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Décisions

CA Toulouse, 2e ch. sect. 2, 17 janvier 2012, n° 10-02386

TOULOUSE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Coiffin, Pierre Fabre Dermo Cosmétique (SAS), Laboratoires Klorane (SAS), Laboratoires Dermatologiques Ducray (SAS), Laboratoires Dermatologiques Avène (SAS); Laboratoires Dermatologiques Galénic (SAS), René Furterer (SAS), Pierre Fabre Médicaments (SAS)

Défendeur :

Caribéenne de Diététique et Santé (SARL), Martinique Alimentation Diététique (SARL), Compagnie de Diététique du Marin (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Legras

Conseillers :

MM. Delmotte, Roger

Avoués :

SCP Château, SCP Dessart Sorel Dessart

Avocats :

Selarl Inter-Barreaux Morvilliers Sentenac Avocats, SCP DS Avocats

CA Toulouse n° 10-02386

17 janvier 2012

Les sociétés Caribéenne de Diététique et Santé (CDS), Martinique Alimentation Diététique (MAD) et Compagnie de Diététique du Marin (CDM) exploitent chacune sous le nom commercial Cypria Center une parapharmacie en Martinique. Elles ont pour fondateur David Cypria exploitant lui-même une pharmacie à Fort-de-France.

Les points de vente Cypria Center sont des distributeurs agréés des produits cosmétiques fabriqués par le groupe Pierre Fabre, au même titre que les pharmacies de l'île. Un contexte concurrentiel aigu se faisait jour lié à la politique commerciale qualifiée par lui-même d'offensif du groupe Cypria et incluant en particulier une publicité comparative sur Internet.

En décembre 2008 le groupe Pierre Fabre retirait son agrément aux trois sociétés du groupe Cypria en invoquant le non-respect de leur obligation résultant de ses conditions générales de distribution et de vente de ne vendre ses produits que sur le conseil d'un pharmacien présent sur le lieu de vente, ces carences ayant fait l'objet de constats les 28 novembre et 4 décembre 2008.

Par actes du 13 février 2009 les sociétés CDS, MAD et CDM faisaient assigner les sociétés SA Pierre Fabre Dermo-Cosmétique, la SAS Klorane, la SAS Ducray, la SAS Galénic, la SAS Avène, la SAS René Furterer et la SA Pierre Fabre Médicament devant le Tribunal de commerce de Nanterre aux fins de voir constater l'illicéité de l'article 1.1 des conditions générales de distribution et de vente de Pierre Fabre imposant la présence d'une personne diplômée en pharmacie dans les points de vente agréés, de constater qu'en toute hypothèse cette clause n'a pas été violée par elles et de constater le caractère abusif de la rupture des relations contractuelles par Pierre Fabre à qui doit être ordonné la reprise des relations commerciales sous astreinte de 2 000 euro par jour de retard à compter de la signification du jugement à intervenir.

Le Tribunal de commerce de Nanterre se déclarait incompétent au profit du Tribunal de commerce de Toulouse par un jugement du 30 avril 2009.

Par jugement du 22 mars 2010 le Tribunal de commerce de Toulouse a fait intégralement droit aux demandes des sociétés CDS, MAD et CDM sauf à réduire le montant de l'astreinte à 1 000 euro par jour de retard à compter du 15e jour suivant la signification du jugement.

Les SAS Pierre Fabre Dermo-Cosmétique, Les Laboratoires Klorane, les Laboratoires Dermatologiques Ducray, les Laboratoires Dermatologiques Avène, René Furterer, les Laboratoires Dermatologiques Galénic et Pierre Fabre Médicaments ont interjeté appel de ce jugement le 3 mai 2010. Elles ont conclu en dernier lieu le 7 novembre 2011 à la réformation intégrale et, l'article 1.1 des conditions générales de distribution et de vente des Laboratoires Pierre Fabre Dermo Cosmetique devant être déclarées valables et les manquements répétés de Cypria Center à ces obligations devant être constatés, au débouté des sociétés intimées de leurs demandes. Elles demandent la condamnation conjointe et solidaire de celles-ci à leur payer la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du CPC.

