel. Comme le fait remarquer l'ARCEP dans son avis en date du 15 mars 2007, " dans une situation de bill and keep, les opérateurs ne sont pas sensibles au réseau de destination des appels de leur client. En effet, que l'appel soit on-net ou off-net n'emporte aucune conséquence en termes de coûts spécifiques encourus. Dès lors que les opérateurs se facturent entre eux une terminaison d'appel, un opérateur a un intérêt économique immédiat à inciter ses clients à pratiquer un appel on-net, à coût spécifique de court terme nul, et non un appel off-net, dont le coût spécifique de court terme est égal au coût de la TA mobile de l'opérateur de destination. L'opérateur limite ainsi le volume et les montants des charges de terminaisons d'appel payé à ses concurrents. Cette incitation prend la forme de tarifs faciaux plus bas pour les appels on-net, ou encore d'une tarification forfaitaire par laquelle le client final bénéficie d'une offre d'abondance pour ses minutes on-net. "
23. Il faut donc distinguer les régimes qui prévalent avant et après la fin du " bill and keep ".
Avant la fin du " bill and keep "
24. La première offre d'abondance à effet de réseau a été lancée par Bouygues Télécom, le 8 novembre 1999, avec la gamme " Ultymo Millenium ", soit quatre forfaits de 2 heures à 10 heures, incluant la possibilité d'appeler de façon illimitée les téléphones fixes en France métropolitaine et les mobiles du réseau Bouygues Télécom durant le week-end (vendredi minuit au dimanche minuit). Il s'agissait d'une série limitée, réservée aux 200 000 premiers souscripteurs et proposée jusqu'au 31 décembre 1999.
25. SFR a également lancé, le 1er décembre 1999, le forfait " soir et week-end gratuits ", qui consistait en un forfait de 2 heures avec appels illimités vers les téléphones fixes en France métropolitaine et vers les mobiles du réseau SFR entre 22 heures et 8 heures en semaine et toute la journée le week-end.
26. Ces premières offres ont été suivies, entre 2000 et 2002, d'autres offres similaires lancées par les mêmes opérateurs.
27. Le 28 août 2003, Orange a lancé à son tour les forfaits " Infini " et " Infini pro ", permettant à ses abonnés d'appeler les mobiles Orange et les téléphones fixes, de façon illimitée, le soir entre 21 h 30 et 8 h du matin et les week-ends. Ces offres sont réservées aux 180 000 premiers souscripteurs et proposées jusqu'au 29 octobre 2003.
28. Au cours de l'année 2004, Orange, Bouygues Télécom et SFR ont lancé des offres similaires ou proches de celles ayant existé précédemment.
Depuis la fin du " bill and keep "
Orange France
29. En janvier 2005, Orange lance la gamme de forfaits " Orange intense " dans lesquels le temps de communications au-delà de la troisième minute est offert et illimité 24 heures sur 24 vers les numéros du réseau fixe en France métropolitaine et vers les numéros Orange.
30. Le 28 avril 2005 est lancée une série limitée " Orange intense " (disponible jusqu'au 29 juin, pour 20 000 clients seulement) permettant de bénéficier d'appels gratuits et illimités tous les jours, 24 heures sur 24 vers les numéros Orange ou les téléphones fixes.
31. A partir du 28 octobre 2005, Orange lance les gammes de forfaits " Orange classique " et " Orange Intense ", deux gammes de forfaits permettant d'appeler, 24 heures sur 24, trois numéros Orange de manière illimitée sans que cela ne donne lieu à un décompte de temps dans le forfait.
32. La principale différence entre les deux gammes vient d'une composante multimédia dans les forfaits de la gamme Intense qui permet d'envoyer gratuitement des SMS ou des MMS et de regarder des vidéos.
