CA Bourges, ch. civ., 23 février 2012, n° 11-00593
BOURGES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Haulotte Group (SA)
Défendeur :
Soudacier (SAS), Mayon (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Richard
Conseillers :
MM. Lachal, Tallon
Avocats :
Mes Rahon, Nevot, Le Roy des Barres, Goumard Fournier
Exposé de l'affaire
La SA Haulotte Group a fait appel du jugement rendu le 15 mars 2011 par le Tribunal de commerce de Bourges, qui l'a condamnée à payer avec exécution provisoire à la SAS Soudacier en réparation des préjudices résultant de la rupture abusive de leurs relations les sommes suivantes :
- 1 794 480 euro au titre de la réparation liée aux gains manqués,
- 150 000 euro à titre de dommages-intérêts pour atteinte à l'image,
- 214 951,07 euro au titre du coût des licenciements pour motif économique,
- 332 544,67 euro au titre des investissements effectués et non rentabilisés,
- 154 000 euro au titre de la réparation liée à la poursuite du bail commercial du Creusot,
- 110 000 euro au titre des frais de déménagement du site du Creusot,
- 147 048,61 euro au titre de la reprise des stocks,
- 10 000 euro en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par décision du 10 mai 2011 le Premier président de cette cour a ordonné la suspension de l'exécution provisoire du jugement entrepris à la condition de la consignation par la société appelante entre les mains de la Carpa de Paris des sommes allouées à la société intimée.
Par conclusions du 5 janvier 2012, auxquelles il est fait référence par application de l'article 455 du même code, la société appelante expose que la décision déférée est critiquable tant en ce qui concerne le rappel des faits que pour ce qui est de la responsabilité imputée à la société appelante ainsi que pour la détermination du préjudice, qu'aurait subi la SAS Soudacier, que les premiers juges se sont bornés à reprendre la thèse de la société intimée concernant la rupture des relations contractuelles, qu'en réalité elle a clairement informé son co-contractant de sa décision de mettre un terme à leurs relations d'affaires, qui n'ont pas duré une dizaine d'années, en lui faisant part de son intention de respecter un délai raisonnable lui permettant parfaitement de s'organiser, que l'ambiguïté mentionnée par le tribunal de commerce n'est pas de son fait mais de celui de la SAS Soudacier, qu'elle conteste également le montant du préjudice retenu par les premiers juges, le préjudice d'image ne pourrait concerner qu'une société Oxymetal, seule cotée en bourse, que les frais de déménagement, du règlement des loyers jusqu'à la fin de la période triennale, de licenciement du personnel et de l'amortissement des équipements auraient été engagés en toute hypothèse même si le préavis avait duré 18 mois et qu'enfin certains préjudices allégués font l'objet d'une double demande d'indemnisation.
Elle conclut à l'infirmation du jugement entrepris, au débouté des demandes présentées par la SAS Soudacier et à sa condamnation à lui payer une somme de 25 000 euro au titre des frais irrépétibles.
La SAS Soudacier et la Selarl Laurent Mayon en qualité de mandataire judiciaire au redressement judiciaire de ladite société, par des écritures du 16 janvier 2012, auxquelles il est pareillement fait référence, répondent que la SA Haulotte Group et la société intimée entretenait une collaboration étroite depuis une dizaine d'années, la seconde, qui se trouvait dans une situation de dépendance économique, ayant pour client principal et quasi-exclusif la société appelante, que s'il est exact qu'un chiffre d'affaires a été réalisé entre les parties après juin 2007, mois de la rupture des relations, ce chiffre d'affaires est très inférieur à la moyenne du chiffre d'affaires réalisé au cours des 18 mois précédents, que compte tenu du contexte rappelé plus haut la SA Haulotte Group aurait dû respecter un préavis de cette durée et qu'ainsi elle est fondée à solliciter l'indemnisation de son préjudice de la manière suivante :
- Réparation des gains manqués : il convient de se référer au raisonnement de la société appelante en première instance et à un taux de marge sur coûts variables de 24 %, ce qui donne un montant de 1 794 480 euro,
- Atteinte à l'image : 150 000 euro,
- Coût des licenciements engendrés par la brutalité de la rupture : 214 951,07 euro,
- Investissements effectués à la demande de la SA Haulotte Group et non rentabilisés : 332 544,67 euro,
- Préjudice lié à la fermeture du site du Creusot : poursuite du bail des locaux du Creusot : 150 000 euro, coût du déménagement : 110 000 euro hors taxes et coût des stocks inutilisés : 147 098,61 euro,
- Frais irrépétibles : 20 000 et 5 000 euro.
