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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 13 mars 2012, n° 10-07756

RENNES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

CNH France (SA)

Défendeur :

Viti Loire Babonneau (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Poumarede

Conseillers :

Mmes Cocchiello, André

Avocats :

Mes D'Aboville, Bricogne, Yver, SCP Castres Colleu Perot Le Couls Bouvet

T. com. Nantes, du 4 oct. 2010

4 octobre 2010

Exposé du litige

La société Viti-Loire Babonneau, anciennement société des Etablissements Babonneau, était concessionnaire de la marque Braud de 1957 à 1984 pour la commercialisation d'abord de moissonneuses batteuses jusqu'en 1968, puis de moissonneuses-batteuses et de cueilleurs de maïs jusqu'en 1982, matériels auxquels se sont ajoutées des machines à vendanger à compter de l'année 1981. En 1984, la commercialisation de ces matériels a été reprise par la société Fiat Agri qui a fusionné avec la société Case France en 1995, adoptant la dénomination CNH France. A la suite de cette fusion, la société des Etablissements Babonneau a obtenu, par contrat du 7 juillet 1995, l'exclusivité de la vente sur son secteur géographique, des matériels agricoles et viticoles Fiatagri, Ford New Holland ainsi que celle des machines à vendanger Braud dont elle bénéficiait déjà depuis 1981.

Le 25 juillet 2007, la SA CNH France lui a notifié la résiliation du contrat de concession signé le 7 juillet 1995, et ce avec effet au 25 juillet 2008 conformément aux stipulations du dit contrat, réitérées le 24 octobre 2006, qui prévoyaient un délai de préavis d'un an.

Estimant que la durée du préavis aurait dû être portée à deux ans au regard de l'ancienneté des relations commerciales et se plaignant de la perte de l'exclusivité de la commercialisation des matériels objet du contrat de concession à partir du mois de février 2008, la société Viti-Loire Babonneau a, le 7 janvier 2009, fait assigner la société CNH France devant le Tribunal de commerce de Nantes sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce aux fins d'obtenir sa condamnation au paiement de :

• la somme de 630 047 euro en compensation de douze mois de préavis supplémentaires,

• la somme de 228 652 euro en compensation de la baisse de marge brute sur l'exercice 2007-2008 du fait de la rupture partielle des relations commerciales,

• de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Le 4 octobre 2010, le Tribunal de commerce de Nantes a condamné la société CNH France à payer à la société Viti-Loire Babonneau :

• la somme de 315 023 euro au titre de la rupture brutale,

• la somme de 114 326 euro au titre de la rupture partielle,

• la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société CNH France a relevé appel de cette décision. Elle demande à la cour, sur le fondement des articles L. 442-6 I 5° du Code de commerce, 1134 du Code civil et 9 du Code de procédure civile ;

- d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions ;

- de juger que CNH France n'a commis aucune faute en résiliant le contrat qui la liait aux établissements Babonneau en respectant le préavis contractuel de 12 mois, ce préavis ayant permis d'assurer leur reconversion ;

- de juger que les Etablissements Babonneau ne justifient d'aucun préjudice résultant de la soi-disant brutalité de la rupture, n'ayant eu à supporter aucun coût qu'ils n'auraient pas pu réaffecter à une autre activité à l'expiration du préavis ;

- en conséquence, de débouter la société Viti-Loire Babonneau de l'intégralité de ses demandes ;

Subsidiairement, sur la compensation du préavis qui aurait dû être accordé, de :

Dire et juger que la demande de paiement de 12 mois de marge brute moyenne annuelle est manifestement excessive.

Dire et juger que la société Viti-Loire Babonneau ne pouvait se prévaloir d'un préavis de plus de 18 mois (soit 6 mois supplémentaires).

Dire et juger que le préjudice subi au titre des mois de préavis supplémentaires qui auraient dû être accordés ne peut résulter que de la différence entre la marge nette qu'aurait pu espérer réaliser la société Viti-Loire Babonneau avec les produits New Holland pendant cette période, et la marge nette effectivement réalisée grâce à sa nouvelle activité.

Constater qu'en l'espèce le 2e semestre 2008 (après la fin du contrat New Holland) a été plus profitable à la société Viti-Loire Babonneau que le premier semestre.

