CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 25 janvier 2012, n° 10-09512
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Editrice du monde (SA)
Défendeur :
Messagerie Lyonnaise de presse (Sté), Sonora Media (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pimoulle
Conseillers :
Mmes Chokron, Gaber
Avocats :
SCP Bernabe-Chardin-Cheviller, SCP Mira-Bettan, Mes Rasle, Dehee, Huyghe, Pascaud
LA COUR,
Vu l'appel relevé par la SA Société Éditrice du Monde du jugement du Tribunal de grande instance de Paris (3ème chambre, 1ère section, n° de RG : 08-15739), rendu le 23 mars 2010 ; Vu les dernières conclusions de l'appelante (18 mai 2011) ; Vu les dernières conclusions (31 mai 2011) de la société Messageries Lyonnaise de Presse, intimée ; Vu les dernières conclusions (31 mai 2011) de la société Sonora Media, intimée ; Vu l'ordonnance de clôture prononcée le 13 septembre 2011 ;
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SUR QUOI,
Considérant que la société Éditrice du Monde, titulaire de la marque semi-figurative " Le Monde " déposée à l'INPI le 7 août 1987 et renouvelée le 9 mai 2007 pour désigner notamment les produits de l'imprimerie, les articles de papeterie et la distribution de journaux, et revendiquant des droits d'auteur sur la maquette et la charte graphique du journal éponyme, ayant constaté la publication par la société Sonora Media d'un périodique intitulé " Le Monte " imitant sa marque et reproduisant les caractéristiques essentielles de la présentation de son propre journal, a assigné cette société ainsi que la société Messageries Lyonnaises de presse en réparation de son préjudice sur le fondement de la contrefaçon de marque et de droits d'auteur et celui de l'atteinte à son image, à son honorabilité et à sa réputation commerciale ;
Que le tribunal, par le jugement dont appel, ayant rappelé que " Le Monte " doit être regardé comme un véhicule de la liberté d'expression, consacrée par les lois de libertés publiques ayant valeur constitutionnelle, présenté comme un pastiche à fins humoristiques, en a déduit qu'il n'existait aucun risque de confusion entre les deux publications en cause et débouté la société demanderesse de toutes ses prétentions ;
Considérant que la société Éditrice du Monde demande à la cour de dire, à titre principal, que la société Sonora Media a commis des actes de contrefaçon de droits d'auteur lui appartenant et des actes de contrefaçon par imitation de sa marque " Le Monde ", subsidiairement que cette société est responsable d'actes parasitaires et demande en conséquence de lui interdire, sous astreinte, d'utiliser le signe " Le Monte " ou tout élément susceptible de créer une confusion avec le journal " Le Monde " et de la condamner à lui payer des dommages-intérêts ;
Que la société Sonora Media conclut à la confirmation du jugement ;
Sur la contrefaçon de droits d'auteur :
Considérant que ni l'existence ni l'étendue des droits d'auteur revendiqués par la société Éditrice du Monde ne sont discutés ; que la société Éditrice du Monde expose que les éléments qui caractérisent l'originalité du titre, de la maquette et de la charte graphique du journal " Le Monde " sont reproduits par la société Sonora Media, à savoir :
- le titre " Le Monde " centré, dans une typographie faisant référence aux caractères '' Trajan '',
- l'emplacement des différentes mentions de la manchette : adresse internet à droite du titre puis, sous le bandeau bleu ciel, de gauche à droite : l'année, le numéro, le prix, la mention France métropolitaine, la date, les noms des fondateur et directeur,
- la composition globale de la couverture avec la tribune, titre principal de l'actualité en lettres grasses de couleur noire, agencée d'une photographie et d'un texte, en première moitié en haut et la seconde partie en bas, divisée en trois avec : à gauche le début d'un article renvoyant aux pages intérieures, au centre, l'annonce de trois articles intérieurs et à droite un encart publicitaire séparé du contenu éditorial par un filet gris épais horizontal,
- les couleurs : bandeau épais bleu ciel sous le titre, titres de couleur noire et sous-titres de couleur rouge Bordeaux,
- l'emplacement et la typographie des numéros de page ;
Que la société Sonora Media ne conteste pas l'imitation qui lui est reprochée mais soutient que l'auteur ne peut l'interdire et entend se prévaloir des dispositions de l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle suivant lesquelles : " Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire : ['] 4° La parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre " ;
Que la société Éditrice du Monde conteste que cette exception soit applicable en l'espèce ;
Considérant que, pour apprécier si la société Sonora Media est fondée à invoquer l'exception de pastiche, il faut rechercher si l'imitation dont il lui est fait grief :
- comporte des transformations, arrangements ou adaptations, fruits d'un effort créatif se donnant pour fin de faire rire ou sourire,
- se distingue suffisamment de l'œuvre originale pour n'être pas confondue avec elle, s'adresse à un public ou un marché différent,
- est exempte d'intention de nuire ou de dénigrement ;
