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Décisions

CA Douai, 1re ch. sect. 1, 13 février 2012, n° 10-09275

DOUAI

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Machet (SARL)

Défendeur :

Association d'action sanitaire et sociale de Lille

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Merfeld

Conseillers :

Mmes Metteau, Doat

Avocats :

SCP Carlier Regnier, SCP Deleforge, Franchi, Mes Denecker, Labbée

TGI Lille, du 30 nov. 2010

30 novembre 2010

La SARL Machet qui exerce son activité dans le domaine du transport sanitaire de personnes a fait assigner le 20 février 2009 le Centre Médico Pédagogique de Linselles devant le Tribunal de grande instance de Lille pour faire constater qu'il a rompu le 16 juillet 2008 de façon brutale le contrat verbal les liant depuis plus de vingt ans et le voir condamner à lui verser à titre de dommages-intérêts, en application des articles 1134 et 1174 du Code civil, l'équivalent d'un préavis de douze mois, soit la somme de 268 000 euro correspondant à son chiffre d'affaires d'une année.

L'Association d'Action Sanitaire et Sociale de Lille (ASRL) est intervenue volontairement à la procédure, aux lieu et place du CMP de Linselles qui n'a pas la personnalité juridique. Elle s'est opposée à la demande soutenant qu'il n'y a pas eu rupture d'un contrat verbal mais non acceptation d'une proposition de contrat, les parties ayant conclu successivement plusieurs contrats à durée déterminée d'une année.

Par jugement du 30 novembre 2010 le tribunal a :

- constaté que l'Association d'Action Sanitaire et Sociale de la Région Lilloise intervient aux lieu et place du Centre Médico Psychologique de Linselles,

- déclaré irrecevable l'exception de connexité soulevée par l'ASRL,

- débouté la société Machet de l'intégralité de ses demandes principales et de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la société Machet à payer à l'ASRL la somme de 1 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la société Machet aux dépens.

La SARL Machet a relevé appel de ce jugement le 29 décembre 2010.

Par conclusions du 5 septembre 2011 elle demande à la cour d'infirmer le jugement, de dire abusive la rupture des relations la liant à l'ASRL, de condamner l'ASRL à lui verser à titre de dommages-intérêts la somme de 268 000 euro au titre du marché du CMP de Linselles et celle de 1 600 euro au titre du marché du SESSD Linselles, avec intérêts au taux légal à compter du 9 octobre 2008 ainsi qu'une indemnité de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Elle expose qu'elle a entretenu des relations d'affaires de longue date avec l'ASRL qui gère notamment le Centre Médico Pédagogique et le service Education et Soins Spécialisés à Domicile de Linselles, que ces relations remontrent à 1988 pour le CMP et à 2003 pour le SESSD, que c'est ainsi qu'elle s'est vue confier le transport d'enfants handicapés selon le principe du ramassage scolaire pour le CMP et de déplacements ponctuels pour le SESSD, que ces relations qui étaient essentiellement régies par des accords verbaux reposant sur des remises de prix ou descriptifs de circuits à effectuer, représentaient plus de 25 % de son chiffre d'affaire, que par courrier recommandé du 16 juillet 2008 le CMP a mis fin brutalement à ces relations et le SESSD devait en faire autant en septembre 2008.

Elle rappelle qu'en matière commerciale l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce sanctionne toute rupture brutale des relations commerciales sans préavis suffisant et indique que cet article n'est certes pas applicable puisque l'ASRL n'est pas commerçant mais que celle-ci n'en a pas moins engagé sa responsabilité car le but poursuivi par le législateur est transposable en matière civile.

Elle fait valoir que la résiliation brutale d'un contrat à durée indéterminée est sanctionnée par l'abus de droit, de même que la résiliation unilatérale de contrats à exécution successive, et ce en vertu du principe de l'exécution de bonne foi des conventions. Elle ajoute que la jurisprudence a même considéré que le refus de renouvellement d'un contrat pouvait dégénérer en abus de droit. Elle soutient que la cour pourra entrer en voie de condamnation à l'encontre de l'ASRL au visa des articles 1134 et 1147 du Code civil.

Dans l'hypothèse où la cour considérerait comme le tribunal que les parties n'étaient plus liées par un contrat lorsque l'ASRL a refusé son offre, elle estime être fondée à présenter sa demande de dommages-intérêts en application des articles 1382 et 1383 du Code civil pour faute dans la période pré-contractuelle, pour avoir rompu les pourparlers sans motif légitime alors qu'elle venait de lui adresser le 16 juin 2008 une convention à retourner signée précisant les obligations de chacune des parties, manifestant ainsi son intention de pérenniser leurs relations d'affaires. Elle fait valoir que l'ASRL a agi de mauvaise foi, sans raison légitime et brutalement alors qu'elle avait laissé se créer une confiance dans la conclusion ou le renouvellement du contrat.

