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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch., 23 mai 2012, n° 10-09965

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

L'Hermine (SARL)

Défendeur :

Chaumet International (SA), Frojo (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Simon

Conseillers :

MM. Fohlen, Prieur

Avocats :

Mes Sider, Labi, Desoutter, Moraine, SCP Badie, Simon-Thibaut, Juston, SCP Maynard Simoni

T. com. Marseille, du 25 sept. 2006

25 septembre 2006

Faits - Procédure - Demandes :

La SARL L'Hermine, exploitant à Marseille un fonds de commerce de bijouterie-joaillerie-orfèvrerie à l'enseigne Le Jasmin, n'a pas obtenu en août 1991 d'être distributeur de la SA Chaumet International car celle-ci avait alors pour cette ville un seul distributeur (la SA Frojo). Le 2 mars 2004 la première société a réitéré sa demande au motif que dans d'autres villes que Marseille il existait plusieurs distributeurs, ce à quoi la seconde société a répondu le 26 que la société Frojo avait deux points de vente et qu'elle-même n'envisageait pas d'en avoir un troisième. Le 15 avril la société L'Hermine s'est étonnée que dans des villes moins importantes que Marseille il existe trois points de vente de la société Chaumet, et le 2 juin suivant celle-ci a répondu "qu'à l'exception de Paris et Cannes, villes ayant une clientèle internationale, il n'est pas une ville en France où nous ayons ouvert plus de deux points de vente. Notre politique actuelle est en effet de limiter à deux points de vente par ville", ajoutant que si elle décidait d'ouvrir un troisième point de vente à Marseille elle contacterait en priorité la société L'Hermine.

Le 8 novembre 2004 la société L'Hermine a assigné la société Chaumet devant le Tribunal de commerce de Marseille en lui reprochant à titre principal une pratique anticoncurrentielle, et à titre subsidiaire le caractère abusif du refus de négocier avec elle; un jugement du 25 septembre 2006 a :

* reçu la société Frojo en son intervention volontaire ;

* débouté la société L'Hermine de toutes ses demandes ;

* condamné la même à payer :

- à la société Chaumet la somme de 5 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, et celle de 2 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- à la société Frojo la somme de 1 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

La SARL L'Hermine a régulièrement interjeté appel le 12 octobre 2006. L'affaire a été retirée du rôle par arrêt du 3 juillet 2008, puis réenrôlée le 27 mai 2010. Par conclusions du 16 mars 2012 l'appelante soutient notamment que :

- elle est déjà distributeur agréée des marques Rolex, Cartier, Chopard et Beaume & Mercier et possède un atelier d'horlogerie agréé ;

- il existe trois points de vente de la société Chaumet à Nantes ;

- la sélection quantitative dans un système de distribution sélective n'est pas illicite sous réserve qu'elle ne constitue pas une restriction à la concurrence sur un marché déterminé ou ne vienne pas fonder une pratique discriminatoire; en tant que revendeur elle-même remplit les critères qualitatifs, et ne peut se voir opposer que des impératifs de progrès économique ou d'amélioration des capacités de production; la société Chaumet ne justifie pas sa politique commerciale limitant à deux le nombre de points de vente dans une ville, alors que Marseille dispose d'un pouvoir attractif croissant au plan touristique et n'est donc pas pour cette société une ville comparable à Nantes ;

- la société Chaumet n'explique ni ne justifie sa notion de clientèle internationale, alors que Marseille est incontestablement susceptible de drainer celle-ci; le chiffre d'affaires HT d'elle-même a été en 2004 de 2 045 367 euro, et en 2005 de 2 085 510 euro, ce qui est très important; les trois points de vente à Nantes sont très rapprochés les uns des autres, et la création du troisième est due à l'insuffisance des achats des deux autres auprès de la société Chaumet ;

- cette dernière a trois points de vente également à Lyon, dont l'un situé à Tassin La Demi-Lune soit à environ 6 km des autres; les points de vente de la société Frojo sont séparés de 2,5 km ;

- l'exemption prévue à l'article 81-3 du Traité de Rome est prévue pour un fournisseur dont la part de marché n'excède pas 30 %, alors que la part officielle de la société Chaumet est inconnue; cette société a réduit sa clientèle pour bénéficier de cette exemption, et contractuellement oblige ses distributeurs à s'engager à lui acheter plus de 80 % de leurs achats totaux ;