Considérant, sur le premier point, que les seuls éléments à prendre en compte sont précisément ceux que la société Éditrice du Monde présente comme caractéristiques de l'originalité de sa maquette et de sa charte graphique tels que précédemment détaillés ;
Que, dès lors, les observations de la société Éditrice du Monde se rapportant au contenu rédactionnel de " Le Monte " qui, selon l'appelante, ne reprend pas les " unes " du Monde, ne dénature pas la ligne éditoriale du quotidien ou le style plus ou moins marqué de tel ou tel journaliste et n'entreprend pas de grossir le trait de rubriques qui lui sont propres sont dépourvues de pertinence puisque, si pastiche il y a, il ne peut se trouver que dans le champ de la contrefaçon alléguée, laquelle se limite précisément au titre, à la maquette et à la charte graphique, à l'exclusion du contenu de la publication ;
Considérant, à cet égard, que la transformation du nom du fondateur du journal le Monde Hubert Beuve-Méry en Hubert Beuvery et celle du nom du directeur Eric Fottorino en Eric Totorino, fondée sur le calembour, suffit à établir l'intention humoristique, l'appréciation de la qualité ou de l'intensité de l'effet comique produit étant hors de propos ;
Considérant, sur le deuxième point, que " LeMonte " revendique clairement sa nature de pastiche par la présence, dans le coin supérieur droit de la manchette, d'un avertissement, figurant dans un encadré en majuscules et gros caractères de couleur indiquant " Pastiche vraiment rigolo " avec en sous-titre la mention " Avec de vrais morceaux d'humour dedans " ; que les numéros 14 à 17 portent en outre, sur presque toute la largeur de la page et barrant le titre " Le Monte " en lettres capitales de couleur rouge, la mention " Le journal interdit par Sarko " ; que le public est ainsi appelé par " Le Monte " lui-même à comprendre qu'il s'agit d'un pastiche à ne pas confondre avec le modèle ;
Considérant en outre que " Le Monte ", par les éléments autres que l'imitation du titre, de la maquette et de la charte graphique, donc extérieurs à la contrefaçon alléguée, achève d'écarter tout risque de confusion avec " Le Monde ", non seulement par le contenu, évidemment dépourvu de tout rapport avec l'information au sens où elle est traitée dans " Le Monde ", par le langage, volontairement truculent voir grossier, étranger au style du quotidien, par les illustrations, " Le Monte " réservant une importante fraction de sa première page à des images caricaturales de personnalités politiques grossièrement truquées pour les représenter livrées à des pulsions sexuelles présentées comme dégradantes, mais encore par le format, la qualité du papier, la périodicité, le prix, tous éléments relevés à juste titre par le tribunal comme étant de nature à différencier les deux publications en cause ;
Considérant que le risque de confusion est d'autant moins à craindre en l'espèce que le public du Monde est par définition composé de lecteurs lettrés, supérieurement avertis de la configuration de la presse écrite en France, qui savent distinguer entre informations et extravagances, journalisme et divagation ;
Qu'au premier coup d'œil jeté sur la première page ou même seulement sur le haut du journal, un tel public s'avise du pastiche, au demeurant revendiqué en toutes lettres par " Le Monte " et ne peut confondre ce dernier avec " Le Monde " ;
Considérant, sur le troisième point, que la société Éditrice du Monde soutient que la volonté de nuire au journal " Le Monde " est caractérisée par le fait de tourner en ridicule le nom du fondateur et celui du directeur, par un article qui affirme : " Au Monte on ne fait pas de journalisme, ça coûte cher et ça sert à rien ", enfin par l'insinuation selon laquelle les journalistes du Monde auraient perdu leur indépendance au moment de l'entrée du Groupe Lagardère dans le capital ;
Mais considérant qu'il a déjà été indiqué que, loin de caractériser une intention de nuire, la déformation du nom des fondateur et directeur du Monde relèvent tout au plus du calembour ;
Que, pour le reste, l'affirmation de l'inutilité et du coût superflu de travail d'enquête du journaliste est évidemment à prendre au second degré et que l'allusion à une influence occulte prêtée à " Arnaud Lagordure " sur les rédacteurs relève manifestement de la satire ;
Considérant qu'aucune intention de nuire ou de dénigrer ou de détourner les lecteurs du Monde n'est établie ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la société Sonora Media est fondée à se prévaloir de l'exception de pastiche ; qu'il n'est au demeurant pas indifférent d'observer que l'intimée verse au débat plusieurs documents ou attestations qui établissent l'absence de tout risque de confusion entre les deux publications, tandis que la société Éditrice du Monde, quant à elle, n'apporte la preuve d'aucune plainte ne serait-ce que d'un seul lecteur qui se serait abusé ; qu'il est au contraire produit un article du Monde du 16 juillet 2010 qui décrit " Le Monte " comme un journal satirique, pastiche du Monde ;
Considérant que le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes de la société Éditrice du Monde fondées sur la contrefaçon de droit d'auteur ;
Sur la contrefaçon de marque :