Elle fait observer que l'ASRL ne s'est jamais plainte du caractère excessif des prix qu'elle invoque aujourd'hui et soutient qu'en faisant fi de leur collaboration de très longue date elle a estimé devoir la mettre en concurrence avec une autre entreprise sans même la prévenir.

Elle prétend que cette rupture abusive lui a causé un préjudice car elle avait réalisé des investissements significatifs exclusivement consacrés à son activité pour l'ASRL (véhicules et chauffeurs) et que du jour au lendemain elle a dû faire face aux charges en résultant sans les entrées de fonds correspondantes.

L'Association d'Action Sanitaire et Sociale de Lille a conclu le 2 novembre 2011 à la confirmation du jugement et demande à la cour de condamner la société Machet aux entiers dépens dont ceux visés à l'article 700 du Code de procédure civile et appréciés par la SARL Machet elle-même à la somme de 3 000 euro.

Elle rappelle qu'elle est une association de la loi du 1901 à but non lucratif, qu'elle gère et administre un certain nombre d'établissements du secteur sanitaire et social, dont deux dans la commune de Linselles, le Centre Médico Pédagogique et le Service Education et Soins Spécialisés à Domicile, que la société Machet, transporteur, est intervenue depuis de nombreuses années afin d'assurer le ramassage scolaire des enfants inscrits au CMP et qu'elle a été amenée ponctuellement à assurer le déplacement d'un enfant du SESSD sur prescription médicale.

Elle expose que pour chaque année scolaire, sitôt que le CMP a connaissance des inscriptions (nom des enfants, adresse, degré de handicap) il envoyait le listing au transporteur en lui demandant un devis pour le ramassage scolaire, que le transporteur proposait pour l'année scolaire, le coût de sa prestation, dont il fixait unilatéralement le montant, qu'il est exact que durant de nombreuses années le CMP a accepté les devis de la société Machet et ce jusqu'en juillet 2008, la proposition pour l'année scolaire 2008-2009 ayant été refusée car à nouveau en forte augmentation malgré la disparition d'un circuit de ramassage dans l'Aisne.

Elle considère que le tribunal a jugé à bon droit qu'il n'y a pas eu un contrat à durée indéterminée mais une succession de contrats à durée déterminée et fait valoir que s'il y avait eu une relation unique, prolongée dans le temps, rien n'aurait justifié la hausse de prix pratiquée par la société Machet.

S'agissant du litige l'opposant à la société Machet pour le SESSD elle soutient qu'il n'existe pas de contrat, qu'il arrive qu'un enfant ait besoin d'un déplacement en ambulance dans le cadre éducatif, que le médecin traitant ordonne le déplacement qui est payé à l'ambulancier ou au transporteur par la CPAM, qu'il n'y a aucune obligation du SESSD de réserver à la société Machet le transport des enfants bénéficiaires d'une ordonnance médicale et assurés sociaux. Elle précise que c'est Monsieur Machet qui a indiqué que n'ayant plus le marché du CMP il ne voyait pas pourquoi il continuerait à répondre aux appels du SESSD.

Elle rappelle le principe du non-cumul de responsabilités contractuelle et délictuelle et soutient que ce principe fait obstacle à la demande de la société Machet pour abus de droit présentée soit au visa des articles 1134 et 1147 du Code civil, soit par application des articles 1382 et 1383 du même Code.

Sur ce :

Attendu que le rejet de l'exception connexité n'est pas remis en cause devant la cour ;

Attendu que la règle de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle ne reçoit application que dans les rapports entre contractants ; que dès lors rien n'interdit à la société Machet de soutenir à titre principal qu'il existe un contrat la liant à l'ASRL et de demander réparation sur le fondement de la responsabilité contractuelle et à titre subsidiaire si la cour devait considérer qu'il n'y a pas de contrat, de rechercher sa responsabilité délictuelle ;

1°) Sur le fondement contractuel

Attendu que la demande de la société Machet repose sur l'existence alléguée d'un contrat verbal à durée indéterminée ;

qu'il n'est pas contesté que la société Machet et l'ASRL étaient en relation d'affaires depuis vingt ans ;

que cependant le mécanisme décrit par la société ASRL pour le ramassage scolaire, n'est pas non plus contesté, à savoir qu'une offre de services, assortie d'un nouveau prix était établie chaque année en juillet par la société Machet en fonction des éléments d'information communiqués par le CMP de Linselles après la clôture des inscriptions et que chaque année cette proposition était acceptée par le CMP de Linselles pour la rentrée scolaire suivante ;

qu'ainsi le nombre d'enfants, les trajets et les prix n'étaient pas identiques d'une année à l'autre ;

que les tarifs étaient fixés unilatéralement par la société Machet et non en fonction d'une clause de révision ou d'indexation ;

que dès lors c'est à bon droit que les premiers juges ont analysé la relation entre les parties non pas comme un contrat verbal à durée indéterminée mais comme une succession de contrats à durée déterminée et ont relevé que l'ASRL ayant refusé l'offre de la société Machet pour l'année scolaire 2008-2009 le dernier contrat n'a pas été conclu et que le contrat établi au titre de l'année précédente étant arrivé à son terme, les parties ne se trouvaient plus en situation contractuelle en juillet 2008 lorsque la société Machet a été informée par le CMP qu'il ne serait pas donné suite à son devis de transport pour l'année 2008-2009 au motif que ce devis était supérieur au devis d'un concurrent ;