33. La gamme " Orange classique " comprend trois forfaits de durée (1 heure, 2 heures et 4 heures) commercialisés aux prix de 23, 32 et 48 euros pour un engagement de 24 mois. Pour un engagement de 12 mois le prix de l'abonnement est plus élevé de 4,5 euros pour une durée équivalente. Les prix de ces forfaits n'ont pas augmenté jusqu'en janvier 2007.
34. En janvier 2007, les prix des forfaits 1 heure et 2 heures passent respectivement à 26 et 33 euros, respectivement, pour un engagement de 12 mois. Pour tous les forfaits, le prix d'abonnement augmente de 4,5 euros si l'engagement n'est que de 12 mois.
35. La gamme " Orange intense " comprend sept forfaits de durées de 1, 2, 3, 4, 6, 8 et 10 heures commercialisés respectivement aux prix de 26, 35, 43, 51, 67, 83 et 99 euros, pour un engagement de 24 mois. Pour un engagement de 12 mois, le prix de l'abonnement est plus élevé de 4,5 euros pour une durée équivalente. Les prix de ces forfaits n'ont pas augmenté jusqu'en janvier 2007.
36. En janvier 2007, les prix des forfaits 1 heure et 2 heures passent respectivement à 29 et 36 euros, pour un engagement de 24 mois. Pour tous les forfaits, le prix d'abonnement augmente de 4,5 euros si l'engagement n'est que de 12 mois.
37. En juin 2005, est lancé, en partenariat avec M6 dans le cadre d'une licence de marque, le forfait " M6 Mobile by Orange ". Il s'agit d'un forfait de 45 minutes commercialisé au prix de 19,90 euros qui permet de bénéficier d'appels illimités vers tous les numéros Orange et M6 Mobile le soir entre 20 h 45 et 23 h 59, sans possibilité de dépassement de forfait (forfait " compte bloqué "). Des revenus de dépassement sont obtenus par l'opérateur à travers l'achat de recharges lorsque le forfait est épuisé.
38. En novembre 2005, est lancé un deuxième forfait dans cette gamme. Ce forfait est d'une durée de 90 minutes et commercialisé au prix de 28,90 euros.
39. Une première refonte des offres a lieu en mars 2006, " l'illimité " commençant en semaine, non plus à 20 h 45 mais à 22 heures et étant étendu au week-end.
40. Une deuxième refonte de la gamme " M6 mobile " a lieu en octobre 2006 avec la commercialisation de quatre forfaits de durée de 60, 80, 100 et 120 minutes commercialisés aux prix de 19,90 euros, 23,90 euros, 26,90 euros et 29, 90 euros, pour un engagement de 24 mois. Pour un engagement de 12 mois, le tarif d'abonnement augmente de 3 euros par mois. Sur les deux premiers forfaits, il n'y a plus " d'illimité " le soir. Sur les deux plus gros forfaits, " l'illimité " en semaine est offert de 22 heures à 8 heures.
41. Sur l'ensemble des forfaits de la gamme " M6 mobile by Orange ", les appels " illimités " sont soumis à un crédit strictement positif. Un rechargement est donc nécessaire pour bénéficier de " l'illimité " lorsque le forfait est épuisé.
SFR
42. En mars 2005, SFR lance la gamme de forfaits " SFR essentiel " permettant d'appeler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, trois numéros SFR de manière illimitée sans donner lieu à un décompte de temps dans le forfait. Les durées et tarifs en euros de ces forfaits pour un engagement de 12 ou 24 mois sont les suivants.
<EMPLACEMENT TABLEAU>
43. Le prix de la seconde de dépassement est 0,0057 euro, soit 0,342 euro par minute.
44. En avril 2006, les prix des forfaits une heure passent respectivement à 23 et 26 euros pour des engagements de 24 et 12 mois. En juillet 2006, le prix de la minute de dépassement passe à 0,35 euro.
45. En janvier 2007, le forfait 1 heure est modifié. Les appels vers les trois numéros SFR sélectionnés pour l'illimité sont restreints à la période 8 heures-18 heures.