- elle-même est implantée rue Saint-Ferréol qui est une artère du centre-ville en partie luxueuse, fonctionne depuis sa création en 1987 de façon très satisfaisante au niveau financier, a des compétences professionnelles en moyens techniques et personnel ;

- le refus de la société Chaumet n'est pas justifié par une atteinte à ses capacités de production, ni par des possibilités locales de vente insuffisantes; il est révélateur implicite d'une entente prohibée (distribution exclusive des produits Chaumet par la société Frojo) tendant à éliminer effectivement toute concurrence même si tel n'est pas son objet; cette position monopolistique conduit à une pratique de cristallisation des prix pratiqués ;

- la promesse de la société Chaumet des 26 mars et 2 juin 2004 doit être respectée en tant qu'obligation juridique puisque la condition suspensive s'est réalisée (troisième point de vente à Nantes) ;

- l'intervention volontaire de la société Frojo tend à établir qu'une réelle entente existe entre la société Chaumet et cette société, laquelle n'est l'objet d'aucune demande ni condamnation par elle-même, et ne démontre en rien son intérêt à agir si ce n'est conserver le monopole acquis de la société Chaumet et apporter sa contribution à la justification de la politique commerciale de cette dernière.

L'appelante demande à la cour, vu les articles L. 420-1 du Code de commerce, 7 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, 1382 du Code civil, et 32 du Code de procédure civile, de réformer le jugement et de :

* sur l'intervention volontaire de la société Frojo :

- constater le défaut à agir de cette société ;

- constater l'attitude abusive de la même du fait de son intervention volontaire dilatoire ;

- rejeter les demandes formulées par la société Frojo ;

- condamner la même à payer à la société Le Jasmin la somme de 15 000 euro à titre de dommages et intérêts ;

- condamner la société Frojo à lui verser la somme de 3 000 euro vu l'article 700 du Code de procédure civile ;

* à titre principal sur la pratique anticoncurrentielle de la société Chaumet :

- constater l'attitude anticoncurrentielle de cette société vis-à-vis d'elle-même ;

- constater que l'exemption dont fait état la même n'est pas applicable ;

- constater que la société Chaumet ne détermine en rien sa part de marché sur le marché pertinent de la bijouterie de luxe et de l'horlogerie nationale ;

- constater les conséquences hautement préjudiciables de cette attitude anticoncurrentielle pour elle-même ;

- constater le préjudice extrêmement important subi par elle ;

- condamner la société Chaumet à lui verser la somme de 80 000 euro à titre de dommages et intérêts ;

- condamner la même à lui verser la somme de 3 000 euro vu l'article 700 du Code de procédure civile ;

* à titre subsidiaire sur la promesse de négociation :

- dire qu'il existe cette promesse faite par la société Chaumet à elle-même les 26 mars et 2 juin 2004 ;

- dire que la condition suspensive qui accompagne cette promesse, à savoir le changement de politique commerciale, est remplie ;

- constater le caractère abusif du refus de la société Chaumet de négocier avec elle-même ;

- condamner la même à lui verser la somme de 80 000 euro à titre de dommages et intérêts ;

- condamner la société Chaumet à procéder à l'ouverture de négociation avec elle-même concernant son entrée dans le réseau de distribution sélective, et ce à compter du jour de la signification du jugement et sous astreinte de 1 000 euro par jour de retard ;

- condamner la même à lui verser la somme de 3 000 euro vu l'article 700 du Code de procédure civile.

Par conclusions du 27 février 2012 la SA Chaumet International répond notamment que :

- elle est joaillier depuis 1780 et sa marque a acquis dans le monde entier une renommée et un prestige exceptionnels; en 1995 elle a institué un système de distribution sélective pour ses produits avec notamment la réalisation par ses distributeurs d'un chiffre d'achat minimum auprès d'elle ;

- hormis les villes de Paris et Cannes à clientèle internationale exceptionnelle, et Nantes qui est un cas atypique, elle a choisi de sélectionner dans chaque ville d'importance un distributeur, et dans chaque ville plus importante deux distributeurs ou points de vente; ce choix est compatible avec l'importance économique de la ville de Marseille; l'un des deux points de vente de la société Frojo dans cette ville à la fin 2004 été transféré à proximité immédiate de la société L'Hermine ;

