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Décisions

CA Orléans, ch. com., économique et financière, 12 avril 2012, n° 11-02284

ORLÉANS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

Défendeur :

Carrefour (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Raffejeaud

Conseillers :

MM. Garnier, Monge

Avocats :

Mes Daude, Demeyere

T. com. Bourges, du 10 févr. 2009

10 février 2009

La direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes du Cher a opéré, sur la période comprise entre le 1er janvier 2004 et le 30 juin 2005, auprès de la SAS Carrefour hypermarchés France, aux droits de laquelle vient la société Carrefour France (la société Carrefour), qui exploite un hypermarché situé à Bourges, un contrôle portant sur les accords de coopération commerciale conclus par ce magasin avec ses fournisseurs directs. L'Administration ayant constaté que pour 22 contrats différents, la société Carrefour aurait perçu une rémunération nettement supérieure aux profits dégagés par les fournisseurs, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie (le ministre de l'Economie) l'a assignée, par acte du 16 novembre 2006, pour obtenir, sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6-I-2°-a) du Code de commerce, devenu l'article L. 442-6-I-1° du même Code, l'annulation des contrats de coopération commerciale irréguliers, la restitution par la société Carrefour des sommes indûment versées par ses fournisseurs, la cessation des pratiques illicites et la condamnation de la société Carrefour au paiement d'une amende civile.

Par jugement du 10 février 2009, le Tribunal de commerce de Bourges a dit nulle et de nul effet l'assignation délivrée par le ministre de l'Economie.

Sur appel du ministre de l'Economie, la Cour d'appel de Bourges, par arrêt du 10 décembre 2009, a infirmé le jugement, dit que les conventions de coopération conclues constituaient un trouble à l'ordre public économique en raison de leurs conditions financières, que la société Carrefour avait obtenu de diverses sociétés des avantages manifestement disproportionnés au regard de la valeur du service rendu, constaté la nullité de 30 contrats de coopération commerciale conclus avec 22 fournisseurs, ordonné la répétition des sommes perçues au titre desdits contrats, soit 50 443,61 euro, et a condamné la société Carrefour à une amende civile de 100 000 euro.

Sur pourvoi de la société Carrefour, la Chambre commerciale, économique et financière de la Cour de cassation, par arrêt du 27 avril 2011, a cassé l'arrêt de la Cour d'appel de Bourges, pour manque de base légale, seulement en ce qu'il avait dit que la société Carrefour avait obtenu des sociétés Henkel, Majorette, GMD, Sanford Ecritures, Val de Lyon, Vileda et Fromageries d'Orval des avantages manifestement disproportionnés au regard de la valeur du service rendu, avait constaté à titre de sanction la nullité de certains des contrats en cause, ordonné la répétition des sommes perçues au titre desdits contrats, soit un total de 20 280,64 euro TTC, et prononcé une amende civile de 100 000 euro à l'encontre de la société Carrefour.

Pour statuer ainsi, la Cour de cassation a énoncé que si la faiblesse du chiffre d'affaires réalisé par le distributeur sur le ou les produits concernés par une action de coopération commerciale pendant la période de référence au regard de l'avantage qui lui a été consenti ou l'absence de progression significative des ventes pendant cette période de référence peuvent constituer des éléments d'appréciation de l'éventuelle disproportion manifeste entre ces deux éléments, elles ne peuvent à elles seules constituer la preuve de cette disproportion manifeste, les distributeurs qui concluent des accords de coopération commerciale n'étant pas tenus à une obligation de résultat.

La Cour de cassation en a déduit que le motif retenu par la Cour d'appel de Bourges, à savoir la seule comparaison entre le prix payé par un fournisseur à un distributeur pour une prestation de promotion d'un produit par mise en tête de gondole et le chiffre d'affaires réalisé pour ce produit pendant la même période, était impropre à caractériser une disproportion manifeste entre les avantages obtenus par la société Carrefour, et la valeur des services rendus.

La Cour d'appel d'Orléans, désignée comme cour de renvoi, a été saisie par déclaration du 21 juillet 2011 par le ministre de l'Economie.

Par conclusions déposées le 28 octobre 2011, le ministre de l'Economie fait état de la décision du Conseil constitutionnel du 13 mai 2011 sur la constitutionnalité de son action au titre de l'article L. 442-6 III du Code de commerce et de la réserve exprimée sur la nécessité d'informer les parties aux contrats, et indique avoir procédé à l'information des fournisseurs. Après avoir défini le concept de coopération commerciale, rappelé la législation applicable aux services rendus par les distributeurs aux fournisseurs contenue à l'ancien article L. 442-6-I-2°-a) du Code de commerce, et analysé la notion d'avantage manifestement disproportionné, il présente le détail des différents contrats conclus. Il fait observer que pour chaque contrat, la valeur du service rendu et facturé par Carrefour est hors de proportion avec le chiffre d'affaires réalisé pendant la promotion, de sorte que les rémunérations du distributeur ne sont pas justifiées par un intérêt commun et se caractérisent par une absence de contrepartie équilibrée au regard des effets économiques induits. Il demande de confirmer les condamnations prononcées par la Cour d'appel de Bourges.