Bouygues Télécom
46. Le 24 janvier 2005, Bouygues Télécom lance la gamme " Expression ", comportant quatre forfaits permettant d'appeler sans décompte dans le forfait vers les téléphones fixes en semaine de 18 heures à minuit et les week-end et jours fériés toute la journée. Cette offre est valable jusqu' au 31 mars 2005. Elle sera ensuite reprise du 28 novembre 2005 au 22 janvier 2006.
47. Du 22 août au 28 novembre 2005, Bouygues Télécom commercialise la gamme de forfaits " Emotion ", lesquels permettent de téléphoner sans décompte dans le forfait vers les fixes et les mobiles au-delà de la troisième minute d'appel, 7 jours sur 7, de 20 heures à minuit.
48. Enfin, Bouygues Télécom lance la gamme de forfaits " Néo " le 1er mars 2006. Il s'agit de sept forfaits s'échelonnant de 2 heures à 8 heures de communication. Ces forfaits permettent d'appeler, sans décompte dans le forfait, vers tous les opérateurs fixes et mobiles en France Métropolitaine, tous les jours de 20 h 00 à minuit.
49. Simultanément, Bouygues Télécom lance la gamme de forfaits " Exprima ". Il s'agit de six forfaits s'échelonnant de 1 heure à 6 heures de communication. Ces forfaits permettent de téléphoner, sans décompte dans le forfait, tous les jours de 20 h 00 à minuit vers tous les opérateurs fixes en France métropolitaine.
D. L'ANALYSE DES EFFETS DE CISEAU TARIFAIRES DÉNONCÉS PAR BOUYGUES TÉLÉCOM
50. Lors de l'instruction, il a été procédé à divers tests de ciseau tarifaire portant sur les gammes " SFR Essentiel ", " Orange Classique ", " Orange Intense " et " M6 Mobile " qui ont été présentées plus haut. Ces tests, dans leur principe général, consistent à comparer d'une part les recettes engendrées par l'offre concernée et d'autre part les coûts encourus par un opérateur aussi efficace que l'opérateur offrant la prestation intégrée et qui voudrait reproduire cette offre dans les mêmes conditions, en payant la charge de terminaison d'accès demandée par l'opérateur intégré. Toutefois, la mise en œuvre de ces tests n'est pas univoque pour les raisons suivantes.
51. Tout d'abord, les recettes et les coûts comparés dans les tests de ciseau ne sont pas tous directement observables à partir des données accessibles. Par conséquent certains d'entre eux doivent être estimés, ce qui requiert des hypothèses d'une part sur les comportements des abonnés et d'autre part sur les coûts associés aux différents types d'appels (on net, off net vers fixes ou off net vers mobiles) ou de prestations (SMS, MMS) pour les opérateurs.
52. Par ailleurs, le test de ciseau peut prendre en compte des classes de consommateurs plus ou moins vastes : il peut être mené en isolant une catégorie de forfaits (forfait une heure, deux heures...) ou au contraire agréger les recettes et les coûts associés à plusieurs classes de forfaits. Plusieurs cohortes de consommateurs peuvent être agrégées, ou bien le test peut porter sur chacune d'entre elles prise isolément.
53. Enfin, le test peut être effectué en comparant les recettes et les coûts période par période, ou bien en agrégeant ces recettes et ces coûts sur la durée entière de l'abonnement d'un consommateur.
54. Chaque corps d'hypothèses conduit à effectuer un test de coût particulier. Les services d'instruction ont mené différents tests en précisant et en discutant les hypothèses sur lesquelles ils reposent. Certains d'entre eux font apparaître des effets de ciseau associés à certaines catégories de forfaits, ce qui a conduit le rapporteur à notifier les griefs suivants à Orange et à SFR.
