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Décisions

CA Chambéry, 2e ch. civ., 27 octobre 2009, n° 08-01844

CHAMBÉRY

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

La fromagerie de la tournette (SAS)

Défendeur :

Les Voirons (SCEA), Groupama Rhône-Alpes Auvergne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Monard Ferreira

Conseillers :

Mmes Mertz, de la Lance

Avoués :

SCP Forquin-Rémondin, SCP Bollonjeon-Arnaud-Bollonjeon

Avocats :

SELARL Bosson -Reymond -Perrissin -Chamba -Merotto, SELARL Rimondi & Arminjon

TGI Thonon-les-Bains, du 22 févr. 2007

22 février 2007

Faits, procédure et prétentions des parties

La SAS La fromagerie de la Tournette, filiale de la SA Verdannet, a pour activité la fabrication et la commercialisation de fromages, comme les tommes, emmenthals et reblochons, la production du reblochon s'effectuant tous les jours de l'année dans une autre filiale, la société Fromagère de Savoie qui traite 45 000 à 60 000 litres de lait par jour.

Le lait est récolté dans la nuit dans des citernes qui récupèrent les traites de la veille, du matin et du soir, de plusieurs producteurs, puis est stocké sur le site de la société Fromagère de Savoie dans deux tanks de 40 000 m3 pour être soutiré dès 3h du matin par les fromagers et rentrer dans le processus de fabrication des fromages. Des échantillons de lait sont prélevés chez le producteur, puis dans la citerne de la tournée, puis lors du soutirage des tanks dans les cuves lors de la mise en production. Un test à la résazurine est effectué par le fromager préalablement à l'analyse de l'échantillon du lait du tank par le laboratoire interne de la société Fromagère de Savoie, ce laboratoire étant fermé les dimanches et les jours fériés. Si les résultats sont positifs, une analyse est effectuée sur les échantillons provenant des citernes puis sur ceux recueillis chez les producteurs de lait pour rechercher l'origine de la contamination.

Le lundi 14 juin 2004, l'analyse des prélèvements sur une cuve (13 cuves ayant été soutirées du tank n° 2 contenant 35 725 litres collectés le 11 juin et mis en production le 12 juin) fait apparaître la présence importante de staphylocoques. Les analyses subséquentes mettent en évidence le 16 juin 2004 que la contamination provient de la citerne n° 3 lors de la collecte du vendredi 11 juin 2004, puis le lendemain 17 juin que cette contamination provient du producteur n° 904, soit du GAEC Les Voirons, aux droits duquel vient la SCEA Les Voirons, qui avait fourni le 11 juin, 338 litres de lait. L'analyse des fromages par le laboratoire interne confirme la contamination, cette analyse étant elle-même confirmée lors de la contre-analyse effectuée par le laboratoire interprofessionnel d'analyse des laits (Lidal). Toute la production correspondante de reblochon a été stockée et détruite.

Le producteur, informé du sinistre, a fait intervenir son assureur, la Compagnie d'assurances Groupama Rhône-Alpes Auvergne (Compagnie Groupama) qui a refusé de prendre en charge l'indemnisation sollicitée.

Par acte du 22 février 2007, la SAS La fromagerie de La Tournette a fait assigner devant le tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains le GAEC Les Voirons et la Compagnie Groupama pour obtenir l'indemnisation de son préjudice sur le fondement de l'article 1386-1 et suivants du Code civil.

Par jugement du 15 mai 2008, retenant que les dispositions de la loi du 19 mai 1998 sur les produits défectueux s'appliquaient bien au litige, que le dommage est établi mais que l'affirmation selon laquelle le lait de la SCEA Les Voirons était contaminé ne reposant que sur les analyses internes de la SAS La fromagerie de La Tournette, le lien de causalité entre la contamination et le lait fourni par ce producteur n'était pas démontré, le tribunal a débouté la SAS La fromagerie de La Tournette de l'ensemble de ses demandes et a dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile.

La SAS La fromagerie de La Tournette a interjeté appel de ce jugement et, ses moyens et prétentions étant développés dans ses conclusions déposées le 12 mars 2009, soutient que les articles 1386-1 et suivants du Code civil sont bien applicables entre le producteur du produit litigieux et le producteur du produit transformé ainsi qu'aux dommages subis par un professionnel, que les procédures de contrôle mises en œuvre sont obligatoires et ne font que respecter le cahier des charges de la profession, qu'il faut 48 h pour avoir le résultat de l'analyse du lait alors que le lait cru doit être traité dans les 24 h de la collecte, et que la fabrication des reblochons doit donc débuter avant l'obtention des résultats.

L'appelante soutient également que les analyses ne peuvent se faire qu'en laboratoire, que les analyses effectuées en interne sont ensuite confirmées par le LIDAL, que le lien de causalité entre le dommage et le lait fourni par la SCEA Les Voirons est établi, que l'expert de la Compagnie Groupama reconnaît ce lien en invoquant un partage de responsabilité en raison du mode de fonctionnement de l'entreprise, que le fromager n'a commis aucune faute dans son travail, que la filière fromagère au lait cru ne peut exister que sur les bases du fonctionnement ainsi établi et respecté et que le montant du préjudice réclamé est justifié.