La société Caribéenne de Diététique et Santé (CDS), la société Martinique Alimentation Diététique (MAD) et la société Compagnie de Diététique du Marin (CDM), intimées et appelantes incidentes, ont conclu récapitulativement le 26 octobre 2011 à la confirmation du jugement et à la condamnation solidaire des appelantes à payer en réparation de leur préjudice à la société MAD la somme de 75 823 euro, à la société CDS la somme de 66 911 euro et à la société CDM la somme de 26 335 euro. Subsidiairement elles concluent à la saisine de l'Autorité de la concurrence pour avis, sur le fondement de l'article L. 462-3 du Code de commerce, sur le caractère restrictif au sens du Réglement CE n° 2790-1999 de la clause litigieuse et, en cas de réponse négative, sur le point de savoir si une telle clause n'est pas de nature à fermer l'accès au marché à des personnes désireuses d'exploiter un commerce de pharmacie dans le contexte particulier de l'économie insulaire de la Martinique, avec sursis à statuer dans l'attente de cet avis. Elles demandent enfin le prononcé d'une amende civile de 50 000 euro et une indemnité sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile de 10 000 euro.

Par ordonnance du 23 juin 2010 le magistrat délégué par ordonnance du premier président a rejeté la demande d'arrêt de l'exécution provisoire.

Saisi sur incident le 12 août 2011 par les sociétés du groupe Pierre Fabre demandant que soit ordonnée la communication des pièces visées dans leur sommation de communiquer du 29 juillet 2011, soit le contrat de travail de la personne qualifiée titulaire du diplôme de pharmacien présente physiquement sur le point de vente ainsi que la copie du registre du personnel, le magistrat chargé de la mise en état les a déboutées.

MOTIFS ET DECISION

- Sur les infractions reprochées à la clause litigieuse :

Le contrat liant les parties prévoit (conditions générales de distribution et de vente des produits Pierre Fabre Dermo Cosmétique) en son article 1.1 l'obligation pour chaque distributeur agréé de justifier de la présence physique et permanente dans son point de vente et pendant toute l'amplitude horaire de celui-ci d'au moins une personne (...) titulaire du diplôme de pharmacien délivré ou reconnu en France.

Les sociétés du Groupe Pierre Fabre ont après deux rappels des dispositions contractuelles et une mise en demeure du 23 juin 2008 fait signifier l'ordonnance sur requête du président du Tribunal de grande instance de Fort-de-France du 27 novembre 2008 autorisant à se rendre sur les lieux de vente et à constater la présence d'un pharmacien.

C'est ainsi que le 28 novembre 2008 l'huissier se rendait au siège de la SARL MAD à Fort-de-France où il lui était déclaré qu'un pharmacien était sur place sans qu'il puisse être nommé et qu'il ne pouvait le recevoir. Le même jour l'huissier se rendait au siège de la SARL CDS où il rencontrait Alex Cypria, gérant et ayant la qualité de pharmacien. Le 4 décembre 2008 au siège de la SARL CDM l'huissier constatait la présence d'un pharmacien en la présence de M. Cleoron.

Les intimées contestent que la clause ait été violée, faisant valoir qu'elle n'impose pas l'affectation d'un pharmacien déterminé à un point de vente déterminé et que les trois sociétés collaboraient avec quatre pharmaciens (David Cypria, Alex Cypria, Mme Cavalier, M. Cleoron), par ailleurs titulaires d'officines et employant des pharmaciens salariés, qui intervenaient sur les points de vente soit en tant qu'associés soit sous contrat de prestation de service.

La clause impose clairement la présence d'un pharmacien, quel que soit son statut, sur les points de vente, cette présence ne pouvant qu'être effective et continue pendant les heures d'ouverture sauf à la priver de tout effet. Toutefois il ne ressort des constats précités qu'une seule infraction est établie à l'encontre de la SARL MAD.

- Sur la licéité de la clause litigieuse :

Les appelantes présentent leur réseau de distribution sélective dont elles précisent qu'il permet au fournisseur de maîtriser les conditions qualitatives de commercialisation de ses produits et de faire respecter les exigences tenant à leur caractère notoire ou technique, le distributeur sélectionné bénéficiant en retour de l'image de marque du fournisseur et de la synergie du réseau tout en restant libre de distribuer des produits concurrents.

