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Décisions

Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-10.507

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

eBay Inc. (Sté)

Défendeur :

Christian Dior Couture (SA), Procureur général près la Cour d'appel de Paris

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Espel

Rapporteur :

Mme Mandel

Avocat général :

M. Carre-Pierrat

Avocats :

SCP Boré, Salve de Bruneton, SCP Hémery, Thomas-Raquin

Cass. com. n° 11-10.507

3 mai 2012

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société Christian Dior couture, titulaire des marques Dior et Christian Dior, ayant eu connaissance que des annonceurs offraient des produits à la vente, par l'entremise de sites d'enchères en ligne eBay, en utilisant ces marques alors même que ces produits n'étaient pas authentiques, a assigné, devant le tribunal de commerce de Paris, les sociétés eBay Inc et eBay international AG (les sociétés eBay) en paiement de dommages-intérêts en leur reprochant de ne pas s'être assurées que leurs activités ne généraient pas d'actes illicites et d'avoir favorisé des actes de contrefaçon ; que les sociétés eBay ont soulevé l'incompétence de la juridiction française ;

Sur le deuxième moyen : - Attendu que les sociétés eBay font grief à l'arrêt d'avoir dit la société eBay international AG mal fondée en son exception d'incompétence et, en conséquence, d'avoir dit que la cour d'appel était compétente pour connaître du préjudice subi par la société Christian Dior couture du fait de l'activité du site ebay.uk, alors, selon le moyen : - 1°) qu'en matière délictuelle, sont compétentes les juridictions de l'Etat sur le territoire duquel le site Internet incriminé est accessible, si son activité est dirigée vers les internautes de cet Etat ; que c'est au regard de l'activité du site incriminé lui-même, et non d'un autre site, que la notion d'activité "dirigée" doit être appréciée ; qu'en retenant sa compétence pour connaître de l'activité du site anglais ebay.uk aux seuls motifs que le site ebay.fr avait incité les internautes français à le consulter, quand il lui appartenait d'apprécier l'activité du site ebay.uk et non celle d'un autre site pour déterminer si celui-ci visait les internautes français et avait mis en œuvre des mesures pour les attirer, la cour d'appel a violé l'article 5-3 de la Convention de Lugano du 16 septembre 1988, ensemble l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme, le principe de sécurité juridique et celui de prévisibilité des règles de compétence ; 2°) qu'en toute hypothèse, en retenant sa compétence pour connaître de l'activité du site anglais ebay.uk aux motifs que les procès-verbaux de constats fournis établissaient que le site ebay.fr avait incité les internautes français à consulter le site voisin eBay.uk, quand aucune des parties n'avait invoqué l'existence d'un procès-verbal duquel il résulterait que le site ebay.fr aurait incité les internautes français à consulter le site anglais et que la société Christian Dior couture s'était bornée à invoquer, à ce titre, un communiqué de presse d'eBay du 5 mars 2009, visant une campagne commerciale s'étant déroulée en 2009, la cour d'appel a dénaturé les termes du litige et a ainsi violé l'article 4 du Code de procédure civile ; 3°) qu'en toute hypothèse, en matière délictuelle, la compétence des juridictions de l'Etat sur le territoire duquel le site Internet incriminé est accessible doit être appréciée en fonction de l'orientation de ce site à la date à laquelle les faits dénoncés auraient été commis ; qu'en retenant sa compétence pour connaître de l'activité du site anglais ebay.uk aux motifs que les procès-verbaux de constats fournis établissaient que le site ebay.fr avait incité les internautes à consulter le site voisin ebay.uk, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée si les pièces fournies par la société Christian Dior couture n'étaient pas relatives à une campagne commerciale menée en 2009, soit postérieurement à la période litigieuse, qui allait de 2001 à 2006, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 5-3 de la Convention de Lugano du 16 septembre 1988 ;

Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève que, selon les procès-verbaux de constats et le communiqué en français d'eBay du 5 mars 2009, le site ebay.fr a incité à plusieurs reprises les internautes français à consulter, depuis celui-ci, le site ebay.uk pour élargir leurs recherches ou profiter d'opérations commerciales pour réaliser des achats et qu'il existe une complémentarité entre ces deux sites ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a fait ressortir, sans méconnaître les termes du litige, que le site ebay.uk s'adressait directement aux internautes français, a légalement justifié sa décision de retenir la compétence des juridictions françaises pour connaître de l'activité de ce site ;

Attendu, en second lieu, que les sociétés eBay n'ayant pas soutenu que les pièces produites par la société Christian Dior couture faisaient référence à des faits se situant en dehors de la période litigieuse, la cour d'appel n'avait pas à procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen : - Attendu que les sociétés eBay font grief à l'arrêt d'avoir dit qu'elles n'avaient pas la seule qualité d'hébergeur et ne pouvaient en conséquence bénéficier, au titre de leur statut de courtier, des dispositions de l'article 6.I.2 de la loi du 21 juin 2004 portant sur la confiance dans l'économie numérique, d'avoir constaté qu'elles avaient commis des fautes graves en manquant à leur obligation de s'assurer que leur activité ne générait pas des actes illicites au préjudice de la société Christian Dior couture, d'avoir dit que ces manquements avaient été préjudiciables à cette société et nécessitaient réparation et de les avoir condamnées in solidum au paiement de diverses sommes, alors, selon le moyen : 1°) que l'exercice d'une activité d'hébergement, au sens de l'article 14 de la directive 2000-31-CE du 8 juin 2000, n'est pas exclue par l'exercice d'une activité de courtage, dès lors que le prestataire exerce une activité de stockage des annonces sans contrôler le contenu éditorial de celles-ci ; qu'en jugeant néanmoins que les sociétés eBay ne pouvaient exercer une activité d'hébergement parce qu'elles fournissaient une prestation de courtage en assurant la promotion de la vente des objets mis en vente sur leurs sites, la cour d'appel a violé l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, ensemble l'article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l'économie numérique, transposant la directive communautaire 2000-31, et les articles 14 et 15 de cette directive ; 2°) qu'exerce une activité d'hébergement, au sens de l'article 14 de la directive 2000-31-CE du 8 juin 2000, le prestataire qui exerce une activité de stockage, pour mise à disposition du public, de signaux, d'écrits, de messages de toute nature, sans opérer un contrôle de nature à lui confier une connaissance ou une maîtrise des données stockées ; que ce rôle doit être apprécié au regard du contrôle réellement réalisé par le prestataire et non en fonction de celui que ses moyens techniques lui permettraient éventuellement d'exercer ; qu'en jugeant néanmoins que l'appréciation du rôle des sociétés eBay ne devait pas se faire au regard du contrôle que ce prestataire exerçait réellement et en retenant, pour exclure l'exercice d'une activité d'hébergement, qu'elles auraient à leur disposition les moyens de connaître les annonces diffusées par les vendeurs et d'exercer un contrôle éditorial, la cour d'appel a violé l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, ensemble l'article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l'économie numérique, transposant la directive communautaire 2000-31, et les articles 14 et 15 de cette directive ; 3°) qu'en toute hypothèse l'existence d'une activité d'hébergement doit être appréciée au regard de chacune des activités déployées par le prestataire ; qu'en jugeant que les sociétés eBay n'exerçaient pas une activité d'hébergement aux motifs que leur activité devait être appréciée globalement, puis en refusant en conséquence de tenir compte de ce qu'il résultait de ses propres constatations que les sociétés eBay auraient des rôles différents selon les options choisies par les vendeurs, de sorte que ce n'était que pour les annonces éditées par ceux d'entre eux qui avaient opté pour des prestations complémentaires telle que l'aide à la rédaction des annonces ou la promotion de leur vente qu'elles pouvaient avoir connaissance des annonces, la cour d'appel a violé l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, ensemble l'article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l'économie numérique, transposant la directive communautaire 2000-31, et les articles 14 et 15 de cette directive ; 4°) que le titulaire d'une marque ne saurait invoquer les droits exclusifs conférés par celle-ci lorsqu'un signe identique ou similaire à cette marque est utilisé par un particulier, en dehors de toute activité commerciale ; qu'en retenant la responsabilité des sociétés eBay aux motifs qu'elles n'auraient pas pris des mesures effectives pour s'assurer de l'authenticité des produits mis en vente sur leur place de marché en ligne et qu'elles auraient manqué à leur engagement de retirer aussitôt que possible les annonces contrefaisantes, sans relever que toutes les annonces litigieuses auraient été diffusées par des professionnels de la vie des affaires, qui étaient les seuls à l'encontre desquels le titulaire de la marque pouvait se prévaloir de ses droits exclusifs, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil, ensemble l'article 5, 1°, de la directive n° 89-104-CEE du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques et l'article 9 du règlement n° 40-94 du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire ; 5°) que la responsabilité d'une personne ne peut être caractérisée que si la faute qui lui est imputée a causé un dommage à autrui ; qu'en retenant la responsabilité des sociétés eBay et en les condamnant à réparer le préjudice résultant d'une exploitation fautive des droits de marque de la société Christian Dior couture sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée si les acheteurs de produits sur leur plate-forme de ventes aux enchères en ligne, en l'absence d'offres sur celle-ci, se seraient dirigés vers le réseau de distribution de la société Christian Dior couture et auraient acheté des produits authentiques, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève que les sociétés eBay fournissent à l'ensemble des vendeurs des informations pour leur permettre d'optimiser leurs ventes et les assistent dans la définition et la description des objets mis en vente en leur proposant notamment de créer un espace personnalisé de mise en vente ou de bénéficier "d'assistants vendeurs" ; qu'il relève encore que les sociétés eBay envoient des messages spontanés à l'attention des acheteurs pour les inciter à acquérir et invitent l'enchérisseur qui n'a pu remporter une enchère à se reporter sur d'autres objets similaires sélectionnés par elles ; que de ces constatations et appréciations, la cour d'appel a pu déduire que les sociétés eBay n'avaient pas exercé une simple activité d'hébergement mais qu'elles avaient, indépendamment de toute option choisie par les vendeurs, joué un rôle actif de nature à leur conférer la connaissance ou le contrôle des données qu'elles stockaient et à les priver de la possibilité de se prévaloir du bénéfice du régime exonératoire de responsabilité prévu par l'article 6.I.2 de la loi du 21 juin 2004 et l'article 14 § 1 de la directive 2000-31 ;