Par ses écritures du 11 janvier 2012, la société Carrefour prétend que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 mai 2011, a posé comme condition de validité de l'action du ministre de l'Economie fondée sur l'article L. 442-6 III du Code de commerce, que les parties au contrat et donc les fournisseurs, soient informées de l'introduction d'une telle action, et que l'information, près de cinq ans après l'assignation, ne satisfait pas aux exigences du Conseil constitutionnel, de sorte que l'action du ministre concernant la nullité des contrats et la répétition d'indu est irrecevable. Elle considère également que la demande de condamnation à une amende civile est irrecevable dans la mesure où il s'agit d'une procédure de nature pénale et où le principe selon lequel nul n'est responsable pénalement que de son propre fait s'oppose à ce qu'elle soit condamnée pour des faits concernant une autre société, quand bien même elle viendrait aux droits de celle-ci. Sur le fond, elle fait valoir que le ministre n'apporte pas d'autres justifications qu'une prétendue rémunération supérieure au chiffre d'affaires réalisé pendant l'opération et que ses prétentions, contraires à l'arrêt de la Cour de cassation, doivent être rejetées, dès lors qu'il ne démontre pas, dans chacun des contrats litigieux, la disproportion manifeste entre la rémunération et le service rendu.

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 16 février 2012.

Sur quoi

Sur les irrecevabilités soulevées

Attendu, en premier lieu, qu'il résulte de l'article L. 442-6-III, alinéa 2 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi du 3 janvier 2008, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011, que le ministre chargé de l'Economie peut demander à la juridiction saisie en vue de sanctionner certaines pratiques restrictives de concurrence, d'ordonner la cessation des pratiques incriminées, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites, demander la répétition de l'indu et le prononcé d'une amende civile dont le montant ne peut excéder 2 millions d'euro, sous réserve que les parties au contrat ont été informées de l'introduction d'une telle action ;

Que si l'action du ministre est une action autonome de protection du marché et de la concurrence qui n'est pas soumise au consentement ou à la présence des fournisseurs, il n'en reste pas moins que la réserve d'information des parties au contrat soulevée par la Conseil constitutionnel vise à garantir le droit à un procès équitable et le principe du contradictoire ; que le défaut éventuel d'information des fournisseurs par le ministre constitue ainsi une fin de non-recevoir qui, par application de l'article 126 du Code de procédure civile, peut être régularisée en cours d'instance, même en cause d'appel, si la cause d'irrecevabilité a disparu au moment où le juge statue ; qu'en l'espèce, le ministère de l'Economie a informé, par lettres recommandées avec demande d'avis de réception des 22, 28 juillet et 1er août 2011, les sept fournisseurs de la société Carrefour encore concernés par la présente instance de l'introduction de son action et de leur possibilité d'intervenir devant la présente cour ; que, dès lors, les demandes du ministre de l'Economie tendant à la nullité des contrats de coopération commerciale et à la répétition de l'indu sont recevables ;

Attendu, en second lieu, que la société Carrefour prétend que l'amende civile encourue par un opérateur lorsqu'il obtient d'un partenaire économique un avantage sans contrepartie relève de la matière pénale, le but de l'amende étant à la fois préventif et répressif afin de sanctionner la transgression d'une norme générale ; que, certes, le principe de légalité des délits et des peines ne concerne pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives, mais s'étend à toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si le législateur a laissé le soin de la demander à une autorité de nature non juridictionnelle ;

Que, toutefois, l'action du ministre en vue de censurer une pratique injustifiée au regard du jeu normal de la concurrence revêt la nature d'une action en responsabilité quasi délictuelle ; qu'en effet, ses conditions d'exercice figurent dans le Code de commerce, hors de toute référence au Code pénal, au Code de procédure pénale ou à toute autre disposition légale ou réglementaire de nature pénale ; que l'amende, ni par sa nature, ni par son objet, ne présente un caractère pénal, mais seulement punitif et indemnitaire, en ce qu'elle tend à restaurer l'équilibre économique dans les relations commerciales entre professionnels et à réparer de façon globale et par l'intermédiaire de l'Etat le préjudice collectif indirect subi par l'ensemble des acteurs économiques sur le marché ;

Que, par conséquent, le moyen tiré de l'article 121-1 du Code pénal selon lequel nul n'est responsable pénalement que de son propre fait doit être écarté et, eu égard tant à la mission de régulation dont est investi le ministre de l'Economie qu'au fait qu'à la suite de la fusion, la société à laquelle les manquements sont éventuellement imputables a été absorbée intégralement sans être liquidée ou scindée, il n'existe pas d'obstacles au prononcé d'une sanction pécuniaire à l'encontre de la société absorbante ; qu'au surplus, les pratiques anticoncurrentielles sont imputées par l'article L. 442-6 du Code de commerce à " tout producteur, commerçant ou industriel ", indépendamment de leur statut juridique et sans considération de la personne de l'exploitant, de sorte que le principe de la continuité économique et fonctionnelle d'une entreprise s'applique quel que soit le mode juridique de transfert des activités dans le cadre desquelles ont été commises les pratiques à sanctionner ;