En conséquence, constater qu'il n'y a aucun préjudice prouvé et débouter la société Viti-Loire Babonneau de ses demandes.

Encore plus subsidiairement,

Si la cour devait considérer que CNH France a directement causé un préjudice à la société Viti-Loire Babonneau, constater que celui-ci n'excède pas 10 % de la demande des Etablissements Babonneau, soit 63 004 euro ;

Dire et juger que n'est pas constitutif d'une faute l'abandon des exclusivités réciproques en cours de préavis en exécution des stipulations contractuelles ;

Subsidiairement,

Dire et juger que la perte de marge soi-disant réalisée sur les produits New Holland au cours de l'exercice 2007-2008 ne présente aucun lien de causalité avec l'implantation d'un nouveau concessionnaire jusqu'en février 2008 et un très faible lien de causalité pour les 5 mois restants ;

En conséquence, débouter la société Viti-Loire Babonneau de l'intégralité de ses demandes ;

Plus subsidiairement,

Si la cour devait considérer que CNH France a directement causé un préjudice à la société Viti-Loire Babonneau, constater que celui-ci n'excède pas 10 % de la demande de la société Viti-Loire Babonneau.

En tout état de cause,

Débouter la société Viti-Loire Babonneau de toutes ses demandes.

Condamner la société Viti-Loire Babonneau à payer à CNH France la somme de 5 000 euro d'indemnités au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Condamner la société Vltl-Loire Babonneau aux dépens, dont distraction au profit de la SCP d'Aboville-de Moncuit-Saint Hilaire conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

La société Viti-Loire Babonneau a quant à elle formé appel incident et demande à la cour de :

"Confirmer le jugement rendu le 4 octobre 2010 par le Tribunal de commerce de Nantes en ce qu'il a jugé que la cociété CNH France a rompu brutalement la relation commerciale établie qu'elle entretenait avec les Etablissements Babonneau depuis 1957 et que la durée de préavis qui aurait dû être retenue est de 24 mois ;

Confirmer le jugement rendu le 4 octobre 2010 par le Tribunal de commerce de Nantes en ce qu'il a jugé que la levée de l'exclusivité territoriale dès le mois de février 2008 revenait à vider d'une partie de sa substance le contrat de concession ;

Réformer le jugement sur le quantum et condamner la Société CNH France à payer aux Etablissements Babonneau à titre de dommages et intérêts ;

- en compensation des 12 mois supplémentaires de préavis qu'elle aurait dû lui accorder pour la rupture totale de la relation commerciale, la somme de 630 047 euro,

- en compensation de la baisse d'activité et de marge brute enregistrée par les Etablissements Babonneau au cours de leur exercice 2007/2008 du fait de la rupture partielle de la relation commerciale découlée de la levée de l'exclusivité territoriale dès le mois de février 2008, la somme de 228 652 euro.

Condamner la société CNH France au paiement d'une somme de 10 000 euro en application de l'article 700 du CPC.

Condamner la société CNH France à payer les entiers dépens de première instance et d'appel, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du CPC."

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour l'appelante le 24 octobre 2011 et pour l'intimée le 21 octobre 2011.

Exposé des motifs

Aux termes de l'article L. 442-6 I du Code de commerce : "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : ...

5° de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels."

Ces dispositions ne prohibent pas la rupture des relations commerciales, fût-ce sans motif, mais seulement le caractère brutal de la rupture. Pourtant dans sa lettre du 22 août 2007, le dirigeant de la société des Etablissements Babonneau fustigeait, non pas l'insuffisance du délai de préavis, mais la rupture du contrat elle-même laquelle réduisait l'avantage qu'il pouvait espérer retirer de la cession de son entreprise. Or un tel préjudice n'est pas en l'occurrence indemnisable.

Dans le cadre de la présente procédure, la société Viti-Loire Babonneau fait valoir que compte tenu de l'ancienneté des relations commerciales qui l'unissaient d'abord à la société Braud depuis 1957, puis à la société Fiat Agri (devenue New Holland) à compter du 1er juillet 1984, laquelle avait pris le contrôle de la société Braud, et enfin à la société CNH France, issue de la fusion de la société Case France et New Holland France, le préavis de douze mois convenu contractuellement le 1er juillet 1995, confirmé le 24 octobre 2006, était objectivement insuffisant pour assurer une reconversion satisfaisante.

