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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 4, 2 mars 2012, n° 11-08158

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Legal (SAS)

Défendeur :

Interdis (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Laylavoix

Conseillers :

Mmes Bouscant, Taillandier-Thomas

Avoués :

Mes Ingold, Pellerin

Avocats :

Mes Wynaendts, Cazottes, Boulanger

T. com. Evry, prés., du 21 avr. 2011

21 avril 2011

Vu l'ordonnance de référé prononcée le 21 avril 2011 par le président du Tribunal de commerce d'Evry, qui a dit que la décision de la société Interdis de rompre sa relation avec la société Legal quant à la commercialisation des produits MDD n'était pas constitutive d'un trouble manifestement illicite, ni d'un dommage imminent, débouté les parties de leurs demandes et condamné la société Legal, outre aux dépens, à verser la somme de 10 000 euro à la société Interdis au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu l'appel interjeté de cette ordonnance le 29 avril 2011 par la société Legal, qui, aux termes de ses dernières conclusions signifiées le 26 décembre 2011, soutient que :

- l'article 873, alinéa 1, du Code de procédure civile est applicable en l'espèce,

- il est conforme au droit positif que le juge des référés apprécie le fond du droit pour déterminer si le trouble invoqué est manifestement illicite ou dans le but de prévenir un dommage imminent,

- la résiliation unilatérale d'un contrat à durée indéterminée peut, même si le préavis est respecté, revêtir un caractère abusif en raison des circonstances particulières qui accompagnent cette rupture,

- la rupture par la société Interdis de ses relations commerciales avec la société Legal procède d'un motif illégitime et d'une volonté de lui nuire lui conférant un caractère abusif,

- le juge des référés peut ordonner la poursuite ou la reprise des relations contractuelles et, en l'espèce, peut ordonner le maintien du contrat jusqu'à ce que le juge du fond statue sur l'illicéité afin de faire cesser le trouble manifestement illicite et prévenir le dommage imminent qu'elle subit,

- le premier juge a opéré une confusion entre la rupture brutale des relations commerciales (art L. 442-6-I 5° Code de commerce) et la rupture abusive (art 1382 Code civil) ;

- à la suite d'un différend étranger à la fourniture des produits MDD et concernant la restitution des marges arrières, la société Carrefour a rompu des relations commerciales concernant la totalité des produits MDD, commettant ainsi un abus de droit caractérisé,

- elle justifie de l'aggravation continue du dommage qu'elle subit, la rupture des relations commerciales relatives aux produits MDD, dont le préavis est arrivé à terme le 31 mars 2011, provoquant une perte de sa marge annuelle de l'ordre de 965 K€, et demande à la cour d'infirmer l'ordonnance du 21 avril 2011, d'ordonner à la société Interdis de reprendre ses relations commerciales avec elle jusqu'à ce que le juge du fond ait statué de manière définitive et de condamner la société Interdis, outre aux dépens, à lui verser la somme de 30 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les dernières conclusions signifiées le 24 janvier 2012 par la société Interdis, intimée, qui objecte que :

- elle n'a fait qu'exercer son droit de ne pas renouveler sa relation avec la société Legal et n'a commis aucun abus,

- les raisons de sa décision de rupture sont indifférentes, mais elle aurait pu motiver sa décision en faisant état de l'attitude de la société Legal, qui tentait de s'octroyer des avantages commerciaux exorbitants,

- elle n'a jamais eu l'intention de nuire à la société Legal,

- la société Legal a bénéficié d'une durée de préavis très longue (30 mois) ce qui exclut toute brutalité dans la rupture des relations commerciales,

- elle n'est pas responsable de l'exécution du plan de sauvegarde de la société Legal,

- le premier juge a relevé que la société Legal a laissé se créer un contexte d'urgence pour mieux fortifier la notion "d'imminence" et l'urgence, inhérente à la notion d'imminence d'un dommage, ne doit pas avoir été provoquée par celui qui l'invoque, et prie la cour de confirmer l'ordonnance déférée, de dire que la société Interdis n'avait pas à fournir de motif légitime en notifiant sa décision de rompre ses relations avec la société Legal, de constater que la relation a effectivement pris fin et de condamner la société Legal, outre aux dépens, à lui verser la somme de 25 000 euro pour ses frais de procédure hors dépens ;

