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Décisions

CA Bordeaux, 2e ch. civ., 25 janvier 2012, n° 10-00191

BORDEAUX

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Maison Hebrard (SARL)

Défendeur :

Leblanc

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bancal

Conseillers :

Mmes Rouger, Faure

Avoués :

SCP Casteja Clermontel, Jaubert, SCP Boyreau

Avocats :

Mes Biais, Visseron, SELARL Biais, Associés

T. com. Libourne, du 18 déc. 2009

18 décembre 2009

Le 10 octobre 1999 M. Olivier Leblanc a conclu, pour une durée indéterminée, un contrat d'agent commercial portant sur la promotion et la vente des produits distribués ou fabriqués par la SARL Maison Hebrard.

Son secteur géographique comportait la France entière ainsi que l'Andorre et la Principauté de Monaco.

Au dernier trimestre 2007 la société Maison Hebrard a envisagé la mise en place d'un service commercial complémentaire.

La société Maison Hebrard a modifié la nature du contrat en novembre 2007, attribuant à M. Leblanc une liste de clients "réservés", liste finalement acceptée par l'agent commercial le 21 janvier 2008.

Début avril 2008 la SARL Maison Hebrard recrutait M. Brunet en qualité de directeur commercial.

Par lettre du 5 décembre 2008 M. Olivier Leblanc a indiqué prendre acte de la rupture de son contrat pour manquement au devoir de loyauté matérialisé par une concurrence déloyale sur la liste de clients qui lui avaient été réservés précisant néanmoins entendre réaliser son préavis de trois mois et sollicitant le paiement d'une indemnité selon les usages.

Par acte du 9 avril 2009 M. Olivier Leblanc a assigné la SARL Maison Hebrard devant le Tribunal de commerce de Libourne aux fins de voir juger que la rupture de contrat d'agence est intervenue à son initiative du fait du non-respect par la défenderesse de ses obligations contractuelles, de voir juger cette rupture imputable à la faute de la société Maison Hebrard et de l'entendre condamner à l'indemniser de son préjudice sur la base de deux années de commissions.

Par jugement du 18 décembre 2009, le Tribunal de commerce de Libourne a :

- condamné la SARL Maison Hebrard à verser à M. Olivier Leblanc la somme de 224 548 euro représentant deux années de commissions avec les intérêts légaux à compter de la date de mise en demeure

- condamné la SARL Maison Hebrard à payer à M. Olivier Leblanc la somme de 2 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile

- débouté la société Maison Hebrard de l'ensemble de ses demandes

- débouté M. Leblanc de sa demande d'exécution provisoire

- condamné la société Maison Hebrard aux dépens.

La SARL Maison Hebrard a interjeté appel de cette décision le 12 janvier 2010.

Vu les dernières écritures signifiées le 20 mai 2011 par la SARL Maison Hebrard, appelante, aux termes desquelles elle sollicite au visa des articles L. 134-1 du Code de commerce que la cour :

Au principal,

- juge que la lettre de M. Olivier Leblanc en date du 5 décembre 2008 s'analyse en un départ volontaire et donc en une démission au sens de l'article L. 134-13 du Code de commerce

- juge en conséquence qu'aucune indemnité de rupture n'est due à M. Olivier Leblanc conformément aux dispositions de l'article L. 134-13 du Code de commerce

- infirme le jugement entrepris en ce qu'il a alloué à M. Olivier Leblanc une indemnité de rupture de 224 548 euro représentant deux années de commissions avec intérêts légaux à compter de la mise en demeure

- déboute M. Olivier Leblanc de toutes ses demandes

A titre subsidiaire, si la cour devait considérer que la rupture n'est pas imputable à M. Leblanc, juge que l'indemnité de rupture doit être calculée en fonction du préjudice subi et déboute M. Olivier Leblanc de l'ensemble de ses demandes à ce titre

A titre infiniment subsidiaire, réduise à de plus justes proportions l'indemnité de rupture sollicitée

En tout état de cause,

- juge que M. Olivier Leblanc s'est rendu coupable de concurrence déloyale

- en tirer toutes conséquences tant au niveau de la rupture du contrat d'agent commercial qu'au niveau du préjudice allégué

- condamne M. Olivier Leblanc au paiement d'une indemnité de 8 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile

- condamne M. Olivier Leblanc aux entiers dépens de première instance et d'appel avec distraction au profit de son avoué constitué,

Vu les dernières écritures signifiées le 13 avril 2011 par M. Olivier Leblanc, intimé, aux termes desquelles il sollicite la confirmation du jugement entrepris et la condamnation de la SARL Maison Hebrard à lui payer une indemnité de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,

Vu l'ordonnance de clôture intervenue le 2 novembre 2011,

Sur ce, LA COUR :

Aux termes de l'article L. 134-12 du Code de commerce, en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi.