Elles insistent sur la spécificité attachée à la distribution des produits Pierre Fabre Dermo Cosmétique, articles de haute qualité, produits cosmétiques et d'hygiène corporelle pour lesquels le conseil d'un diplômé en pharmacie présent sur le lieu de vente représente une garantie pour le consommateur, un plus dans le conseil et lui évite un mauvais usage dans un souci de protection.

Elles considèrent qu'il n'y a pas d'effets restrictifs de concurrence, le principe de base étant la liberté pour le fabricant d'organiser la distribution de ses produits comme il l'entend et d'en réserver la commercialisation à des distributeurs sélectionnés par lui dans le cadre d'un réseau sélectif, l'exigence qui n'est pas celle d'un pharmacien d'officine mais d'un diplômé en pharmacie n'étant pas disproportionnée par rapport à l'objectif de distribution adéquate de produits dermo-cosmétiques de qualité.

Elles ajoutent que cette exigence est imposée par un marché vivement concurrentiel dans lequel les autres distributeurs l'appliquent.

Les intimées soutiennent l'illicéité de la clause au visa:

- de l'article L. 420-1 du Code de commerce aux termes duquel sont prohibées les conventions qui ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché notamment lorsqu'elles tendent à limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ;

- de l'article 101 § 1 du TFUE qui dispose que sont incompatibles avec le Marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre états membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.

Elles précisent que les contrats de distribution sélective ne sont pas en principe contraires aux dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce si les critères de choix des revendeurs sont objectifs et qualitatifs et s'ils sont justifiés par les nécessités d'une distribution adéquate des produits en cause.

Or la clause litigieuse, en ce qu'elle exige la présence sur le lieu de vente d'un diplômé en pharmacie, est disproportionnée car non justifiée par de telles nécessités dès lors que les cosmétiques sont soumis à une réglementation qui garantit qu'ils ne présentent pas de danger pour la santé des consommateurs et que leur commercialisation n'exige pas de précautions supplémentaires comme en matière de médicaments.

Il est constant que les produits dermo-cosmétiques n'entrent pas dans le monopole des pharmaciens même s'ils peuvent à l'occasion être prescrits par un médecin, qu'ils sont soumis pour leur fabrication, leur conditionnement et leur étiquetage à des règles strictes garantissant a priori leur innocuité pour la santé et que dès lors le conseil d'utilisation sollicité le cas échéant par le consommateur peut être dispensé par toute personne ayant bénéficié d'une formation adéquate, en dermatologie ou cosmétologie par exemple. En dehors de leur notoriété il n'est pas établi que les produits Pierre Fabre Dermo Cosmétique nécessitent sur le plan de la santé des utilisateurs des conseils particuliers par rapport à la concurrence. Par ailleurs la prescription par un médecin donnera lieu à délivrance par un pharmacien en officine.

Les appelantes faisant valoir que les entreprises concurrentes fabricant de produits dermo-cosmétiques imposent à leurs distributeurs la même exigence de présence d'un pharmacien sur les lieux de vente sont contredites sur ce point et ne produisent aucun justificatif à cette affirmation.

Mais surtout les produits Pierre Fabre Dermo Cosmétique sont également vendus par la voie d'Internet, ce qui a été autorisé par décision du Conseil de la concurrence du 29 octobre 2008 au motif qu'il ne s'agit pas de médicaments, et l'intervention d'un pharmacien au moment de la vente par ce moyen n'est ni prévue ni sans doute envisageable. Dès lors l'exigence maintenue pour les distributeurs pratiquant la vente "classique" de la présence sur le lieu de vente d'un diplômé en pharmacie est de nature à fausser le jeu de la concurrence et la clause l'imposant est illicite.

C'est la solution qui peut s'induire de l'arrêt de la CJUE du 13 octobre 2011 qui, sur question préjudicielle posée par la Cour d'appel de Paris dans un arrêt du 29 octobre 2009, a dit "qu'une clause contractuelle, dans le cadre d'un système de distribution sélective, exigeant que les ventes de produits cosmétiques et d'hygiène corporelle soient effectuées en présence obligatoire d'un pharmacien diplômé, ayant pour conséquence l'interdiction de l'utilisation d'Internet pour ces ventes, constitue une restriction par objet au sens de l'article 101 § 1 du TFUE si, à la suite d'un examen individuel et concret de la teneur et de l'objectif de cette clause contractuelle et du contexte juridique et économique dans lequel elle s'inscrit, il apparaît que, eu égard aux propriétés des produits en cause, cette clause n'est pas objectivement justifiée."

