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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 30 mai 2012, n° 11-03522

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

GRDF (SA), Electricité Réseau Distribution France (SA)

Défendeur :

Deny Fontaine (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Roche

Conseillers :

Mme Luc, M. Vert

Avocats :

Selarl Recamier Avocats Associes, Ass Hollier-Larousse & Associés, Mes Henry, Leheuzey, Sion

T. com. Paris, 13e ch., du 7 févr. 2011

7 février 2011

Vu le jugement en date du 7 février 2011 par lequel le Tribunal de commerce de Paris a condamné la société Electricité Réseau Distribution France (ERDF), venant aux droits de la société Electricité de France et la société GRDF, venant aux droits de Gaz de France, in solidum, à payer à la société Deny Fontaine les sommes de 700 000 euro à titre de dommages-intérêts et 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu l'appel interjeté le 24 février 2011 par les sociétés Electricité Reseau Distribution (ERDF) et GRDF et leurs conclusions enregistrées le 7 septembre 2011 tendant à faire infirmer le jugement entrepris et condamner la société Deny Fontaine à leur payer les sommes de 50 000 euro pour procédure abusive et 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de la société Deny Fontaine enregistrées le 15 juillet 2011 et tendant à la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a jugé que la rupture intervenue était brutale, mais le réformer sur le montant des dommages-intérêts, dont elle sollicite qu'ils soient portés à la somme de 6 146 250 euro, outre la condamnation des deux sociétés appelantes à lui payer la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

SUR CE

Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :

La société Deny Fontaine est spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de gammes complètes de matériels et systèmes de serrurerie. Elle fournissait, depuis de nombreuses années les sociétés EDF et GDF, aux droits desquelles viennent les sociétés ERDF et GRDF. La société Deny Fontaine, estimant qu'en ayant recours de façon brutale à un appel d'offres, en février 2003, ces sociétés ont décidé de mettre un terme à l'attribution de marchés de fournitures de serrures à la société Deny Fontaine et que cette décision était constitutive d'une rupture brutale des relations commerciales établies, la société Deny Fontaine a, par acte du 24 janvier 2008, assigné les sociétés EDF et GDF, en paiement des sommes de 6 705 000 euro à titre de dommages-intérêts et de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Retenant que les relations commerciales entre les deux parties étaient établies, constituant "une réitération organisée de contrats de même nature formalisés, ou non formalisés", et que la quasi perte totale du marché de serrures à compter du 1er décembre 2002 était constitutive d'une rupture brutale, le tribunal a jugé que le point de départ du préavis était constitué par la date de notification de l'appel d'offres, soit le 9 septembre 2002, que les relations commerciales avaient pris fin le 18 février 2003, date du terme du contrat d'un an signé le 19 février 2002 entre les parties, et que préavis avait donc duré cinq mois et neuf jours, alors que seule une durée de dix-huit mois aurait permis, selon le tribunal, de prendre en compte la durée de plusieurs dizaines d'années des relations commerciales entre les parties, le poids relatif de l'ordre de 15 % du chiffre d'affaires réalisé par EDF et GDF avec la société Deny Fontaine et enfin l' "insignifiance de la valeur résiduelle des investissements spécifiques réalisés par cette société au profit de ERDF et GRDF". Il a donc estimé que la société plaignante devait être indemnisée du préjudice consécutif à l'insuffisance du préavis, de 12 mois et 21 jours, soit, sur la base de la marge dégagée, d'une somme de 700 000 euro.

C'est le jugement entrepris.

SUR LA RECEVABILITE DES CONCLUSIONS DE LA SOCIETE DENY FONTAINE

Considérant que la société Deny Fontaine a signifié ses conclusions à la SCP Gaultier-Kistner, ancien avoué ayant cessé ses fonctions le 31 décembre 2011 et qui n'avait plus qualité pour recevoir des conclusions le 27 mars 2012 ; que ces conclusions, de surcroit envoyées à la SCP Gaultier-Kistner après l'ordonnance de clôture du même jour, n'ont pas été régulièrement notifiées à l'avocat des sociétés ERDF et GRDF, la Selarl Recamier, prise en la personne de Maître Henry ; qu'elles seront donc écartées des débats ;

SUR LA RUPTURE DES RELATIONS ETABLIES

Considérant qu'aux termes des dispositions de l'article 442-6- I- 5° : "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...)" ;

Considérant que si les parties ne contestent pas l'ancienneté des relations commerciales qui les ont unies, elles s'opposent sur leur caractère stable et sur l'effectivité de la rupture ; qu'en effet, les sociétés appelantes exposent que la circonstance que plusieurs marchés aient été lancés pour les travaux de serrurerie et ce, au moins dès 1999, ne permet pas de qualifier les relations commerciales entre les parties de "stables et établies" ; qu'en outre, les relations commerciales auraient continué entre les deux sociétés, quoique sur un mode moins intensif ;