La SAS La fromagerie de La Tournette demande à la Cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré sa demande recevable sur la base des articles 1386-1 et suivants du Code civil, de l'infirmer pour le surplus, de condamner in solidum la SCEA Les Voirons et la Compagnie Groupama au paiement de la somme de 34 612,02 euroavec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 22 février 2007 dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, et de la somme de 4 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La SCEA Les Voirons, venant aux droits du GAEC Les Voirons, et la Compagnie Groupama, leurs moyens et prétentions étant exposés dans leurs conclusions déposées le 28 janvier 2009, font valoir que la garantie des vices cachés constitue l'unique fondement de l'action exercée pour défaut de la chose vendue la rendant impropre à sa destination normale, que l'action non engagée à bref délai est donc forclose, que sur le fondement de l'article 1386-1 du Code civil, la demande ne peut prospérer, le produit défectueux ne pouvant être pris en compte pour la détermination du préjudice, qu'en l'absence de contrat signé entre les parties, la norme contractuelle invoquée leur est inopposable, que la contamination du lait n'a pas été constatée contradictoirement, qu'aucune contre-analyse n'est possible, et que la responsabilité du producteur ne peut être engagée.

A titre subsidiaire, les intimées font valoir que le dommage n'est pas exclusivement imputable à la SCEA Les Voirons, que les procédures internes à la Fromagerie ont aggravé le dommage, que les productions sont mélangées avant vérification, que le mélange d'un grand litrage de lait dans un même tank constitue une prise de risque dictée par des choix qui n'incombent pas au producteur de lait, qu'en outre, l'article 1386-8 du Code civil prévoit une responsabilité solidaire entre le producteur et celui qui incorpore le produit défectueux, que, concernant le préjudice, son montant doit être réduit dans les proportions retenues dans l'expertise, qu'il ne doit pas être mis à leur charge le prix du lait vendu et les frais d'analyses et qu'elles ne doivent prendre en charge que la contamination de la citerne n° 3 correspondant à 10 646 litres de lait et 1 416 kg de reblochon produits.

La SCEA Les Voirons et la Compagnie Groupama demandent à la Cour de dire que les articles 1386-1 et suivants du Code civil n'ont pas à s'appliquer entre professionnels, de requalifier l'action, de la déclarer irrecevable comme forclose sur le fondement de l'article 1648 du Code civil, à titre subsidiaire de dire que la demanderesse a contribué à la survenance de son dommage et de la condamner en conséquence à supporter 71,15 % de son dommage et à leur payer une indemnité de 3 000 euro au titre de l'obligation de plaider.

Motifs de la décision

Sur le fondement juridique de l'action

Attendu qu'en application de l'article 1386-1 du Code civil, 'le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime' ; que, selon l'article 1386-3 du même Code, est un produit tout bien meuble y compris les produits du sol, de l'élevage ;

Que la SCEA Les Voirons qui agit à titre professionnel et produit du lait a la qualité de producteur au regard de l'article 1386-6 du Code civil ;

Que le fabriquant subissant un dommage causé par un produit défectueux est fondé à invoquer les dispositions des textes précités pour obtenir l'indemnisation de son préjudice ;

Que l'action de la SAS La fromagerie de La Tournette fondée sur les textes ci-dessus invoqués, est donc recevable et n'est pas atteinte par la prescription de 3 ans prévue par l'article 1386-17 du Code civil ;

Sur la responsabilité

Attendu qu'un producteur de lait est tenu de livrer un lait exempt de germes susceptibles de le rendre impropre à la fabrication ; qu'en application de l'article 1386-9, il appartient à la SAS La fromagerie de La Tournette de prouver le dommage qu'elle allègue, le défaut affectant le lait de la SCEA Les Voirons et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ;

Qu'il n'est pas contesté que les reblochons fabriqués le 12 juin 2004 avec le lait collecté le 11 juin précédant se sont révélés impropres à la consommation en raison d'une contamination élevée en staphylocoques établie par les analyses internes à l'entreprise et confirmée par le laboratoire agréé Lidal et le laboratoire de l'agence française de sécurité sanitaire des aliments et que les fromages ont été enlevés pour destruction le 5 août 2004 ;

Que la contamination a été détectée par le laboratoire interne de la société Fromagère de Savoie lors de l'analyse du lait prélevé sur une cuve et provenant du tank n°2 ; que ce résultat a entraîné l'analyse des prélèvements effectués sur les citernes et chez les producteurs permettant de remonter jusqu'au lait produit par la SCEA Les Voirons ;