Elles concluent à la confirmation en toutes ses dispositions du jugement déféré et à l'allocation des sommes mentionnées plus haut sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Motifs de la décision
Sur la rupture des relations contractuelles :
Attendu que la SA Haulotte Group, alors dénommée Pinguely-Haulotte, qui a pour activité la fabrication et la commercialisation d'engins de manutention ainsi que de levage, a confié à la SARL Berry Soudure et Peinture Industrielle (BSPI) la sous-traitance des éléments de ces engins, notamment des ciseaux, depuis 1996 ;
Attendu qu'en fin 2003 la SA Oxymétal et sa filiale, la SAS Soudacier, créée à cet effet, ont repris les salariés et les actifs, y compris les éléments incorporels du fonds de commerce, à savoir la clientèle, le savoir-faire, les dossiers techniques et le nom commercial de la SARL BSPI placée en liquidation judiciaire par le Tribunal de commerce de Bourges ; qu'ainsi contrairement aux allégations de la société appelante la SAS Soudacier a continué et même amplifié cette sous-traitance malgré quelques difficultés mineures sur la qualité et les prix, rencontrées en 2005 et début 2006 ;
Attendu que malgré ces difficultés, selon la société intimée et ces chiffres ne font pas l'objet de discussion sérieuse, la part de son chiffre d'affaires avec la SA Haulotte Group est passé de :
- En 1998 : 23 % du chiffre d'affaires,
- En 1999 : 54 % du chiffre d'affaires,
- En 2000 : 63 % du chiffre d'affaires,
- En 2001 : 73 % du chiffre d'affaires,
- En 2002 : 69 % du chiffre d'affaires,
- En 2003 : 77 % du chiffre d'affaires ;
Attendu qu'à l'occasion d'une réunion entre les dirigeants des sociétés Soudacier et Haulotte, qui s'est tenue le 1er juin 2007, ces derniers ont fait savoir qu'ils mettaient un terme à leurs relations commerciales, décision confirmée par un message électronique du 5 juin 2007 ainsi libellé :
"Haulotte Group confirme par la présente son choix d'orientation stratégique ainsi que sa volonté d'arrêter toute relation commerciale avec la société Soudacier. Nous souhaitons souligner que Haulotte Group tiendra tous ses engagements contractuels. Nous restons à votre disposition pour vous recevoir dans nos murs afin de définir ensemble les modalités pratiques de cette fin de relation contractuelle. Haulotte Group s'engage à respecter un délai raisonnable permettant à votre société de s'organiser. Sincères salutations" ;
Attendu que ce message a été confirmé par lettre recommandée du 22 juin 2007 par laquelle la société appelante renouvelle son intention de respecter ses engagements contractuels mais ne fixe aucun délai de préavis ; que par lettre recommandée avec accusé de réception du 13 juillet 2007 la société intimée fait état de l'importance du préjudice résultant de la rupture brutale et injustifiée des relations commerciales existant entre les parties et demande à la SA Haulotte Group "de bien vouloir revenir vers nous rapidement afin de nous proposer des mesures concrètes, qui viennent limiter ou remédier au préjudice que nous allons subir de votre fait" ;
Attendu que dans une nouvelle lettre recommandée avec accusé de réception du 13 juillet 2007 la SAS Soudacier a sollicité un délai de préavis de 18 mois pour lui permettre de s'adapter aux circonstances que ce soit en ce qui concerne les matières premières, les stocks, la clientèle et le personnel ; que dans un courrier du 2 août 2007 la société appelante a contesté l'existence d'un préjudice pour la SAS Soudacier, indiquant à cette dernière : "Nous comprenons votre déception de voir ainsi s'interrompre notre collaboration mais étant prévenus de cette rupture depuis le 1er juin 2007, il vous appartient de prendre, en collaboration avec le groupe Oxymétal, dont vous faites partie, les dispositions nécessaires à la poursuite de vos activités et ce, dans un contexte industriel particulièrement favorable" mais n'a pas proposé de préavis ; que dans un message électronique du 19 novembre 2007 il est fait état d'une réunion du 29 octobre 2007 ayant pour objet de demander à Soudacier de reconduire les livraisons de kits gros ciseaux sur l'année 2008, ce qui a donné lieu à des propositions de la société appelante ;