II. Les griefs notifiés
A. AUX SOCIÉTÉS ORANGE FRANCE ET FRANCE TÉLÉCOM
55. Orange France est filiale à 100 % d' Orange SA, elle-même détenue à 100 % par la société France Télécom. En application d'une jurisprudence constante, les autorités de concurrence présument qu'une filiale à 100 % n'a pas une autonomie de décision suffisante vis-à-vis de sa maison mère pour pouvoir répondre des pratiques anticoncurrentielles qu'elle met en œuvre (CJCE, 21 février 1973 Europemballage Corporation, Continental Can, TPICE, 14 mai 1998, Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, T-354/94, point 80, confirmé par CJCE, 16 novembre 2000, Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, C-286/98 P, points 27 à 29 ; TPICE, 15 juin 2005, Tokai Carbon Co.Ltd, T 71/03, 00-D-50, 00-D-67, 04-D-32).
56. Les griefs ont donc été notifiés à France Télécom. Toutefois, dans l'hypothèse où celle-ci démontrerait, dans ses observations en réponse, qu'Orange France disposait, à l'époque des faits, d'une autonomie suffisante en ce qui concerne les pratiques visées par les griefs, ceux-ci ont également été notifiés à la société Orange France.
57. L'instruction a reproché à la société Orange et à la société France Télécom d'avoir pratiqué, pour la gamme " Orange Intense ", lancée en octobre 2005, des tarifs tels qu'ils ne pouvaient, entre février 2006 et juin 2007, être répliqués par un opérateur concurrent compte tenu de la charge facturée par Orange pour la terminaison des appels vers son réseau.
58. Il a également été reproché à la société Orange et à la société France Télécom d'avoir pratiqué pour la gamme " Orange classique ", lancée en octobre 2005, des tarifs tels qu'ils ne pouvaient, entre février 2006 et juin 2007, être répliqués par un opérateur concurrent compte tenu de la charge facturée par Orange pour la terminaison des appels vers son réseau.
59. Il a enfin été reproché à la société Orange et à la société France Télécom d'avoir pratiqué pour la gamme " M6 mobile by Orange ", lancée en juin 2005, des tarifs tels qu'ils ne pouvaient, entre juin 2005 et juin 2007, être répliqués par un opérateur concurrent compte tenu de la charge facturée par Orange pour la terminaison des appels vers son réseau.
60. Ces pratiques, qui ont pour objet et sont susceptibles d'avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de détail de la téléphonie mobile, constituent des abus de la position dominante occupée par la société Orange sur le marché de la terminaison des appels sur son réseau mobile. Elles sont prohibées par les dispositions des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE.
B. A LA SOCIÉTÉ SFR
61. L'instruction a reproché à la société SFR d'avoir pratiqué, pour la gamme " SFR Essentiel " lancée en mars 2005, des tarifs tels qu'ils ne pouvaient, de mai 2005 à juin 2007, être répliqués par un opérateur concurrent compte tenu de la charge facturée par SFR pour la terminaison des appels vers son réseau.
62. Cette pratique, qui a pour objet et est susceptible d'avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de détail de la téléphonie mobile, constitue un abus de la position dominante occupée par SFR sur le marché de la terminaison des appels sur son réseau mobile. Elle est prohibée par les dispositions des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE.
III. Discussion
A. SUR LA PROCÉDURE
1. SUR LA VIOLATION DU SECRET DES AFFAIRES
63. Selon Orange et France Télécom, leur droit à la protection du secret des affaires a été violé par deux fois.
64. Tout d'abord, au stade de la notification de griefs, " le rapporteur a communiqué dans la version non-confidentielle du dossier le courrier de l'ARCEP, en réponse à sa demande d'information, détaillant des données extrêmement sensibles et stratégiques de coûts et de volumes de minutes de communication de chacun des trois opérateurs de réseaux mobiles. Cette pièce a été versée intégralement et en état, sans que les opérateurs concernés aient été mis en mesure de demander son traitement confidentiel. "
65. Ensuite, " la version non-confidentielle du rapport contient dans ses annexes des copies des contrats conclus entre Orange et des MVNOs hébergés sur son réseau, en l'occurrence Carrefour, Tele2 mobile et Omer Télécom, pour lesquels Orange n'a pas été mise en mesure de demander leur classement en annexe confidentielle, les rapporteurs s'étant bornés à demander la protection du secret des affaires uniquement auprès des MVNOs concernés. "
66. Toutefois, aucune des deux entreprises concernées ne démontre ni même n'allègue que la divulgation de secrets d'affaires aurait fait obstacle à l'exercice normal de son droit de se défendre.