En application de l'article L. 134-13 du même Code, cette réparation n'est pas due si la cessation du contrat résulte de l'initiative de l'agent à moins que cette cessation ne soit justifiée par des circonstances imputables au mandant.

Il ressort du courrier adressé par M. Leblanc à la Maison Hebrard le 5 décembre 2008 que c'est lui qui a pris l'initiative de la rupture, mais qu'il a invoqué des torts exclusifs de la Maison Hebrard comme étant à l'origine de cette rupture, lui reprochant de ne pas avoir respecté l'exclusivité totale qui lui avait été consentie sur une liste de clients "réservés" en ayant depuis avril 2008 contacté directement ou non et à son insu des entreprises faisant partie de cette liste de clients réservés pour leur faire des offres commerciales et conclure un certain nombre de ventes avec ces clients sans qu'il en ait été informé ni même commissionné, faits caractérisant selon lui des agissements déloyaux réitérés constitutifs d'une inexécution particulièrement fautive de son contrat d'agent commercial par son mandant.

Il appartient en conséquence à M. Leblanc qui a pris l'initiative de la rupture d'établir que cette rupture résulte de manquements graves de la Maison Hebrard à ses obligations contractuelles à son égard rendant justifiant la résiliation.

Il résulte des pièces versées aux débats que M. Leblanc était lié à la Maison Hebrard par un contrat d'agent commercial en date du 10 octobre 1999 aux termes duquel il lui était donné mandat de vendre par lui-même ou par ses préposés les produits distribués ou fabriqués par les Ets Hebrard au nom et pour le compte du mandant. Il devait en outre assurer l'encadrement et l'animation des agents commerciaux ou VRP des Ets Hebrard pour le secteur géographique concédé.

Ce contrat prévoyait un secteur géographique d'activité : France, Andorre et Principauté de Monaco, dont il devait visiter toute la clientèle sauf les clients désignés en annexe, les bureaux d'achat français des sociétés étrangères, la grande distribution, les DOM TOM et la clientèle HT.

La rémunération consistait en une commission variable calculée sur le montant HT des ventes réalisées par l'agent commercial directement ou indirectement (VRP ou autres agents) matérialisées par les bons de commande signés par les clients.

Le contrat prévoyait en outre une liberté totale et en toute indépendance de l'organisation de l'activité de représentation par l'agent commercial et la possibilité d'effectuer des opérations pour son compte personnel ou pour le compte de toute autre entreprise sans avoir à demander l'autorisation du mandant à l'exception des activités se rapportant à la fabrication ou la commercialisation de tous produits susceptibles de concurrencer ceux dont la représentation lui était confiée.

Courant 2007 la Maison Hebrard informait M. Leblanc qu'elle souhaitait intégrer M. Brunet, salarié et responsable d'un réseau d'agents sur la France auprès d'une clientèle particulière (cavistes, grossistes, grande distribution, institutionnels) comme collaborateur. Au regard des concentrations des ventes de M. Leblanc sur Paris et le Sud de la France, incluant Monaco, elle disait souhaiter exploiter un réseau quasi national d'agents/VRP dirigés par une personne ayant ses propres entrées dans des réseaux spécifiques non encore exploités et développer son CA France et proposait à M. Leblanc de continuer à gérer ses clients sur Paris, midi/Monaco et zone générale avec une liste de clients réservés établie en fonction du chiffre d'affaires et de l'activité ou non activité du client dans les six derniers mois et précisait :

- qu'il gardait son statut d'agent commercial et ses commissions sur clients réservés Paris/midi/Monaco

- qu'il bénéficiait d'une liberté d'action sur France Sud au-dessous d'une ligne Paris Lyon

- que P. Brunet et ses agents travailleraient essentiellement la partie Nord-Ouest, Nord et Nord-Est ainsi que Paris

- qu'il ne serait pas animé par M. Brunet et serait indépendant du réseau d'agent sans pouvoir prétendre aux commissions qu'il percevait sur les agents principaux (au nombre de 5) qu'il animait jusqu'alors

- que les tarifs seraient harmonisés avec ceux des autres agents/VRP

- qu'une compensation financière lui était proposée.