Vu l'ordonnance de clôture prononcée le 26 janvier 2012 ;

Considérant que :

- la société Legal et le Groupe Carrefour, par l'intermédiaire de la société Interdis, entretenaient des relations contractuelles de partenariat commercial depuis 1985, la société Legal fournissant aux enseignes du Groupe Carrefour deux catégories de produits, ceux distribués sous la marque "Legal" et ceux distribués sous la marque "MDD",

- par lettre du 12 mars 2007, la société Carrefour a fait part à la société Legal de son intention de mettre fin à leurs relations commerciales portant sur les produits vendus sous la marque Legal, ce avec un délai de préavis de six mois, et cette décision a fait l'objet d'une instance devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre, qui, par ordonnance du 24 septembre 2007, confirmée par arrêt du 28 mai 2008, a ordonné à la société Carrefour de poursuivre ses achats jusqu'au 1er juillet 2008,

- le Tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de sauvegarde le 2 juillet 2007 au bénéfice de la société Legal et un plan de sauvegarde a été fixé le 24 juillet 2008 par cette juridiction,

- parallèlement, au mois de juillet, août et septembre 2008, plusieurs échanges de correspondance ainsi qu'un entretien, le 4 août 2008, ont eu lieu entre la société Legal, qui a contesté les marges arrières pratiquées par la société Carrefour à son égard et a sollicité de sa part le remboursement de ces marges sur plusieurs années ainsi que l'indemnisation du préjudice résultant selon elle de leur application, soit 44 280 000 euro au total et sans partenaire, et ces échanges ont abouti au refus de la société Carrefour de donner une suite favorable à ces demandes,

- le 16 septembre 2008, la société Interdis a notifié à la société Legal la fin de leurs relations commerciales concernant les produits MDD avec un préavis expirant le 31 mars 2011 et le 15 novembre 2008 la société Legal l'a fait assigner devant le Tribunal de commerce de Nanterre en nullité des contrats de coopération commerciale, en restitution des marges arrières, en dommages et intérêts pour rupture illicite et abusive des relations commerciales et en restitution de sommes diverses ;

Que, dans ces circonstances, la société Legal a fait assigner la société Interdis en référé d'heure à heure le 17 mars 2011 aux fins de voir condamner la société Carrefour à poursuivre ses relations commerciales avec elle jusqu'à ce que le juge du fond ait statué de manière définitive devant le juge des référés du Tribunal de commerce d'Evry, qui a rendu l'ordonnance déférée ;

Considérant que la société Legal précise qu'elle ne se fonde pas sur l'application des dispositions contenues à l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, relatives à la rupture brutale des relations commerciales, mais qu'elle invoque l'application de l'article 1382 du Code civil en prétendant que son partenaire a abusé de son droit de rompre les relations commerciales existant entre eux ;

Considérant que la quasi-concomitance entre le refus de la société Interdis ou Carrefour de satisfaire à la demande de la société Legal de lui restituer des marges arrières estimées indues par celle-ci et la dénonciation par la société Carrefour de sa décision de rompre la relation contractuelles à durée indéterminée existant avec elle ne peut suffire à caractériser une intention malveillante de sa part, constitutive d'un abus du droit de cette société de mettre fin à ses relations commerciales avec la société Legal, ce d'autant plus que cette décision s'accompagnait d'un délai de préavis de 30 mois laissant le temps à celle-ci de s'organiser pour nouer des relations commerciales de substitution ;

Qu'en outre, en admettant qu'il existe un lien avéré entre ce refus et la décision prise par le groupe Carrefour de mettre fin à ces relations commerciales, la démonstration du caractère abusif de cette décision supposerait de procéder à l'examen de l'économie des relations commerciales entre les parties pour apprécier la légitimité de ce refus et la possibilité de poursuite des relations entre les deux partenaires dans de telles circonstances, ce alors que la société Interdis invoque la perte de confiance provoquée par la remise en cause de la rémunération de ses prestations commerciales et par la prétention subséquente de la société Legal à se voir remboursée à hauteur de plus de 44 millions d'euro, somme jugée exorbitante par la société Carrefour ;