67. Dans ces conditions, la sanction qui s'attache à la divulgation d'informations que les entreprises considèrent comme constituant des secrets d'affaires n'est pas la nullité de la procédure, mais le versement éventuel d'une indemnité en réparation, dans le cas où la communication de tels documents serait de nature à créer un préjudice direct et certain à ces entreprises.
2. SUR LA MODIFICATION PRÉTENDUE DES GRIEFS AU COURS DE L'INSTRUCTION
68. Selon SFR, " le grief notifié au stade de la notification de griefs reposait quasi exclusivement sur le fait que le test de ciseau s'adressait à un opérateur intégré, en l'occurrence la plaignante Bouygues Télécom. Or, au stade du rapport, la situation de l'opérateur intégré est pratiquement écartée des débats et c'est, en revanche, celle des MVNOs et des "full MVNOs" qui apparait au coeur du rapport. "
69. Selon Orange et France Télécom, " la saisine de Bouygues Télécom visait l'impact sur la capacité concurrentielle de cette entreprise des offres on-net illimité d' Orange et de SFR compte tenu de l'espace économique qu'elle juge insuffisant entre la terminaison d'appel facturée par ces sociétés pour la terminaison des appels sur leurs réseaux respectifs et les prix de détail de leurs offres on-net illimité. Cette saisine ne concernait donc, en aucune manière, ni les opérateurs MVNOs ni les prestations de communications en gros que ces derniers achètent auprès des opérateurs de réseaux mobiles sur le marché de gros de l'accès et du départ sur les réseaux de téléphonie mobile. "
70. En premier lieu, le grief repris dans le rapport reproduit exactement celui notifié au stade de la notification de griefs. De plus, le rapport conclut que : " les rapporteurs maintiennent que les pratiques relevées sont susceptibles d'être qualifiées au regard des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du Traité de l'Union Européenne et donc que l'intégralité des griefs notifiés est maintenue ". En effet, conformément à l'article R. 463-11 du Code de commerce, " le rapport soumet à la décision de l'Autorité de la concurrence une analyse des faits et de l'ensemble des griefs notifiés ". Il appartient donc à l'Autorité de la concurrence d'examiner le bien-fondé de l'ensemble des griefs notifiés.
71. En second lieu, contrairement à ce que soutiennent les entreprises mises en cause, l'effet d' éviction potentiel à l'égard des MVNO a été mentionné au stade de la notification de griefs dans laquelle il était indiqué que " les offres on-net illimité pénalisent aussi le développement commercial des MVNO ".
72. Contrairement à ce que prétendent SFR, Orange et France Télécom, les griefs n'ont donc pas été étendus au stade du rapport. Les sociétés mises en cause n'ont donc pu se méprendre sur la portée des griefs notifiés. Le moyen tiré de la violation des droits de la défense devra donc être écarté.