Attendu qu'aucune nouvelle commande de la SA Haulotte Group n'a eu lieu pour 2008, la dernière commande réalisée étant du 10 octobre 2007, et ce malgré une lettre recommandée du conseil de la société intimée du 4 décembre 2007 ;
Attendu que l'article L. 442-6 I du Code de commerce dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait de tout producteur, commerçant, industriel ou artisan de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale du préavis déterminée par des accords interprofessionnels ; qu'ainsi la SA Haulotte Group, qui n'a pas non seulement donné de préavis écrit, mais a eu une attitude ambivalente comme l'ont relevé à juste titre les premiers juges, doit réparer le préjudice causé à la SAS Soudacier par cette rupture brutale de relations contractuelles existant depuis environ une dizaine d'années ; qu'en effet les contrats conclus entre la société appelante et la SAS Soudacier s'inscrivent dans la lignée des précédents contrats passés entre eux la SA Haulotte Group et la SARL BSPI car ils portaient sur exactement les mêmes matériels ou appareils ; qu'enfin la société appelante ne justifie nullement de l'impossibilité de continuer les contrats passés avec la SAS Soudacier faute de preuves de manquements de son co-contractant, qui auraient créé une situation d'une gravité et d'une urgence telle qu'elle justifierait la résiliation unilatérale et immédiate de ces contrats ;
Attendu qu'il convient de confirmer le jugement en ce qu'il dit que cette rupture brutale imputable à la société appelante a empêché la SAS Soudacier, son cocontractant, de prendre les mesures adéquates pour faire face à cette situation et notamment pour rechercher de nouveaux partenaires et a condamné la première à indemniser l'entier préjudice de la société intimée ;
Sur l'indemnisation de la SAS Soudacier :
Attendu qu'en ce qui concerne la durée des relations entre les parties, il convient de se référer à ce qui a été constaté plus haut (une dizaine d'années environ) ; que par ailleurs il résulte des pourcentages de chiffres d'affaires susmentionnés que la société intimée travaillait très majoritairement pour le compte de la SA Haulotte Group (plus de 70 % du chiffre d'affaires), ce dont cette dernière devait tenir compte ; qu'au vu de ces éléments, dont certains n'ont pas été exactement analysés par le tribunal, il convient de fixer à une année la durée du préavis qu'aurait dû respecter la société appelante car prévoir une durée plus longue limite excessivement la possibilité pour une partie de rompre des relations contractuelles ; qu'au surplus la SAS Soudacier produit un arrêt de la Cour suprême, espèce dans laquelle il existait des relations contractuelles de plus de 12 années, mais un préavis de six mois seulement a été retenu ;
qu'enfin en page sept de ses écritures judiciaires la SA Haulotte Group a estimé qu'en pratique il faut au minimum un an pour qu'une source nouvelle d'approvisionnement devienne totalement opérationnelle ;
Sur la réparation des gains manquants :
Attendu que ce préjudice doit être calculé de la manière suivante : ces gains manqués correspondent à la marge sur coût variable sur le chiffre d'affaires, qui aurait dû être réalisé entre fin juin 2007 et fin juin 2008, par référence au chiffre d'affaires réalisé lors de l'année précédent le préavis, à savoir 1 043 109 euro (9 613 244 euro - 5 266 957 euro multiplié par 24 %) ;
Sur l'atteinte à l'image :
Attendu que pour justifier l'existence de ce préjudice la SAS Soudacier expose que : "les difficultés subies par Soudacier, ajoutées aux difficultés à venir, ont eu et auront dans le futur, un effet négatif sur l'image de la société Oxymétal et sur la qualité de son crédit auprès de ses fournisseurs avec une baisse de sa notation" ; que "nul ne plaidant par procureur", la société intimée ne peut solliciter l'indemnisation du préjudice, qu'aurait subi une autre société ; que néanmoins les difficultés mentionnées plus haut ont fait apparaître la SAS Soudacier comme une entreprise fragilisée, dont les clients potentiels peuvent craindre que celles-ci ne lui permettent pas de respecter ses engagements de l'avenir ; que dans ces circonstances l'indemnisation de l'atteinte à l'image, s'agissant d'une société de taille moyenne non cotée en bourse, sera fixée à 50 000 euro ;