Que la SCEA Les Voirons, s'appuyant sur les conclusions du docteur Brouillet, expert de la Compagnie Groupama, soutient que ces résultats d'analyse ne lui sont pas opposables en l'absence de leur caractère contradictoire et de confirmation par un laboratoire agréé ; que, cependant, la SAS La fromagerie de La Tournette a respecté précisément les procédures d'analyse obligatoires prévues par la réglementation de la profession ; que les professionnels doivent se conformer à des mesures de contrôle instaurées par les programmes PROST et ARALIS concernant la maîtrise de la contamination sanitaire du lait en staphylocoques et en listeria dans les filières fromagères au lait cru des Savoie ; que cette procédure s'impose à tous les professionnels concernés même en l'absence d'un contrat écrit entre le producteur et le fabriquant ;

Que le respect de ce cahier des charges permet de retenir la véracité des résultats qui ont été communiqués à la SCEA Les Voirons et à l'expert de la Compagnie Groupama et qui ont été confirmés par le Lidal ;

Que la contamination par staphylocoques du lait provenant de la SCEA Les Voirons est donc établie ainsi que le lien de causalité entre cette contamination et le dommage subi par la SAS La fromagerie de La Tournette du fait de la destruction des reblochons fabriqués avec ce lait ; que la responsabilité de la SCEA Les Voirons est engagée ;

Attendu qu'il y a lieu d'écarter l'application de l'article 1386-8 du Code civil qui prévoit, en cas d'incorporation d'un produit défectueux dans un autre, la responsabilité solidaire du producteur de la partie composante et de celui qui a réalisé l'incorporation ; qu'en l'espèce, le fromage s'obtient par le traitement du lait et non par l'incorporation du lait dans un autre produit, excluant la notion d'incorporation visée par ce texte ;

Attendu qu'il ne peut être imposé l'attente des résultats des analyses des prélèvements qui ne peut se faire qu'en laboratoire dans un délai de 48h, pour procéder à la fabrication des reblochons, le lait cru nécessitant d'être traité dans les 24h de la collecte ; qu'une telle contrainte de fabrication, non contestée, est incontournable et s'impose à toute la filière ;

Attendu, en revanche, que, s'il est matériellement et économiquement peu concevable d'imposer la collecte du lait de chaque producteur dans des citernes séparées, il apparaît, comme le fait valoir la SCEA Les Voirons, que le mélange d'un grand litrage de lait dans un même tank constitue une prise de risque élevée permettant la contamination d'une quantité très importante de lait par la livraison d'un petit producteur, soit comme en l'espèce la contamination de 35 725 litres par 338 litres collectés chez un seul producteur et mélangés dans une citerne ayant collecté 10 646 litres ; qu'une contenance moins élevée des tanks limiterait les conséquences dommageables ;

Que si le processus choisi par la SAS La fromagerie de La Tournette s'explique techniquement et financièrement au niveau organisationnel, le risque ainsi pris lié au fonctionnement de l'entreprise ne peut incomber dans la filière professionnelle concernée au seul producteur de lait et doit être partagé entre celui-ci et le fabriquant de reblochon ;

Que la contamination du lait ayant pour origine le lait produit par la SCEA Les Voirons et l'importance des quantités concernées résultant du mélange de ce lait dans un tank de grande contenance par la SAS La fromagerie de La Tournette, ces deux sociétés doivent être déclarées responsables chacune pour moitié des conséquences dommageables de la contamination ;

Sur le préjudice

Attendu que l'indemnisation du préjudice doit être fixée sur la base du procès-verbal de constatations relatives aux causes et circonstances et à l'évaluation des dommages signé par les experts désignés par les assureurs des deux parties ;

Que le montant de ces dommages s'élève ainsi à 27 344 euro (marchandises contaminées, frais de destruction et frais d'analyses du LIDAL) ; que les sommes supplémentaires réclamées par la SAS La fromagerie de La Tournette ne sont pas justifiées par les pièces produites et ne peuvent être prises en compte;

Que la SCEA Les Voirons et la Compagnie Groupama doivent être condamnées in solidum à payer à la SAS La fromagerie de La Tournette la somme de 13 672 euro avec intérêts au taux légal à compter de ce jour ;

Que la capitalisation des intérêts sollicitée ne peut qu'être accordée dans les conditions prévues par l'article 1154 du Code civil ;

Attendu qu'il paraît équitable de laisser à la charge de chacune des parties l'ensemble des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, par arrêt contradictoire, après en avoir délibéré conformément à la loi, Confirme le jugement déféré en sa disposition ayant déclaré recevable l'action de la SAS La fromagerie de La Tournette sur le fondement des articles 1386-1 et suivants du Code civil, L'infirme pour le surplus, Statuant à nouveau, Déclare la SCEA Les Voirons et la SAS La fromagerie de La Tournette responsables chacune pour moitié des conséquences dommageables de la contamination, Condamne in solidum la SCEA Les Voirons et la Compagnie Groupama à payer à la SAS La fromagerie de La Tournette la somme de 13 672 euro avec intérêts au taux légal à compter de ce jour, Ordonne la capitalisation des intérêts dans les conditions prévues par l'article 1154 du Code civil, Déboute les parties du surplus de leurs demandes, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne in solidum la SCEA Les Voirons et la Compagnie Groupama aux entiers dépens de première instance et d'appel, ces derniers étant distraits au profit de la SCP Forquin Remondin, Avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.