Sur les pratiques incriminées

Attendu, selon l'article L. 442-6-I-2°-a) du Code de commerce, devenu l'article L. 442-6-I-1° du même Code, qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu ; qu'un tel avantage peut notamment consister en la participation, non justifiée par un intérêt commun et sans contrepartie proportionnée, au financement d'une opération d'animation commerciale ; qu'en vertu de l'article L. 441-7 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi du 4 août 2008, le contrat de coopération commerciale est une convention par laquelle un distributeur ou un prestataire de services s'oblige envers un fournisseur à lui rendre, à l'occasion de la revente de ses produits ou services aux consommateurs, des services propres à favoriser leur commercialisation qui ne relèvent pas des obligations d'achat et de vente ;

Que, dans la présente instance, les pratiques incriminées ont consisté en la conclusion de contrats de prestations de service dénommés " tête de gondole " dans les conditions financières suivantes :

<EMPLACEMENT TABLEAU>

Attendu qu'en dépit de la doctrine de la Cour de cassation, le ministre de l'Economie limite son argumentation à la comparaison entre le prix payé par le fournisseur et le chiffre d'affaires réalisé pendant la période de promotion et se borne à faire valoir que pour chaque contrat, la valeur du service rendu et facturé par la société Carrefour serait hors de proportion avec le chiffre d'affaires qu'on pouvait raisonnablement escompter durant cette promotion ; que le ministre invoque vainement la circulaire du 16 mai 2003 relative à la négociation commerciale entre fournisseurs et distributeurs dont l'énumération des critères permettant d'apprécier la disproportion, à savoir la variation de la rémunération en dehors de toute rationalité économique, la diminution sensible et injustifiée de la consistance de la prestation prévue au contrat et la participation financière excessive à une opération commerciale dont l'intérêt n'est pas avéré, est suffisamment vague pour ne pas servir de référence utile dans le présent dossier ;

Et attendu que le fait que les ventes des produits présentés en " tête de gondole " ont été faibles ou inférieures aux prévisions pendant la période où les contrats de coopération commerciale leur étaient applicables n'implique pas nécessairement que le distributeur n'a pas rendu les services prévus au contrat ; qu'en effet, les distributeurs qui concluent des accords de coopération commerciale ne sont pas tenus à une obligation de résultat quant au succès de l'opération, mais simplement obligés d'effectuer l'action convenue ; que la réussite d'une campagne publicitaire n'est jamais certaine et reste soumise à l'aléa de la réaction des consommateurs, tandis que le fournisseur assume lui-même, en contractant, le risque corrélatif de l'échec ou de la relativité de la performance ; qu'en outre, la promotion d'un produit pendant une période limitée constitue l'un des éléments de la stratégie marketing d'une entreprise dont les effets ont vocation à s'étendre, notamment en termes de notoriété, au-delà de la période de promotion ; qu'il résulte de ce qui précède que pour les contrats dont l'analyse est soumise à la présente cour, le ministre de l'Economie, qui ne rapporte pas la preuve d'une disproportion manifeste entre le coût supporté par les fournisseurs et les avantages qu'ils en ont tirés, sera débouté de ses demandes d'annulation des accords litigieux et de répétition d'indu ;

Sur l'amende civile

Attendu que la demande initiale du ministre de l'Economie en répétition des sommes perçues par la société Carrefour portait sur 50 443,61 euro et que la cassation décidée par l'arrêt du 27 avril 2011 ne concerne que des contrats conclus pour 20 280,64 euro et laisse subsister, hormis l'amende civile globale, les autres condamnations prononcées par la Cour d'appel de Bourges ; que, dès lors, il convient de condamner la société Carrefour à une amende civile de 60 000 euro correspondant à la part des indus (3/5) non atteints par la cassation ;

Attendu que, par application de l'article 639 du Code de procédure civile, il y a lieu de statuer sur tous les dépens exposés devant les juridictions du fond ; que chaque partie succombant partiellement en ses prétentions supportera la charge de ses propres dépens, sans indemnité de procédure ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur renvoi après cassation, publiquement, contradictoirement et en dernier ressort ; Rejette les fins de non-recevoir soulevées par la société Carrefour France ; Déboute le ministre de l'Economie de ses demandes relatives aux contrats conclus par la société Carrefour France avec les sociétés Henkel, Majorette, GMD, Sanford Ecritures, Val de Lyon, Vileda et Fromageries d'Orval ; Condamne la société Carrefour France à une amende civile de 60 000 euro ; Rejette les demandes tendant à l'allocation de sommes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Laisse à chaque partie la charge de ses propres dépens exposés devant les juridictions du fond.