B. SUR LES MARCHÉS PERTINENTS
73. Orange et France Télécom font valoir que " le critère retenu par les rapporteurs pour distinguer la clientèle résidentielle de la clientèle entreprises, à savoir l'absence d'indication par le client d'un numéro Siren au moment de la souscription de l'abonnement, est totalement inapproprié. Ainsi qu'Orange et FT l'ont fait remarquer aux rapporteurs, il existe des clients entreprises d'Orange qui n'indiquent pas de numéro Siren lors de leur inscription, alors qu'il s'agit pourtant de souscription pour les besoins de leur entreprise, et réciproquement, il existe des clients particuliers qui au moment de leur inscription indiquent un numéro Siren, bien qu'il s'agisse d'une souscription pour un usage privé ". Elles ajoutent qu'en tout état de cause, le rapport opère son analyse sur un périmètre beaucoup plus réduit que celui du marché pertinent en se limitant aux offres " on-net " illimité " Orange Classique ", " Orange Intense " et " M6 Mobile ".
74. Deux marchés pertinents sont concernés par les pratiques de ciseaux tarifaires qui ont fait l'objet des griefs notifiés aux parties.
75. Le premier est le marché amont sur lequel les opérateurs de téléphonie mobile s'achètent mutuellement des prestations de gros de terminaison d'appel. Dans sa décision n° 04-D-48 du 14 octobre 2004 puis dans plusieurs avis rendus à l'ARCEP dans le cadre de la régulation des marchés en application des articles L. 38, L. 38-1 et L. 38-2 du code des postes des communications électroniques (avis du Conseil de la concurrence n° 04-A17 du 14 octobre 2004, n° 07-A-0l du 1er février 2007, et n° 07-A-05 du 19 juin 2007), le Conseil de la concurrence a considéré que la terminaison des appels sur son réseau constitue un marché pertinent sur lequel chaque opérateur mobile est en situation de monopole.
76. Le second est le marché aval sur lequel les différents opérateurs proposent leurs offres de services de téléphonie mobile en concurrence. S'agissant de tels services, la demande des entreprises présente des spécificités telles que tous les opérateurs proposent des offres qui leur sont dédiées. Toutefois, des entreprises souscrivent également à des offres qui ne leur sont pas spécifiquement destinées. La pertinence d'une distinction entre clientèle des entreprises et clientèle résidentielle doit donc être précisée. L'utilisation du numéro Siren, proposée par Orange elle-même dans sa réponse au questionnaire du 8 mars 2008, n'implique en effet pas que la demande des clients disposant d'un numéro Siren présente une spécificité telle qu'elle puisse justifier la délimitation d'un marché distinct. En toute hypothèse, il n'est pas nécessaire, pour la présente décision, de préciser davantage le marché aval susceptible d'être affecté par les pratiques.
C. SUR L'ABSENCE DE NOTIFICATION D'UN GRIEF DE DISCRIMINATION TARIFAIRE
77. L'article R 463.7 du Code de commerce dispose que " lorsqu'elle estime que l'instruction est incomplète, l' Autorité de la concurrence peut décider de renvoyer l'affaire en tout ou partie à l'instruction. Cette décision n'est pas susceptible de recours. "
78. La société Bouygues Télécom fait valoir dans ses observations qu'un grief supplémentaire aurait dû être notifié aux sociétés mises en cause. Elle rappelle qu'elle a dénoncé dans sa saisine l'atteinte à la concurrence sur le marché des services de téléphonie mobile portée du fait même de la discrimination opérée dans les offres d'abondance " on net " entre tarifs " on net " et tarif " off net ". Elle cite notamment les analyses faites par l'ARCEP dans la décision 2007-0810 du 4 octobre 2007 selon lesquelles, lorsque les tailles des parcs des opérateurs mobiles présents sur le marché sont très déséquilibrées, les offres " on net " illimitées des petits opérateurs sont beaucoup moins attractives que celles proposées par les grands opérateurs. Afin de contrer cet " effet club " artificiel, Bouygues Télécom explique qu'elle a été contrainte de répliquer à la généralisation des offres " on-net " illimitées d'Orange et SFR par des offres permettant d'appeler de façon illimitée tous les réseaux (offres dites " cross net "). Selon elle, ces offres entraîneraient un fort déséquilibre de son solde d'interconnexion avec ses deux concurrents et affaibliraient ses capacités concurrentielles.