Il est constant que la durée du préavis convenu par les parties, même à une date proche de celle de la rupture comme en l'espèce, peut se révéler insuffisante compte tenu des circonstances de la rupture et notamment du caractère imprévisible qu'elle a revêtu.

Mais, en l'occurrence, dès le mois d'octobre 2005, afin de préparer son départ à la retraite, Monsieur Dominique Babonneau, dirigeant des Etablissements Babonneau, alors âgé de 57 ans, informait la société CNH France de son souhait de rechercher des solutions de cession de sa société compatibles avec les options de son contractant. Or, le contrat de concession étant conclu intuitu personae, le remplacement des dirigeants et détenteurs du capital social entraînait ipso facto la résiliation de ce contrat sauf autorisation écrite du concédant à la cession projetée. Ceci constituait donc une circonstance de nature à introduire une certaine précarité dans le maintien du contrat de concession dont bénéficiait la société des Etablissements Babonneau et à ôter à la rupture son caractère imprévisible d'autant qu'aucun candidat à la reprise ne s'était manifesté. Ainsi, Monsieur Babonneau expose avoir été alerté dès le mois de janvier 2007 par les investissements effectués par un concessionnaire concurrent sur son secteur, pressentant la décision de la société CNH France de ne pas accorder la poursuite du contrat de concession à un éventuel repreneur présenté par lui.

Dans ce contexte, la société des Etablissements Babonneau ne soutient pas avoir procédé, dans les années précédant la rupture, à l'engagement d'investissements significatifs dans l'intérêt de l'activité en cause, investissements qui n'auraient pu être amortis et se seraient révélés inutiles pour la nouvelle activité.

Dans les jours suivant la fin du préavis, la société Viti-Loire Babonneau a, le 1er août 2008, réalisé sa reconversion en prenant en location-gérance le fonds de commerce de la société Hilaire de sorte qu'il n'y a pas eu de rupture entre la fin de l'activité procédant de la concession litigieuse et la nouvelle activité sociale.

Certes, la reconversion de la société victime de la rupture des relations commerciales n'est pas une condition suffisante pour démontrer le caractère satisfaisant de la durée du préavis accordé dans la mesure où une reconversion précipitée peut se révéler défavorable pour la société et la priver d'opportunités plus intéressantes que celles qu'elle a dû accepter dans l'urgence.

Cependant, en l'occurrence, les pièces comptables révèlent que l'exercice comptable clôturé quatre mois après la rupture a dégagé un résultat d'exploitation de 116 600 euro contre 56 030 euro à la fin de l'exercice précédent. Si l'objectif annoncé d'amélioration du résultat de l'exercice comptable suivant grâce à une baisse des charges n'a pas été atteint, sans que le rapport de gestion contenant l'analyse de cet échec ne soit soumis à la cour, force est de constater que ceci est à mettre en parallèle avec une augmentation importante des charges, et notamment des salaires et charges sociales subséquentes, de sorte que ceci ne préjuge pas de la rentabilité réelle de la nouvelle activité.

Une baisse du chiffre d'affaires était constatée à la clôture de l'exercice 2008 mais elle était mise en relation, non pas avec la rupture du contrat de concession mais avec le gel des vignes du Muscadet le 7 avril 2008, l'activité vente de matériels étant ensuite restée faible jusqu'aux vendanges. A cet égard, le rapport de gestion du président du 10 avril 2009 comportait les indications suivantes :"S'il n'y a pas de gel au cours de l'année 2009, nous pouvons espérer une remontée du chiffre d'affaires au niveau de l'exercice 2006-2007". L'exercice clôturé le 31 octobre 2009 révélait un chiffre d'affaires de 4 930 569 euro, respectant en cela l'objectif assigné puisque le chiffre d'affaires de l'exercice clôturé en 2007 s'élevait à 4 642 991 euro.

A l'issue du changement d'activité, l'effectif du personnel employé par la société est resté constant dans la mesure où les démissions spontanées de sept salariés au cours du premier semestre de l'année 2008 ont été compensées, au premier août suivant, par l'intégration des sept salariés attachés au fonds de commerce pris en location-gérance. La société n'a donc eu, du fait de sa reconversion, ni à supporter des frais de licenciement, ni à supporter des frais d'embauche de personnel. Elle a au contraire bénéficié d'une diminution de ses charges fixes de personnel au premier semestre 2008, parallèlement à la diminution du chiffre d'affaires réalisé au titre du contrat de concession.