Par ailleurs si une restriction par objet peut bénéficier d'une exemption individuelle au sens de l'article 101 § 3 du TFUE c'est à condition qu'une telle pratique restrictive de concurrence contribue à un progrès économique et soit indispensable à la réalisation de ce progrès, ce qui n'est pas ici prétendu.

Il ne peut en conséquence, et sans qu'il soit utile d'examiner la notion invoquée par les intimées de critère quantitatif tenant à l'insularité, y avoir eu rupture abusive des relations commerciales et les appelantes doivent être déboutées.

- Sur le préjudice :

Les relations commerciales entre le Groupe Pierre Fabre et les sociétés intimées doivent être poursuivies et les dispositions du jugement ayant statué sur ce point seront confirmées.

Les intimées invoquent en cause d'appel le préjudice ayant résulté pour elles de l'arrêt des livraisons entre le mois de décembre 2008, date du retrait de l'agrément, et l'ordonnance du 23 juin 2010 ayant rejeté la demande d'arrêt de l'exécution provisoire, soit une période de dix-huit mois, constitué par un préjudice matériel soit la perte de marge brute sur la vente des produits et par un préjudice d'image causé par la disparition des produits de leurs rayons, s'agissant d'une marque "phare" ainsi que par une perte de clientèle.

Ces demandes, qualifiées de nouvelles en appel et irrecevables au visa de l'article 564 du Code de procédure civile par les appelantes, sont la conséquence ou le complément des demandes soumises aux premiers juges et sont donc recevables en application de l'article 566 du Code de procédure civile.

Les appelantes contestent la durée de la période concernée du fait de l'existence d'un stock qui a pu être vendu, et le taux de marge (50 %) appliqué aux chiffres d'affaires repris de 2008 pour aboutir aux sommes réclamées.

Les montants de chiffres d'affaires concernant les produits Pierre Fabre étant justifiés et une période de douze mois étant retenue il sera fait droit, après application d'un taux de marge brute de 20 %, aux demandes indemnitaires des intimées pour les sommes de 30 329 euro (SARL MAD), 26 764 euro (SARL CDS) et 10 534 euro (SARL CDM), la perte de clientèle et le préjudice d'image ne pouvant être pris en compte sur une période aussi brève.

Il sera ainsi ajouté au jugement.

Il n'y a pas lieu au prononcé d'une amende civile.

Il sera fait droit à la demande de condamnation sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile des intimées à hauteur de 3 500 euro pour chacune.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement ; Y ajoutant: Condamne solidairement la SAS Pierre Fabre Dermo Cosmétique, la SAS les Laboratoires Klorane, la SAS les Laboratoires Dermatologiques Ducray, la SAS les Laboratoires Dermatologiques Avène, la SAS René Furterer, la SAS les Laboratoires Dermatologiques Galénic et la SAS Pierre Fabre Médicaments à payer à titre de dommages-intérêts à la SARL MAD la somme de 30 329 euro, à la SARL CDS la somme de 26 764 euro et à la SARL CDM la somme de 10 534 euro; Déboute les sociétés du Groupe Pierre Fabre de toutes leurs demandes et les sociétés MAD, CDS et CDM de leurs demandes plus amples ; Condamne solidairement la SAS Pierre Fabre Dermo Cosmétique, la SAS les Laboratoires Klorane, la SAS les Laboratoires Dermatologiques Ducray, la SAS LES Laboratoires Dermatologiques Avène, la SAS René Furterer, la SAS les Laboratoires Dermatologiques Galénic et la SAS Pierre Fabre Médicaments à payer sur le fondement de l'article 700 du CPC la somme de 3 500 euro à la SARL MAD, à la SARL CDS et à la SARL CDM ; Condamne les mêmes aux dépens d'appel dont distraction en application de l'article 699 du Code de procédure civile.