Attendu que les dispositions de l'article L. 442-6 I du Code de commerce qui sanctionne la rupture brutale des relations commerciales sans préavis ne sont applicables qu'aux producteurs, commerçants, industriels ou personnes immatriculées au registre des métiers, ce qui n'est pas le cas de l'ASRL, association de la loi de 1901, à but non lucratif ;

Attendu dans le cadre de la responsabilité contractuelle de droit commun la non-reconduction d'un contrat à durée déterminée ne peut être sanctionnée que sur le fondement de l'abus de droit ; que le non-renouvellement d'un contrat venu à expiration est un droit pour les parties qui n'engagent leur responsabilité qu'en cas d'abus dans l'exercice de ce droit ; que la bonne foi étant présumée, il appartient au demandeur à l'action en responsabilité de démontrer que la décision de non-renouvellement a été prise pour des raisons étrangères à la bonne marche de l'entreprise ;

qu'une telle preuve n'est pas apportée en l'espèce, l'ASRL ayant justifié sa décision de ne pas accepter le devis de la société Machet par le fait qu'un autre transporteur lui proposait un devis moindre ;

que la société Machet a d'ailleurs eu conscience de l'importance de l'augmentation de son tarif pour l'année scolaire 2008-2009 puisqu'en dernière page elle a écrit les frais de carburant et assurances sont de plus en plus élevés 0,36 euro d'augmentations en 6 mois. Les revalorisations SMIC qui tombent à tour de bras" ;

qu'il n'est pas démontré ni même soutenu que l'ASRL aurait incité la société Machet à procéder à de nouveaux investissements dans la perspective des renouvellements futurs du contrat ;

que l'ASRL n'a commis aucune faute contractuelle en refusant de renouveler le contrat pour le ramassage scolaire des enfants inscrits au CMP ;

Attendu que l'ASRL soutient qu'elle n'avait aucune obligation de réserver à la société Machet le déplacement des personnes relevant du SESSD ;

que la société Machet déclare que ces transports étaient la contrepartie nécessaire des ramassages scolaires effectués pour le CMP et qu'ils lui ont toujours été imposés par l'ASRL au moyen d'un chantage commercial : la poursuite du marché CMP éminemment plus rentable économiquement ;

qu'elle n'apporte pas la preuve qui lui incombe de l'existence d'un contrat l'unissant à l'ASRL pour ces prestations, ni même de l'existence d'un préjudice dès lors qu'elle ne justifie pas de l'intérêt financier que présentaient pour elle ces transports qui, selon ses déclarations, lui ont été "imposés" ;

2°) Sur le fondement délictuel

Attendu que la société Machet invoque, sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil, la faute commise par l'ASRL dans la rupture brutale des pourparlers en refusant son offre et en contractant avec une autre entreprise alors qu'il n'y avait eu aucune mise en concurrence pendant près de vingt ans et que le 16 juin 2008, soit un mois avant la rupture, elle lui avait adressé une convention précisant les obligations de chacune des parties, laissant ainsi se créer à ses yeux, une confiance dans le renouvellement du contrat ;

Mais attendu que la faute commise dans l'exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne peut être la cause d'un préjudice consistant dans une perte de gains, ni même dans la perte de chance de réaliser les gains que permettrait d'espérer la conclusion du contrat ; qu'il s'en suit que la société Machet qui ne justifie pas d'autre préjudice que celui résultant de la perte de son chiffre d'affaires sur une période d'un an doit être déboutée de sa demande sur le fondement de la responsabilité délictuelle ;

Attendu qu'il convient de confirmer le jugement, y compris en ses dispositions sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, sans qu'il y ait lieu toutefois d'accorder une indemnité supérieure à celle allouée par le tribunal ;

Attendu qu'il n'y a pas lieu d'inclure dans les dépens les droits de l'article 10 du tarif des huissiers de justice, qui sont à la charge du créancier ;

Par ces motifs : LA COUR statuant contradictoirement, Confirme le jugement, Condamne la SARL Machet aux dépens d'appel sans qu'il y ait lieu d'y inclure les droits résultant de l'article 10 du tarif des huissiers de justice, Autorise, si elle en a fait l'avance sans en avoir reçu provision, la SCP Deleforge Franchi, avoués, au titre des actes accomplis antérieurement au 1er janvier 2012, et la SCP Deleforge Franchi, avocats, au titre des actes accomplis à compter du 1er janvier 2012, à recouvrer les dépens d'appel conformément à l'article 699 du Code de procédure civile, Déboute l'Association d'Action Sanitaire et Sociale de Lille de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel.