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Décisions

CA Angers, ch. com., 10 janvier 2012, n° 10-02517

ANGERS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Scéria (Sté)

Défendeur :

H. Béligné et Fils (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Delmas-Goyon

Conseillers :

Mme Van Gampelaere, M. Travers

Avoués :

SCP Chatteleyn, George, SCP Gontier-Langlois

Avocats :

Mes Appfel, Vahramian

T. com. Le Mans, du 13 sept. 2010

13 septembre 2010

FAITS ET PROCÉDURE

La société Commercialisation d'études et de réalisation pour les industries agroalimentaires (société Scéria) a pour activité principale la conception et la réalisation de matériel destiné aux industries agroalimentaires, et pour activité accessoire le négoce de produits consommables destinés à cette industrie.

Dans le cadre de cette dernière activité, elle vendait des couteaux de la marque Victorinox, dont le distributeur exclusif pour la France est la société H. Béligné et fils, auprès de laquelle elle s'est approvisionnée à compter de 2001.

Bénéficiaire depuis le début de ses relations avec la société H. Béligné et fils d'une remise de 21 % sur le montant de ses commandes, quel que soit son volume d'achat, par dérogation aux conditions générales de vente de celle-ci prévoyant trois taux de remise distincts selon le volume des commandes, la société Scéria s'est opposée par courrier du 6 janvier 2009 à ce que lui soient appliquées lesdites conditions et a passé deux nouvelles commandes les 19 janvier et 2 février 2009.

Se plaignant de ne pas avoir été livrée de sa commande du 19 janvier 2009 dans les délais habituels, la société Scéria a assigné le 4 février 2009 la société H. Béligné et fils en référé pour la contraindre à livrer le matériel commandé aux conditions tarifaires habituelles.

Elle s'est désistée de cette première procédure suite à une télécopie de la société H. Béligné et fils en date du 9 février 2009 informant son conseil que les deux commandes seraient exécutées sous déduction d'une remise de 21 %.

Mais, par courrier recommandé du même jour, la société H. Béligné et fils lui a notifié la résiliation de leurs relations contractuelles, à effet du 10 juillet 2009.

Dans l'impossibilité d'être livrée directement par la société suisse Victorinox ou par un autre distributeur, la société Scéria a dans ces conditions à nouveau saisi le juge des référés afin d'obtenir sous astreinte la reprise des livraisons aux mêmes conditions tarifaires qu'auparavant, contestant la résiliation de leurs relations contractuelles sur le fondement des articles L. 420-5, L. 442-6 I 5° du Code de commerce, relatifs à l'abus de position dominante et l'exploitation abusive d'un état de dépendance économique.

Par ordonnance du 1er septembre 2009, le juge des référés a rejeté les demandes de la société Scéria, en raison de l'existence de contestations sérieuses.

Pendant le temps du délibéré, la société Scéria a passé une nouvelle commande le 27 juillet 2009, qui n'a pas été livrée par la société H. Béligné et fils.

Aussi, par acte du 16 décembre 2009, la société Scéria a assigné cette dernière devant le Tribunal de commerce du Mans aux fins de voir dire, sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-5 du Code de commerce interdisant d'imposer un prix minimal de revente, que la résiliation des relations commerciales signifiée le 9 février 2009 repose sur des motifs illicites l'entachant de nullité et de la voir en conséquence condamner, sous astreinte, à lui livrer, aux mêmes conditions tarifaires jusqu'alors appliquées, la commande du 27 juillet 2009 ainsi que toutes commandes à venir, ou subsidiairement à l'indemniser des conséquences préjudiciables de la rupture illicite de leurs relations contractuelles.

La société H. Béligné et fils a conclu au rejet de ces demandes et sollicité à titre reconventionnel la somme de 6 000 euro pour procédure abusive.

Par jugement du 13 septembre 2010, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal de commerce, au visa des articles 1134 alinéa 2 du Code civil et L. 442-5 du Code de commerce, a :

- dit que la résiliation par la société H. Béligné et fils de ses relations commerciales avec la société Scéria repose sur des motifs licites ;

- rejeté l'ensemble des demandes présentées par la société Scéria ;

- rejeté la demande reconventionnelle présentée par la société H. Béligné et fils ;

- condamné la société Scéria au paiement d'une somme de 5 000 euro au profit de la société H. Béligné et fils, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamné la société Scéria aux entiers dépens, constitués du coût de l'assignation en date du 16 décembre 2009 (62,58 euro), des droits de plaidoiries et des dépens liquidés à la somme de 82,17 euro TTC.

- débouté les parties de toutes leurs autres demandes.

La société Scéria a relevé appel de cette décision. La société H. Béligné et fils a formé appel incident.