Sur les conséquences de la fermeture des locaux du Creusot :
Attendu que même si la rupture des relations contractuelles entre les parties avait respecté les dispositions du Code de commerce, il est indiscutable que la SAS Soudacier aurait dû déménager les équipements de son site du Creusot, qu'elle avait ouvert en raison de la proximité avec ceux de la SA Haulotte Group, n'ayant plus alors d'intérêt à exercer une activité à cet endroit ;
Attendu qu'en conséquence son préjudice n'est pas le coût total du déménagement de ces machines et matériels et celui des loyers jusqu'à la fin d'un bail, qui n'est même pas produit, mais la perte de chance de déménager et de mettre fin à la convention d'occupation de manière non précipitée ; que le fait d'être contraint de déménager dans ces circonstances a occasionné à la SAS Soudacier un préjudice indiscutable, qui sera indemnisé par l'allocation d'une somme de 25 000 euro au vu des factures produites par la société intimée ; qu'en n'ayant pas bénéficié d'un préavis, qui aurait permis à la SAS Soudacier de trouver une éventuelle solution de rechange, celle-ci a subi un préjudice certain mais qui ne saurait être constitué par la prise en charge des loyers jusqu'à l'expiration non justifiée d'un bail ; que l'indemnisation de ce poste de dommage, qui est équivalent à environ une année de loyer, doit être fixée à 50 000 euro ;
Sur le coût des licenciements engendrés et des stocks inutilisés par la brutalité de la rupture de lien contractuel :
Attendu qu'ainsi qu'il l'a été indiqué plus haut même si la rupture des relations contractuelles avait été conforme aux dispositions légales, il est indiscutable que compte tenu du pourcentage du chiffre d'affaires réalisé par la SAS Soudacier avec la SA Haulotte Group (plus de 70 %), la première ait dû licencier une partie de son personnel pour motifs économiques ; que néanmoins son préjudice ne saurait être constitué de la totalité du coût des licenciements, dont certains étaient inéluctables, mais par la perte de chance de pouvoir organiser la restructuration sociale pendant la durée de préavis de une année ; que la réparation de ce chef de dommage sera chiffrée à la somme de 100 000 euro, tenant compte du coût justifié de ces licenciements ;
Attendu qu'il en va de même sur le coût des stocks inutilisés, la perte de chance d'organiser une parfaite gestion des stocks sera réparée par l'allocation d'une somme de 100 000 euro ;
Sur les investissements effectués et non rentabilisés :
Attendu qu'il est indiscutable que dans le cadre de ses relations avec la SA Haulotte Group, la SAS Soudacier a effectué des investissements très importants, notamment en 2005 et 2006, mais les documents produits par la société intimée, dont on ne sait pas de qui ils émanent, ne sont pas pertinents ; que ce chef de préjudice sera réparé par l'allocation d'une somme de 200 000 euro ;
Attendu qu'il sera accordé à la société intimée ainsi qu'à son mandataire judiciaire une seule somme de 10 000 euro pour la première instance et l'appel au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; que la société appelante, qui succombe, ne saurait bénéficier de ces dispositions et sera condamnée aux dépens ;
Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a retenu la responsabilité de la SA Haulotte Group dans la rupture de ses relations contractuelles avec la SAS Soudacier ; Le réforme pour le surplus, Condamne la SA Haulotte Group à payer à la SAS Soudacier une somme de 1 568 109 euro en réparation du préjudice subi par cette dernière plus celle de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles ; Déboute les parties de leurs autres demandes, Condamne la même aux dépens d'instance et d'appel.