- son réseau de distribution sélective est licite vu l'image haute de gamme de ses produits, et a pour critères la compétence commerciale, le service fourni, l'assortiment des produits vendus, l'environnement géographique, de marques et concurrentiel ; elle a légitimement refusé la demande de la société L'Hermine sur la seule base d'un critère de sélection d'ordre quantitatif résultant de ses pratiques commerciales ;

- un même distributeur peut disposer de plusieurs points de vente; sa part sur le marché française de la joaillerie-bijouterie (0,4 % en 2006, 0,8 % en 2007, 0,74 % en 2010) et de l'horlogerie (0,9 % en 2006, 2,3 % en 2007, 0,72 % en 2010) de luxe ne dépasse pas les 30 % requis par la Commission européenne et validés tant par le Conseil de la concurrence que par la Cour d'appel de Paris ;

- ne sont pas prohibées les restrictions tenant au chiffre d'achat minimum (qui n'atteint pas les 80 % invoqués par la société L'Hermine) par le distributeur, ni à la clientèle car celui-ci peut revendre des produits Chaumet à tout autre distributeur exclusif ou agréé ;

- son refus opposé à la société L'Hermine n'est ni une discrimination ni une entente anti-concurrentielle; le troisième point de vente autorisé à Nantes est dû au fait que son distributeur initial la société Prieur était loin d'atteindre pour ses deux points de vente les minima d'achat contractuels, elle-même étant libre de ne pas avoir résilié le contrat de distribution avec cette société ;

- l'un de ses deux distributeurs à Lyon la société Lauramar ne vend pas de bijouterie mais uniquement de l'horlogerie; la société Amandine située à Tassin La Demi-Lune n'est pas à Lyon mais à plusieurs kilomètres ;

- ni elle-même ni ses distributeurs ne disposent de site Internet pour vendre les produits, et Internet n'est pas assimilable à un point de vente ;

- elle n'a jamais promis de négociation à la société L'Hermine, mais uniquement un examen de la candidature de celle-ci si un troisième point de vente était ouvert à Marseille ce qui n'est pas envisagé aujourd'hui ;

- son distributeur agréé depuis de longues années la société Frojo a un intérêt légitime à ce que la société L'Hermine son concurrent direct et voisin ne devienne pas également distributeur d'elle-même ;

- la société L'Hermine, déjà distributeur des marques Rolex, Cartier, Chopard et Beaume & Mercier et donc parfaitement informée des règles régissant la distribution sélective, n'a pu ni se méprendre sur l'étendue de ses droits, ni légitimement croire qu'elle-même devait accepter l'ouverture d'un nouveau point de vente situé à quelques mètres de celui déjà existant, ce qui démontre son intention de nuire par l'engagement de la présente procédure.

La société Chaumet demande à la cour de confirmer le jugement, et en outre de majorer le montant des dommages et intérêts et l'indemnité fondée sur l'article 700 du Code de procédure civile en condamnant la société L'Hermine à lui payer les sommes respectives de 20 000 euro et 15 000 euro.

Par conclusions du 17 décembre 2007 la SA Frojo répond notamment que :

- elle a créé sa première boutique en 1854, et depuis 1991 commercialise les produits de la marque Chaumet avec en 1995 régularisation d'un contrat de distribution sélective; pour faire connaître ces produits elle consenti de très importants efforts financiers, et a ouvert son second point de vente rue Grignan début 2005;

- elle a été directement mise en cause par les fondements juridiques erronés de l'assignation de la société Chaumet par la société L'Hermine, ce qui explique son intervention volontaire en première instance; elle a intérêt à faire juger que son lien de droit avec la société Chaumet n'est pas anticoncurrentiel ;

- la part de marché de cette société sur le secteur français de la joaillerie de luxe est de moins de 1 % soit très nettement inférieur aux 15 % à partir desquels leurs accords sont à qualifier d'entente; elle-même distributeur peut licitement revendre des produits Chaumet à tout autre distributeur exclusif ou agréé; ne constitue une restriction à caractère illicite que la clause d'achat exclusif, et non l'obligation d'un chiffre d'achat minimum tel que fixé par la société Chaumet.

La société Frojo demande à la cour, vu les articles 330 du Code de procédure civile, L. 420-1 du Code de commerce, 80-1 du traité des Communautés européennes, le règlement communautaire n° 2790-99 du 22 décembre 1999, et les articles L. 464-6-1 et L. 464-6-2 du Code de commerce, de :

- confirmer le jugement en ce qu'il l'a reçue en son intervention volontaire accessoire ;

- constater que l'accord de distribution sélective unissant la société Chaumet à ses distributeurs agréés est insusceptible de constituer une pratique anticoncurrentielle ;

- confirmer le jugement et débouter la société L'Hermine de l'ensemble de ses demandes ;

- condamner la même à lui payer une indemnité de 7 500 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 16 mars 2012.