Les parties ont conclu. L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 novembre 2011.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Aux termes de ses dernières conclusions du 22 février 2011, la société Scéria, appelante, poursuivant l'infirmation du jugement déféré, demande à la cour, au visa de l'article L. 442-5 du Code de commerce, de :

- dire et juger que la résiliation suivant courrier de la société H. Béligné et fils du 9 février 2009 repose sur des motifs illicites ;

- en conséquence, condamner la société H. Béligné et fils à lui verser une indemnité qui sera fixée, tous préjudices confondus, à 1 810 000 euro ;

- condamner la société H. Béligné et fils à lui verser une indemnité de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- et, rejetant toutes prétentions contraires comme irrecevables et en tout cas mal fondées, condamner la société H. Béligné et fils aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

Elle soutient qu'il résulte des propres écritures prises par la société H. Béligné et fils dans le cadre de la procédure de référé qu'en infraction à l'article L. 442-5 du Code de commerce, la suppression de la remise de 21 % dont elle bénéficiait était destinée à "éviter que les prix des couteaux de marque Victorinox ne soient bradés sur le marché" et tendait donc à influer sur le prix de revente de ceux-ci. Elle considère que la rupture des relations contractuelles repose ainsi sur un motif illicite et est abusive. Elle fait valoir que l'impossibilité pour elle de pouvoir approvisionner ses clients en couteaux Victorinox, qui constituent une référence en matière de coutellerie à usage professionnel, a entraîné à terme la disparition de son action de négoce, du fait que les industries agroalimentaires groupent en pratique leurs commandes auprès d'un seul fournisseur. Elle précise que son préjudice est constitué par les investissements qu'elle a effectués en pure perte pour développer cette activité de négoce, s'élevant au total à 1 145 000 euro, par la remise en place d'un nouveau service commercial spécialisé dans le matériel agroalimentaire (500 000 euro), par la perte de chiffre d'affaires procurée par la vente de consommables (65 000 euro) et par l'atteinte à son image de marque estimée à 100 000 euro.

Aux termes de ses dernières conclusions du 13 avril 2011, la société H. Beligné et fils, intimée et appelante incidente, demande à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dit et jugé que la résiliation par elle de ses relations commerciales avec la société Scéria repose sur des motifs licites, mais de l'infirmer en ce qu'il a rejeté sa demande reconventionnelle ; en conséquence, de rejeter les demandes formulées par la société Scéria et de condamner celle-ci à titre reconventionnel à lui régler la somme de 6 000 euro pour procédure abusive, ainsi qu'une somme de même montant en application de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

Faisant grief à la société Scéria de dénaturer ses écrits lors de la procédure de référé, elle déclare qu'elle a uniquement voulu lui appliquer ses conditions de revente, à l'instar des autres revendeurs, ce qui ne revient pas à lui imposer indirectement un prix minimal de revente, demeurant libre de le déterminer. Elle fait valoir que, de même, la rupture de ses relations commerciales avec elle n'avait pas pour objet de sanctionner des prix trop bas, mais a été motivée par son refus d'accepter ses conditions de vente et par son agressivité à son égard, suite à la remise en cause de la remise dont elle bénéficiait, à laquelle elle était en droit de mettre un terme. Elle observe par ailleurs qu'elle a usé de la faculté de rompre unilatéralement les relations commerciales conformément aux dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et à son obligation de bonne foi, ayant respecté un préavis écrit de 5 mois, continué d'honorer les commandes passées au cours de cette période aux conditions tarifaires antérieures, permis à la société Scéria de disposer d'un délai suffisant pour trouver une solution de substitution. Elle indique en outre qu'en aucun cas, la reprise des relations commerciales ne peut être ordonnée sur le fondement de l'article L. 442-5 du Code de commerce, dont la violation est sanctionnée sur le plan civil par l'annulation de la clause contractuelle fixant un prix minimal. Elle ajoute que les préjudices invoqués par la société Scéria ne sont pas justifiés et estime que celle-ci a en réalité pour seul objectif de lui nuire.

MOTIFS

Il est constant que, suite au refus de la société Scéria, qui bénéficiait depuis plusieurs années d'une remise systématique de 21 % sur toute commande, de se voir appliquer ses conditions générales de vente prévoyant une remise progressive de 10, 14 et 20 % selon le volume des commandes, la société H. Béligné et fils lui a notifié le 9 février 2009 la résiliation de leurs relations contractuelles à effet du 10 juillet suivant.

La société Scéria expose que, dans le cadre de la procédure de référé ayant abouti à l'ordonnance de référé du 1er septembre 2009, la société H. Béligné et fils a soutenu dans ses écritures :

"Dans le courant de l'année 2008, la société Béligné a constaté que la société Scéria pratiquait des prix de revente trop faibles, faussant le marché et dépréciant l'image des couteaux Victorinox, en raison du fait qu'elle bénéficiait d'une remise de 21 %.