79. Bouygues Télécom soutient que le Conseil de la concurrence a déjà souligné les dangers d'une telle discrimination tarifaire en enjoignant à Orange Caraïbes de faire en sorte que, pour toutes les offres comportant des tarifs différents pour les communications " on net ", d'une part, et " off net ", d'autre part, l'écart entre ces tarifs on net et " off net " ne dépasse pas l'écart entre les terminaisons d'appel que se facturent entre eux les opérateurs (décision n° 04-MC-02 du 9 décembre 2004). Elle expose que, contrairement à ce qui est avancé dans la notification de griefs, le fait que les tarifs affichés par Orange ou SFR ne distinguent pas le prix d'une minute de communication " off net " de celui d'une minute de communication " on net ", que ce soit pour les communications hors forfait ou pour celles décomptées dans le forfait, n'empêche pas d'estimer les prix effectivement payés par les consommateurs pour ces deux types de communications. Bouygues Télécom présente les estimations qu'elle a faites en ce sens et qui font apparaître une différence entre tarifs " on net " et tarifs " off net " largement supérieure à celle qui prévaut actuellement entre les terminaisons d'appel facturées par Orange et SFR, d'une part, et par elle-même, d'autre part.
80. Les offres de téléphonie mobile limitant la possibilité de passer des appels de façon illimitée aux seuls appels " on-net " se traduisent en effet par une différenciation tarifaire entre le prix des appels " on net " et celui des appels " off net ", le prix des premiers étant moins élevé que celui des seconds. Cette différenciation tarifaire peut être justifiée par l'existence de niveaux de charges de terminaison d'appels différents. Comme le montre le tableau ci-dessus au §13, la différence entre la charge de terminaison d'appel de Bouygues Télécom et des deux autres opérateurs était de 2,24 centimes en 2005 et 1,74 centimes en 2006 et 2007.
81. Sur un marché sur lequel les parts détenues par les différents opérateurs sont asymétriques, une différenciation tarifaire excessive entre les appels " off net " et " on net " peut renforcer les " effets club ", c'est-à-dire encourager les consommateurs à s'abonner auprès de l'opérateur du réseau le plus vaste. Cet effet avait déjà été envisagé par le Conseil de la concurrence, notamment dans sa décision n° 02-D-69 du 26 novembre 2002 : " la différenciation tarifaire peut influer sur le choix des clients lors du premier achat ou d'un renouvellement, dans la mesure où ils seront désormais susceptibles de tenir compte des réseaux auxquels appartiennent leurs principaux correspondants. Ces effets sont de nature à limiter l'interopérabilité des réseaux et donc à favoriser le plus grand des parcs, les clients valorisant la possibilité d'appeler et d'être appelés par le plus grand nombre possible de correspondants. Cet effet devrait être d'autant plus important que Orange France détient une part de marché beaucoup plus élevée que celle de chacun de ses deux concurrents. "
82. Par ailleurs, les offres " on net illimité " se sont développées depuis la fin du bill and keep en raison de l'existence d'une marge élevée entre les coûts réels de terminaison et les charges de terminaison d'appel : les coûts réellement supportés par les opérateurs pour la terminaison des appels sur leur réseau sont constitués par l'amortissement à long terme des coûts fixes liés au déploiement et à l'entretien de ce réseau ; à court terme, ils sont quasiment nuls ; en revanche, les charges de terminaison d'appel payées aux concurrents constituent des coûts variables et se traduisent par des transferts de " cash-flow " vers les concurrents. Plus ces charges de terminaison d'appel sont élevées, plus les opérateurs ont intérêt à inciter leurs abonnés à concentrer leurs appels à l'intérieur du réseau par le moyen d'offres on net illimité. Or, les charges de terminaison d'appel sont des prix sur lesquels aucune pression concurrentielle ne s'exerce, chaque opérateur de téléphonie mobile détenant un monopole sur le marché de la terminaison des appels sur son réseau. Ces charges de terminaison d'appel sont d'ailleurs plafonnées par le régulateur sectoriel, qui impose aux opérateurs une obligation de non-discrimination (cf. ci-dessus § 13 à 15).