Considérant que l'article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose : " Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire, s'il peut en résulter un risque de confusion dans l'esprit du public:[...] b) l'imitation d'une marque et l'usage d'une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l'enregistrement " ;
Considérant que la société Éditrice du Monde soutient que le titre " le Monte " constitue une imitation de la marque semi-figurative " Le Monde " dont elle est propriétaire et que l'usage de cette imitation comme titre d'une publication périodique alors que la marque revendiquée est déposée notamment pour désigner notamment les produits de l'imprimerie et la distribution de journaux sont interdites par les dispositions ci-dessus reproduites dès lors qu'elle ne les a pas autorisées ;
Considérant que le caractère distinctif et notoire de la marque revendiquée est certain ; qu'il n'est pas contesté que le titre " Le Monte " imite la marque " Le Monde " qu'il reproduit dans tous ses éléments caractéristiques, essentiellement sa typographie, sauf l'avant dernière lettre, la consonne dentale ''d'' étant remplacée par un ''t'' ;
Considérant que la similitude visuelle et auditive entre la marque et l'imitation ne peut être sérieusement discutée, la question de la similitude intellectuelle n'étant pas pertinente en l'espèce où le signe imitant n'évoque en lui-même aucune réalité conceptuelle ;
Considérant que la société Éditrice du Monde observe à juste titre que le livre VII du Code de la propriété intellectuelle ne comporte pas de disposition analogue à celles contenues dans l'article L. 122-5 du même Code pour en déduire que l'exception de pastiche ou de parodie n'a pas vocation à s'appliquer en matière de contrefaçon de marques ;
Considérant, néanmoins, qu'il a déjà été dit qu'il n'existait pas de risque de confusion entre le titre, la maquette et la charte graphique des deux publications en présence ; que les motifs précédemment développés au sujet de la contrefaçon de droit d'auteur conservent leur pertinence dans l'appréciation du risque de confusion entre " Le Monde " et " Le Monte " envisagé dans le cadre de la comparaison des marques ;
Considérant, au surplus, que si la nature des produits désignés, l'un par le titre " Le Monte ", l'autre par la marque semi-figurative " Le Monde ", relèvent tous deux des produits de l'imprimerie, il n'en demeure pas moins que ces produits se distinguent par leur objet - la satire ou la dérision pour l'un, l'information et la culture pour l'autre - leur public, leur périodicité, leur prix, et d'autres facteurs qui les situent sur des marchés différents ;
Considérant enfin que le tribunal a opportunément rappelé la primauté du principe de liberté d'expression sur celui de la protection des marques, d'où il résulte, en l'espèce, que l'interdiction de publier le titre " Le Monte " pour protéger la société Éditrice du Monde d'une atteinte prétendue à sa marque semi-figurative " Le Monde " constituerait, au regard du principe supérieur de la liberté de la presse, une mesure disproportionnée à son objet ; qu'il en résulte que le jugement entrepris sera encore confirmé en ce qu'il a débouté la société Éditrice du Monde de ses demandes fondées sur la contrefaçon de marque ;
Sur les agissements parasitaires :
Considérant que, se prévalant du principe selon lequel le fait de " s'inscrire dans le sillage d'un agent économique afin de tirer profit de sa notoriété, de ses efforts et de son savoir-faire " est constitutif d'une faute engageant la responsabilité de son auteur sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, la société Éditrice du Monde soutient que la société Sonora Media a détourné le titre et les éléments caractéristiques de la présentation du journal " Le Monde " dans un but mercantile ; qu'elle expose que cette faute lui a causé un préjudice économique mais aussi moral en termes d'atteinte à son image et à son honorabilité ;
Considérant que, si la référence à la notion de parasitisme paraît ne pas avoir été explicite dans le débat devant le tribunal, il n'en demeure pas moins que la demande de réparation d'un préjudice économique et d'atteinte à l'image et à l'honorabilité fondée sur la responsabilité délictuelle a été soumise aux premiers juges ;
Qu'il en résulte que le moyen d'irrecevabilité de cette demande comme nouvelle en appel n'est pas fondé et doit être écarté ;
Considérant, au fond, que, sauf à vider de toute portée l'exception légale de pastiche ou de parodie, qui procède de la liberté d'expression, et dont il a été dit précédemment qu'elle avait vocation à s'appliquer en l'espèce, les mêmes actes dénoncés sur le fondement de la contrefaçon de droit d'auteur ne peuvent être invoqués au soutien d'une prétention fondée sur un comportement fautif parasitaire ; que la société Éditrice du Monde doit être déboutée de sa demande subsidiaire présentée sur ce fondement ;
Considérant, en définitive, que le jugement entrepris sera confirmé en toutes ses dispositions ;
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Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Condamne la société Éditrice du Monde aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile et à payer, par application de l'article 700 du Code de procédure civile, 2 500 euro à la société Messageries Lyonnaises de presse et 15 000 euro à la société Sonora Media.