Attendu, en deuxième lieu, que la responsabilité de l'exploitant de la place de marché en ligne étant engagée du seul fait qu'il joue un rôle actif de nature à lui conférer la connaissance ou le contrôle des offres de vente illicites qu'il stocke, la cour d'appel qui n'était pas tenue de rechercher si toutes les annonces litigieuses auraient été diffusées, dans le cadre de la vie des affaires, par des opérateurs économiques, a légalement justifié sa décision ;

Attendu, enfin, que le moyen, pris en sa cinquième branche, ne tend, sous le couvert d'un défaut de base légale qu'à remettre en cause l'appréciation souveraine du préjudice par les juges du fond ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche : - Vu l'article 46 du Code de procédure civile ; - Attendu que pour retenir sa compétence à l'égard de la société de droit américain, eBay Inc, l'arrêt relève que la désinence "com" constitue un "TLD" générique qui a vocation à s'adresser à tout public et que les utilisateurs français peuvent consulter les annonces mises en ligne sur ce site à partir du site ebay.fr et y sont même incités ;

Attendu qu'en se déterminant par des motifs impropres à établir que le site ebay.com s'adressait directement au public de France, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le dernier grief : Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a retenu sa compétence à l'égard de la société eBay Inc, exploitant le site ebay.com et condamné les sociétés eBay in solidum à payer diverses sommes à la société Christian Dior couture, l'arrêt rendu le 3 septembre 2010, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.