83. Comme l'Autorité de la concurrence l'a récemment rappelé dans sa décision n° 09-D-15 du 2 avril 2009, une différenciation tarifaire excessive pourrait avoir pour effet, sans empêcher les concurrents du marché aval aussi efficaces de proposer leurs services de manière rentable, d'élever sensiblement leurs coûts pour les affaiblir et diminuer ainsi la pression concurrentielle qu'ils sont susceptibles d'exercer sur le marché. Une partie de la littérature économique a ainsi déjà mis en avant les incitations que peut avoir un opérateur dominant sur le marché amont de conforter, voire de renforcer, sa position sur le marché aval [1]. Il convient donc d'analyser dans quelle mesure des offres comprenant de l' "on net " illimité, en obligeant les opérateurs de petite taille à répliquer par des offres cross net, et donc à acheter des volumes de terminaison d'appel plus élevés à leurs concurrents, pourraient fausser le jeu de la concurrence sur le marché des services de téléphonie mobile et constituer un abus de la position dominante de l'opérateur lançant une telle offre sur le marché de sa terminaison d'appel. Aucun grief n'ayant été notifié sur ce point, l'Autorité ne peut se prononcer. Il y a donc lieu, dans ces conditions, de renvoyer le dossier à l'instruction.
84. Les effets d'une différenciation tarifaire excessive pourraient aussi prendre la forme extrême d'effets de ciseaux tarifaires tels que ceux mis en cause dans les griefs notifiés à Orange et France Télécom, d'une part, et à SFR, d'autre part, si l'espace économique entre la terminaison d'appel facturée par l'opérateur et le prix de détail résultant des consommations effectives sur ses offres on net illimité était réduit au point de ne plus permettre à ses concurrents de couvrir les autres coûts liés à la production de ces appels. La Cour de cassation a récemment souligné qu'" une pratique de 'ciseau tarifaire' a un effet anticoncurrentiel si un concurrent potentiel aussi efficace que l'entreprise dominante verticalement intégrée auteur de la pratique ne peut entrer sur le marché aval qu'en subissant des pertes ; qu'un tel effet peut être présumé seulement lorsque les prestations fournies à ses concurrents par l'entreprise auteur du 'ciseau tarifaire' leur sont indispensables pour la concurrencer sur le marché aval " (arrêt du 3 mars 2009). Par ailleurs, s'il existe des solutions alternatives, il convient de vérifier que celles-ci permettent effectivement aux opérateurs aussi efficaces que l'opérateur dominant de le concurrencer. En l'espèce, il convient notamment, comme pour les effets attachés dans leur ensemble au principe même de la différenciation tarifaire " on net/off net ", de vérifier si les opérateurs concurrents peuvent ou non répliquer ces offres par leurs propres offres " on net ", et s'ils sont ainsi contraints d'acheter des volumes de terminaison d'appel plus élevés à leurs concurrents. L'existence d'un effet de ciseau tarifaire apparaît ainsi comme une question subsidiaire à celle, plus vaste, de mécanismes de discrimination anticoncurrentielle. Les éléments figurant au dossier ne permettant pas d'éclairer l'Autorité sur ce point, il y a lieu, dans ces conditions, de surseoir à statuer et de procéder à un complément d'instruction.
DÉCIDE
Article unique : Le dossier enregistré sous le numéro 06/0070 F est renvoyé à l'instruction.
[1] Ces arguments ont notamment été développés dans les articles de Salop et Scheffman, " Raising rivals'cost " (AER (1983), 73 : 267-271) ; Salop et Krattenmaker, " Anticompetitive exclusion : Raising rival's cost to achieve power over price " (Yale Law Journal (1986), 96 : 209-293).