Considérant qu'il ressort des pièces versées aux débats par la société intimée elle-même, que bien avant 2002, et au moins 1999, la société Deny Fontaine savait que les sociétés appelantes sélectionnaient souvent leurs prestataires de serrurerie, par appels d'offres régionaux ; que dans un courrier daté du 12 avril 1999 relatif à la réorganisation des achats d'EDF, la société Deny Fontaine fait état de l'hypothèse de n'être pas retenue par EDF et d'un "réel risque pour Deny Fontaine, puisque demain les consultations qui auparavant étaient réservées à Deny ou parfois à Zaoui, seront étendues aux autres fabricants en place dans le transport. Sans vouloir donner d'instruction, je pense qu'il faut réfléchir très vite à la mise en place d'une action commerciale adaptée à ce changement (nous avons aujourd'hui la chance d'être informé quelques mois avant nos concurrents, profitons-en)" ; que cette situation existait déjà bien antérieurement, en 1989, d'après les pièces versées aux débats ; qu'ainsi, un courrier émanant de la société Deny Fontaine, daté du 22 février 1989, évoque les marchés d'EDF et témoigne du recours aux marchés largement pratiqué par les sociétés appelantes ; qu'il ressort de ce courrier que l'attribution des marchés à la société Deny Fontaine n'était nullement automatique et que cette société devait s'efforcer de les remporter, au prix de négociations portant, notamment sur des remises, même si elle était souvent retenue, au terme des consultations : "Le SRAM Ouest serait chargé de traiter un marché national (...). Des démarches auprès de certaines Directions Régionales ont déjà été entreprises. Ce marché traité, annuellement, devrait être annexé suivant des critères définis par les 2 parties. Ceux-ci devraient prendre en compte les augmentations de salaire, la hausse sur les matières premières... La situation de monopole est mal vécue à tous les niveaux, (même si nous servons correctement notre client privilégié), Madame Roger soumet l'idée de négocier une remise particulière sur certains produits, et ceci en fonction de nos gains de productivité. (...)" ; que de même, un courrier du 1er août 1990 fait état de "négocier le marché national EDF pour janvier 1991" (pièce 19 de la société Deny Fontaine) ; que les documents datés des 16 mars 1993 (pièce 20) et du 16 février 1995 (pièce 21), font également état de cette mise en concurrence systématique ; que la circonstance que les mises en concurrence ci-dessus rappelées aient été emportées de façon régulière pendant une quinzaine d'années par la société Deny Fontaine, ainsi que cette société le prétend sans d'ailleurs en rapporter la preuve, ne permet pas d'en déduire l'absence d'aléas, précisément inhérents à toute mise en concurrence régulière ; que le recours à une mise en concurrence avant toute commande prive les relations commerciales de toute permanence garantie et les place dans une situation de précarité certaine, même si tous ces marchés n'ont pas fait systématiquement suite à des appels d'offres ; que la société Deny Fontaine ne rapporte pas la preuve que la commune intention des parties était d'inscrire leurs relations dans la durée, nonobstant l'existence de ces nombreuses mises en concurrence ; qu'elle ne peut attester de l'existence d'aucun contrat-cadre ou marchés pluriannuels justifiant de la continuité des affaires entre les deux parties ;

Considérant qu'il s'ensuit que la société Deny Fontaine connaissait, au moins dès 1999, le caractère instable de sa relation avec les sociétés GRDF et ERDF et pouvait dès cette date, en anticiper la fin ou le ralentissement ; qu'ainsi la perte du marché national lancé en 2002 ne constitue pas une rupture brutale de relations commerciales établies, mais un ralentissement de relations commerciales, qui, pour être anciennes, n'en étaient pas moins entachées d'une certaine imprévisibilité, de nature à lui enlever tout caractère de relations "établies" ; que le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu'il a qualifié cet acte de rupture brutale et a condamné les appelantes à indemniser la société Deny Fontaine ; que la société Deny Fontaine sera déboutée de toutes ses demandes ;

SUR LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE

Considérant que les sociétés appelantes ne démontrent pas que l'exercice de son action en justice par l'intimée ait revêtu un caractère fautif ou ait été à l'origine d'un préjudice ; que leur demande d'indemnisation pour procédure abusive sera donc écartée ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il convient d'infirmer le jugement entrepris ;

Par ces motifs : Écarte des débats les conclusions du 27 mars 2012 de la société Deny Fontaine, Infirme le jugement entrepris, et, statuant à nouveau, Déboute la société Deny Fontaine de toutes ses demandes, Déboute les deux sociétés appelantes de leur demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour procédure abusive, Condamne la société Deny Fontaine aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile, Condamne cette société à payer à chacune des sociétés GRDF et ERDF la somme de 1 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.