Il ressort du rapport de gestion que le bénéfice net de la société en 2008 a été réduit du fait du déménagement du fonds pris en location-gérance de Vertou à Vallet (charges exceptionnelles de 13 000 euro), coût imputable à la reconversion, mais aussi des coûts liés au changement de l'actionnariat de la SAS Babonneau (14 000 euro), ces derniers n'étant en revanche pas la conséquence de la reconversion. En dépit de ces charges exceptionnelles pour partie étrangères au changement d'activité, le bénéfice net de l'exercice s'est révélé nettement supérieur à celui de l'exercice précédent (53 635 euro contre 37 528 euro). Certes ce dernier résultat était inférieur à celui des deux exercices précédents mais l'exercice clos le 31 octobre 2004 ne dégageait quant à lui qu'un résultat de 3 531 euro. Il n'est dès lors nullement établi qu'un préavis d'une durée supérieure aurait amélioré les résultats de la société et facilité la reconversion inéluctable de la société.

Ainsi, le changement d'activité n'a pas eu d'effet sur le montant du capital social et des réserves et n'a pas non plus affecté la trésorerie de la société puisqu'aucun nouvel emprunt n'a été nécessaire alors même que l'intégralité du compte courant de l'ancien dirigeant a été remboursé et qu'une distribution exceptionnelle de dividendes d'un montant de 300 000 euro a été décidée le 30 avril 2008 selon le procès-verbal des décisions de l'associé unique en date du 30 avril 2009. En comparaison, les dividendes distribués en 2007 n'avaient pas dépassé 20 000 euro et aucun dividende n'avait été distribué en 2006.

Il n'est donc pas démontré que le changement d'activité de la société Viti-Loire Babonneau se soit opéré dans des conditions défavorables pour elle et que la durée du préavis l'ait privée de chances de reconversion plus avantageuses.

La société Viti-Loire Babonneau se plaint par ailleurs d'avoir, du fait de la perte de l'exclusivité de la commercialisation des matériels CNH au mois de février 2008, subi un préjudice consécutif à une rupture partielle de la relation commerciale.

Mais, d'une part, l'abandon réciproque de l'exclusivité conformément aux stipulations contractuelles n'était pas assimilable à une rupture partielle des relations commerciales et, d'autre part, les pièces produites ne démontrent pas que la société Viti-Loire Babonneau, dont le préjudice d'exploitation a été indemnisé sur la base de son activité antérieure à la suite de l'incendie et de l'explosion dont elle a souffert le 15 février 2008 (qui a détruit l'atelier empêchant le fonctionnement normal de l'entreprise pendant quatre mois) et qui a subi les conséquences du gel des vignes survenu le 7 avril suivant affectant la vente du matériel viticole, a dégagé, des mois de février à juillet 2008, un résultat d'exploitation (indemnité d'assurance prise en compte) inférieur à celui qu'elle aurait pu raisonnablement espérer, dans les mêmes conditions, en l'absence de perte de son exclusivité, étant rappelé que parallèlement, ses charges fixes diminuaient du fait du départ de sept salariés.

Dès lors, la société Viti-Loire Babonneau n'établit ni le caractère insuffisant du délai de préavis dont elle a bénéficié, ni l'existence d'un préjudice en relation de causalité avec la durée de ce préavis, étant fait remarquer que ne pouvant imposer son nouveau dirigeant à la société concédante, le cumul de son ancienne activité de concessionnaire CNH France avec sa nouvelle activité était en tout état de cause exclu. Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé.

Il serait inéquitable de laisser à la charge de la société CNH France l'intégralité des frais exposés par elle à l'occasion de la procédure et non compris dans les dépens, en sorte qu'il lui sera alloué une somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR : Infirme, en toutes ses dispositions, le jugement rendu le 4 octobre 2010, le Tribunal de commerce de Nantes ; Condamne la société Viti-Loire Babonneau à payer à la société CNH France une somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes autres demandes contraires ou plus amples ; Condamne la société Viti-Loire Babonneau aux dépens de première instance et d'appel lesquels seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.