Qu'à cet égard, il doit être de surcroît observé que la demande de la société Legal tendant à la remise en cause des marges arrières et au remboursement de cette somme, formulée dès le 4 juillet 2008, fait immédiatement suite à l'expiration du délai de mise en œuvre du déréférencement des produits distribués sous la marque Legal, délai prorogé au 1er juillet 2008 par ordonnance du juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre du 24 septembre 2007, et est concomitante avec la fixation du plan de sauvegarde de la société Legal ;

Que l'appréciation de l'ensemble de ces éléments et de leur enchaînement pour en déduire, le cas échéant, l'existence d'une faute délictuelle de la part de la société Interdis ou de sa société mère Carrefour dans un contexte de relations contractuelles excède les pouvoirs du juge des référés ;

Que, dès lors, le caractère manifestement illicite du trouble invoqué par la société Legal n'est pas établi avec l'évidence requise en référé ;

Considérant que l'imminence du dommage, dont excipe la société Legal, tient en réalité à la circonstance qu'elle a fait le choix de saisir le juge des référés deux semaines seulement avant l'expiration du délai de préavis de 31 mois assortissant la dénonciation de la décision de la société Interdis de mettre fin à leurs relations commerciales pour ce qui concerne les produits distribués sous la marque MDD ;

Que, certes, la société Legal fait valoir qu'elle a saisi le Tribunal de commerce de Nanterre au fond dès le 15 novembre 2008 pour voir juger que la rupture litigieuse des relations commerciales entre les parties était abusive ;

Qu'elle affirme que cette juridiction n'avait pas encore statué avant le terme du préavis en raison de l'attitude dilatoire de la société Carrefour, mais ne fournit aucun élément précis permettant d'établir le bien-fondé de cette allégation et ne donne aucune indication sur l'état d'avancement actuel de cette procédure, initiée depuis plus de deux ans ;

Que, si la société Legal soutient aussi que la rupture des relations commerciales provoque une importante perte de marge annuelle, ce qui compromet l'exécution de son plan de sauvegarde, la perspective d'une telle perte existait dès la dénonciation de la rupture au mois de septembre 2008 et le délai de 30 mois dont elle a disposé depuis cette dénonciation devait précisément lui permettre de s'organiser, comme il a été ci-dessus indiqué ;

Qu'en toutes hypothèses, la portée de cet argument est à relativiser, dès lors que la société Legal explique que son actionnaire lui a avancé la somme de 1 360 000 euro afin d'empêcher sa déconfiture, que l'absence de paiement de la 3e échéance du plan de redressement aurait entraîné, et qu'ainsi l'intervention de cet actionnaire a empêché la réalisation du dommage ;

Que, si la rupture des relations commerciales entre les parties entraîne indubitablement une perte de marché pour la société Legal, selon les chiffres qu'elle fournit, cette perte correspond à environ 23 % de ses produits MDD et à une part bien moindre de son chiffre d'affaire global ; qu'elle indique aussi que le groupe Carrefour représente près du quart de la grande distribution, ce qui ne caractérise pas une situation monopolistique et ne lui interdit pas de tenter de développer ses ventes par l'intermédiaire d'autres circuits de distribution ;

Que, dans ces conditions, l'existence du dommage imminent invoqué par la société Legal n'est pas suffisamment démontrée ;

Considérant en conséquence qu'il n'y a pas lieu à référé ; que l'ordonnance sera confirmée ;

Qu'eu égard au sens du présent arrêt, la société Legal supportera les dépens d'appel, sera déboutée de sa demande d'indemnité de procédure formée sur le fondement de l'article 700 du CPC et condamnée sur le même fondement à payer à la société Interdis la somme de 10 000 euro pour ses frais de procédure non compris dans les dépens ;

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Confirme l'ordonnance déférée, Condamne la société Legal aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du CPC, et à payer à la société Interdis la somme de 10 000 euro en application de l'article 700 du CPC. Rejette toute autre demande.