Aussi, afin d'éviter que les prix des couteaux de marque Victorinox ne soient bradés sur le marché, atteinte inacceptable à la marque Victorinox, Béligné a indiqué à Scéria qu'elle souhaitait désormais lui appliquer, à l'instar des autres revendeurs professionnels, ses conditions de vente et notamment son tarif différencié selon le montant de la commande unitaire ou annuel." (p. 6)

"La concluante (la société Béligné), notamment à la suite d'informations selon laquelle la Scéria bradait ses couteaux, a souhaité appliquer à celle-ci les conditions tarifaires en vigueur pour l'ensemble de ses clients." (p. 14)

Elle déduit de cette argumentation que, contrairement à ce que le tribunal de commerce a retenu dans sa motivation, la suppression de la remise de 21 % dont elle bénéficiait visait bien à influer sur son prix de revente des couteaux Victorinox ; qu'en conséquence, la résiliation par la société Béligné des relations contractuelles suite à son refus d'accepter cette suppression repose sur un motif illicite au sens de l'article 442-5 du Code de commerce et doit être considérée comme abusive. Elle ajoute que la rupture est d'autant plus abusive que le but réel recherché par la société Béligné était de l'évincer du marché des consommables afin de satisfaire la demande de ses autres clients.

Pour sa part, la société H. Béligné et fils explique que, si elle a souhaité mettre fin à la remise uniforme de 21 % consentie sans aucune contrepartie à la société Scéria et lui appliquer ses conditions générales de vente à l'instar des autres revendeurs, c'est parce que cette remise faussait le jeu de la concurrence en lui permettant de revendre les couteaux à des prix beaucoup plus bas que ses concurrents ne bénéficiant pas du même avantage et était discriminatoire vis-à-vis de ceux-ci qui ne manquaient pas de protester auprès d'elle contre cette différenciation injustifiée ; et que, si elle a rompu les relations commerciales, ce n'est pas parce qu'elle pratiquait des prix de revente trop bas, mais parce qu'elle refusait l'application de ses conditions générales de vente, qui ne revenaient pas, même indirectement, à lui imposer des prix de revente.

Suivant l'article L. 442-5 du Code de commerce, est puni d'une amende le fait par toute personne d'imposer, directement ou indirectement, un caractère minimal au prix de revente d'un produit ou d'un bien, au prix d'une prestation de service ou à une marge commerciale.

En l'espèce, s'il est exact, au regard des écritures de référé invoquées par la société Scéria, que la révision de ses conditions tarifaires par la société H. Béligné et fils a été suscitée par les prix de revente trop faibles qu'elle pratiquait, qui ont entraîné des contestations de ses concurrents, il en ressort avant tout que celle-ci a eu le souci premier de ne pas fausser elle-même le marché en consentant à l'ensemble de ses revendeurs les mêmes tarifs de départ.

Ainsi qu'elle le souligne, la société H. Béligné et fils n'a d'autre part jamais refusé de vendre ses couteaux Victorinox à la société Scéria avant la rupture de leurs relations, comme le prouvent les bons de livraison des 6 et 9 juillet 2009, mais a simplement entendu lui faire application de ses conditions générales de vente.

Si cette modification pouvait certes engendrer une augmentation de son prix de revente, pour conserver sa marge, elle ne l'imposait aucunement, même indirectement, la société Scéria demeurant totalement libre de répercuter ou non ces nouvelles conditions à ses propres clients.

Elle n'avait pas non plus pour but de l'évincer du marché, puisque les nouveaux tarifs étaient les mêmes que ceux des autres revendeurs.

Sauf abus qui n'est pas démontré, la société H. Béligné et fils était par ailleurs en droit, indépendamment de tout motif, de mettre un terme à la remise qu'elle avait accordée à la société Scéria, aucune contrepartie et aucun terme n'ayant été prévus.

Pour ces motifs et ceux du tribunal, que la cour adopte, le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a reconnu le caractère licite de la résiliation du contrat et a débouté la société Scéria de l'ensemble de ses demandes.

De même, le tribunal a justement considéré que le caractère abusif de la procédure engagée par la société Scéria n'était pas établi, étant observé que, s'il s'agit de la troisième action devant une juridiction, le premier référé a fait l'objet d'un désistement et le second a donné lieu à une décision d'incompétence.

Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ; Condamne la société Scéria à payer à la société H. Béligné et fils la somme de 2 000 euro au titre de ses frais irrépétibles d'appel, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Scéria aux dépens d'appel et dit qu'ils seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.