Il lui était précisé par e-mail du 21 novembre 2007 que les nouveaux agents ou VRP sur le secteur n'auraient pas le droit d'intervenir auprès des clients "réservés".

Après avoir refusé cette proposition et suite à l'assurance donnée par courrier recommandé du 3 décembre 2007 par son cocontractant de ce que la liste de clients envoyée n'avait pas pour but de restreindre ou de fermer sa clientèle mais de la lui réserver à son bénéfice avant la mise en place des nouveaux agents, par courrier du 21 janvier 2008, Olivier Leblanc acceptait finalement, prenant acte de ce que la liste de clients communiquée le 21/11/07 ne lui était pas attribuée de façon limitative, qu'il gardait la liberté de prospecter et vendre en dehors de cette liste et que les autres commerciaux, quels que soient leurs statuts, ne démarcheraient ni ne vendraient à cette liste de clients.

Aucun avenant écrit au contrat initial d'agent commercial n'a été établi après ces échanges.

Il en résulte néanmoins qu'il y a eu modification acceptée des termes du contrat initial en ce qu'il était consenti à Olivier Leblanc une liste de clients "réservés" sur lesquels les agents ou VRP recrutés et pilotés par M. Brunet, recruté par Maison Hebrard pour accroître sa force de vente, ne pouvaient aucunement intervenir, ni pour démarcher, ni pour vendre et sans que cela entrave sa liberté de prospecter et de vendre en dehors de cette liste s'il le souhaitait.

La liste ainsi proposée et acceptée dans ces conditions caractérisait donc une clientèle exclusive réservée à Olivier Leblanc par la SARL Maison Hebrard, contrairement à ce qui est affirmé par cette dernière dans son courrier du 23 décembre 2008 aux termes duquel elle prétend qu'il n'avait été réservé à M. Leblanc qu'une préférence contractuelle et non une exclusivité.

Or il résulte des pièces versées aux débats que certains des clients "réservés" à M. Leblanc sur la liste jointe au message électronique de M. Jeanneau du 21 novembre 2007 (pièce 22 de l'intimé), non contestée dans son existence et son contenu, ont été démarchés par la nouvelle équipe dirigée par M. Brunet, tels "Armor Vins", "CE Airbus Nantes", "Club Francais du Vin", "Chateau des Crayeres", "Nicolas", "Casino de Deauville", "Pierre au Palais Royal", et ce, dans le courant de l'année 2008, après l'accord modificatif intervenu entre les parties et même après un courrier du 14 avril 2008 aux termes duquel M. Leblanc se plaignait déjà que certains clients faisant partie de sa liste "réservée" avait été démarchés par d'autres, notamment M. Brunet, agissant pour le compte de Maison Hebrard. Et il s'agit bien en l'espèce d'offres de vente (proposition de vins et de prix) émanant soit de la SARL Maison Hebrard, soit de M. Brunet, recruté par cette dernière, suivies, pour certaines, de commandes effectives, caractérisant un démarchage de partie de la clientèle réservée à M. Leblanc.

La SARL Maison Hebrard ne peut se retrancher derrière son enseigne pour justifier ce démarchage, alors qu'en sollicitant directement soit par ses dirigeants, soit par un de ses salariés la clientèle qu'elle avait elle-même réservé à M. Leblanc, elle enfreignait en toute connaissance de cause un engagement contractuel dont elle était à l'origine de la proposition et de la conclusion.

Il n'est par ailleurs justifié d'aucune injonction préalable à ces démarchages tendant à mettre en demeure M. Leblanc de s'occuper effectivement de sa clientèle réservée à défaut de quoi la liste établie serait susceptible d'être remise en cause, les premières récriminations à ce titre ne datant que de la lettre du 23 décembre 2008 en réponse à la lettre de rupture de M. Leblanc du 5 décembre 2008.

Par ailleurs, il convient de relever que la liste de clients "réservés" proposée à M. Leblanc en novembre 2007 a été établie par la SARL Maison Hebrard elle-même.

En effet, dans son courrier explicatif de novembre 2007 (pièce 4 de l'intimé) elle précisait que cette liste serait établie en fonction du chiffre d'affaires et de l'activité ou non activité du client dans les 6 derniers mois, informations dont elle était nécessairement détentrice en tant que mandant rétribuant l'agent par commissions sur les ventes réalisées dans son secteur d'activité. La SARL Maison Hebrard ne peut donc justifier le démarchage réalisé sur certains des clients réservés à M. Leblanc en raison d'une prétendue inactivité de ces derniers depuis plus de 6 mois voire plusieurs années.