MOTIFS DE L'ARRET :

Sur l'intervention volontaire de la société Frojo :

Cette dernière est citée à de nombreuses reprises tant dans l'assignation délivrée à la société Chaumet par la société L'Hermine que dans les différentes écritures de cette dernière; par ailleurs et surtout la société Frojo a qualité et intérêt à intervenir dans ce litige qui a pour but d'apprécier si la société Chaumet est ou non fondée à lui réserver la distribution de ses produits à Marseille et à exclure la société L'Hermine de cette distribution.

C'est donc à juste titre, contrairement à ce que soutient la société L'Hermine, que le tribunal de commerce a reçu la société Frojo en son intervention volontaire.

Sur les demandes de la société L'Hermine contre la société Chaumet :

La politique de distribution sélective de cette dernière pour ses produits, clairement exprimée notamment dans sa lettre adressée le 2 juin 2004 à la société L'Hermine ainsi que dans ses conclusions d'appel, est de limiter cette distribution à deux points de vente par ville française autres que Paris et Cannes, et c'est avec raison que les parties conviennent que Marseille ne peut être comparée à ces deux villes. Par suite il y a lieu de vérifier si cette politique est appliquée hors ces dernières.

Le 4 août 2004, c'est-à-dire seulement 2 mois après la lettre précitée de la société Chaumet exprimant sa politique de distribution sélective, la société L'Hermine a fait constater par huissier de justice l'existence dans le centre-ville de Nantes de trois points de vente de ce distributeur, tenus pour un par la société Daguze et pour deux par la société Prieur, existence qui a été confirmée par le site Internet de la société Chaumet au 4 novembre suivant. L'argument de la société Chaumet pour justifier cette dérogation à la règle qu'elle-même a édictée est que la société Prieur était loin d'atteindre pour ses deux points de vente les minima d'achat contractuels, et qu'elle-même était libre de ne pas avoir résilié le contrat de distribution avec cette société.

Cependant la conséquence logique du non-respect du chiffre d'achat minimum stipulé à la charge de la société Prieur dans le contrat de distribution exclusive conclu avec la société Chaumet est, conformément à l'article 9.2, la résiliation anticipée dudit contrat pour violation de cette stipulation qui comme toutes les autres et selon cet article "est essentielle et déterminante de l'accord des parties", ou au moins la menace de cette résiliation; par suite l'ouverture d'un troisième point de vente à Nantes pour un motif en réalité inexact est en contradiction avec la politique de distribution exclusive avec limitation à deux points de vente invoquée par la société Chaumet pour refuser cette même ouverture à Marseille au profit de la société L'Hermine.

C'est en conséquence à tort, et sans même qu'il soit besoin d'examiner si le point de vente de Tassin La Demi-Lune fait partie des points de vente de Lyon, que le tribunal de commerce a retenu une absence de comportement commercial discriminatoire de la société Chaumet vis-à-vis de la société L'Hermine.

Cette dernière, en raison du refus injustifié de son adversaire, n'a pu réaliser un chiffre d'affaires ni un bénéfice sur les produits Chaumet qu'elle était apte à vendre, ce qui constitue un préjudice financier que la cour évalue à la somme de 50 000 euro.

Enfin ni l'équité ni la situation économique de la société Chaumet ne permettent de rejeter la demande faite par la société L'Hermine vu l'article 700 du Code de procédure civile, tandis que le bien-fondé de l'action de la seconde société permet de débouter la société Frojo de sa demande sur le fondement des dispositions de cet article.

Décision : LA COUR, statuant en dernier ressort et par arrêt contradictoire; Confirme le jugement du 25 septembre 2006 uniquement pour avoir reçu la SA Frojo en son intervention volontaire, et infirme tout le reste. Condamne la SA Chaumet International à payer à la SARL L'Hermine : la somme de 50 000 euro à titre de dommages et intérêts ; une indemnité de 3 000 euro vu l'article 700 du Code de procédure civile. Rejette toutes autres demandes. Condamne la SA Chaumet International aux dépens de première instance et d'appel, avec pour ces derniers application de l'article 699 du Code de procédure civile.