En enfreignant ainsi de manière réitérée ses engagements contractuels à l'égard de M. Leblanc par le démarchage de clients sur lesquels elle lui avait accordé en toute connaissance de cause une exclusivité avec engagement de non-démarchage pour l'inciter à accepter la modification de son contrat d'agent commercial initial, la SARL Maison Hebrard a donc manqué gravement à son engagement contractuel et à son obligation de loyauté dans l'exécution de la convention, justifiant la constatation par M. Leblanc de la rupture du contrat d'agent commercial ainsi qu'il l'a fait par son courrier du 5 décembre 2008 aux torts du mandant.

Et la SARL Maison Hebrard ne peut davantage reprocher à M. Leblanc, ainsi que l'ont retenu les premiers juges, aucun manquement à son obligation de non-concurrence par l'activité de sa société Cap Vins, ayant pour objet le négoce de vins et spiritueux, la vente aux particuliers de vins, spiritueux, produits accessoires, créée en juillet 2007, alors qu'elle reconnaît elle-même dans ses écritures (page 15) qu'elle en était informée et en a accepté le principe.

Il n'est en outre nullement justifié par la SARL Maison Hebrard que M. Leblanc ait été titulaire soit pendant son contrat d'agent commercial avec elle, soit postérieurement à la rupture de ce dernier, d'autres cartes d'agent commercial pour le négoce de produits concurrents.

Au contraire, les déclarations de revenus 2007 et 2008 produites aux débats par M. Leblanc (pièce 36) établissent que son unique source de revenu provenait des commissions versées par la SARL Maison Hebrard sur ces mêmes années (pièce 25).

Ce n'est qu'en avril 2009 que M. Leblanc a signé avec la société Cap Vins, qu'il a créée, un contrat d'agent commercial, l'activité de cette société étant très réduite (CA de juillet 2007 au 31 mars 2008 : 115 000 euro ; CA avril 2008-décembre 2009: 376 000 euro), s'agissant d'une activité saisonnière sise au Cap Ferret de vente au détail aux particuliers, activité pour laquelle il n'a perçu ni rémunération ni commission ni distribution de dividendes ainsi qu'en atteste l'expert-comptable de la SARL Cap Vins (pièces 35 et 58).

Cette activité ayant été créée par M. Leblanc pendant le contrat d'agent commercial le liant à la SARL Maison Hebrard, en connaissance de cette dernière qui en a accepté le principe, il ne peut être reproché à M. Leblanc ni une déloyauté dans l'exercice du mandat, ni une concurrence interdite par le contrat pour l'avoir poursuivie après la rupture du contrat.

La rupture du contrat d'agent commercial résultant exclusivement de manquements graves de la SARL Maison Hebrard à ses obligations contractuelles justifiant la résiliation, M. Olivier Leblanc est dès lors fondé à solliciter réparation du préjudice résultant pour lui d'une rupture qui ne lui est pas imputable.

Se trouvant privé, après une relation ayant duré près de dix ans, de sa seule source de rémunération constituée par les commissions perçues dans le cadre de l'exécution du mandat d'agent commercial sur les ventes réalisées dans son secteur d'activité au profit de son mandant lesquelles ont représenté 126 445,51 euro HT sur l'année 2007 et 98 102,89 euro HT sur l'année 2008, c'est à juste titre que les premiers juges ont condamné la SARL Maison Hebrard à payer à M. Olivier Leblanc la somme de 224 548 euro à titre d'indemnisation du préjudice résultant pour lui de la rupture de la convention.

Le jugement entrepris doit en conséquence être confirmé en toutes ses dispositions.

Succombant en appel la SARL Maison Hebrard supportera les dépens d'appel et se trouve redevable de ce fait d'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile dans les conditions définies au dispositif de la présente décision.

Par ces motifs : LA COUR, après en avoir délibéré, statuant publiquement et contradictoirement : Confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris, Condamne la SARL Maison Hebrard à payer à M. Olivier Leblanc une indemnité de trois mille (3 000 euro) sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile au titre de la procédure d'appel, Condamne la SARL Maison Hebrard aux dépens d'appel avec autorisation de recouvrement direct en application de l'article 699 du Code de procédure civile.