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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 12 juin 2012, n° 11-22371

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Sushi Shop Developpement (SAS)

Défendeur :

Raphaël (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bourquard

Conseillers :

Mmes Taillandier, Maunand

Avocats :

Mes Couturier, Berguig, Amico, Veil, SCP Fisselier & Ass

T. com. Paris, du 8 déc. 2011

8 décembre 2011

La SAS Sushi Shop Developpement qui exploite une chaîne de restaurants de spécialités japonaises et reproche à la SARL Raphaël, exploitant elle-même un restaurant japonais casher dénommé " Carat Sushi " à Paris 16ème, 216 avenue de Versailles, des actes de concurrence déloyale et de parasitisme, a fait assigner celle-ci aux fins de voir cesser lesdits actes en référé devant le président du Tribunal de commerce de Paris, lequel, par ordonnance du 8 décembre 2011, a dit n'y avoir lieu à référé et à application de l'article 700 du Code de procédure civile et a mis les dépens à la charge de la demanderesse.

Appelante de cette décision, la SAS Sushi Shop Developpement, par conclusions déposées le 19 janvier 2012, demande à la cour de l'infirmer, de dire et juger qu'en s'inspirant étroitement de la présentation de sa carte et de ses créations culinaires, qu'en copiant les mentions légales de son site Internet et ses conditions générales de vente en ligne, la SARL Raphaël a commis des actes de concurrence déloyale à son préjudice, à titre subsidiaire, de dire et juger qu'en s'inspirant étroitement de la présentation de sa carte et de ses créations culinaires, qu'en copiant les mentions légales de son site Internet et ses conditions générales de vente en ligne, la SARL Raphaël a commis des actes de parasitisme à son préjudice, par conséquent, d'interdire à la SARL Raphaël d'imprimer et de distribuer sa carte imitant illicitement la sienne, de lui interdire de proposer à la vente des créations culinaires dont la recette et/ou l'appellation s'inspirent des siennes, d'ordonner à la SARL Raphaël de retirer de son site Internet les mentions légales et les conditions générales de vente en ligne de la SAS Sushi Shop Developpement et de condamner la SARL Raphaël à lui payer une somme de 30 000 euro à titre de dommages et intérêts provisionnels outre celle de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Par conclusions déposées le 11 avril 2012, la SARL Raphaël a sollicité la confirmation de l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions et la condamnation de la SAS Sushi Shop Developpement à lui payer la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

SUR CE, LA COUR

Considérant que la SAS Sushi Shop Developpement fait valoir que Carat Sushi s'est inspirée à la fois du concept de Sushi Shop mais également des différents éléments qui composent son identité visuelle et culinaire (sa carte, ses recettes...) ainsi que de son fonds de commerce (ses conditions générales de vente, les mentions légales de son site Internet), à tel point que ces emprunts, qui ne sont pas le fait du hasard, sont illicites, que la SARL Raphaël a copié sa carte dans les plus petits détails, que dans sa globalité, sa carte est unique et ne ressemble pas aux menus habituels des restaurants japonais, que l'intimée a usurpé certaines de ses créations originales, que si elle-même ne prétend pas disposer de droits d'auteur sur celles-ci, leur copie, associée aux autres agissements de Carat Sushi, démontre clairement l'intention de la SARL Raphaël de se placer dans son sillage, que cette dernière a reproduit dans son menu des appellations commerciales inventées par Sushi Shop ainsi que les conditions générales de vente de Sushi Shop et n'a pas craint de reprendre ses mentions légales sur son site Internet sans prendre la peine de supprimer le nom de Sushi Shop, que l'intimée a, en outre, adopté un numéro de téléphone quasiment identique, qu'elle invoque un trouble manifestement illicite constitué par une faute commise au sens de l'article 1382 du Code civil pouvant indifféremment être qualifiée de " concurrence déloyale " ou de " parasitisme ", que la distinction opérée par le juge des référés entre concurrence déloyale et parasitisme est factice, que la volonté de Carat Sushi de se placer dans son sillage est démontrée, que sa taille est indifférente, que le fait que l'intimée soit un restaurant casher également, qu'elle n'en fait d'ailleurs pas un argument de vente et que les deux sociétés s'adressent à la même clientèle ;

Considérant que la SARL Raphaël répond que la SAS Sushi Shop Developpement est dans l'incapacité d'établir la moindre perte de clientèle suite à l'ouverture de Carat Sushi puisque ce petit restaurant de quartier ne saurait faire de concurrence déloyale à une multinationale qui dispose de dix-huit restaurants à Paris, que les menus de Sushi Shop sont dépourvus d'originalité, que ses " créations " se retrouvent dans de nombreux restaurants japonais ou de " fusion food ", que l'appelante ne saurait revendiquer aucun droit sur des appellations commerciales parfaitement courantes en restauration, que suite à la signification de l'ordonnance, elle a fait retirer de son site Internet les conditions générales de vente et les mentions légales litigieuses, que la demande de l'appelante à cet égard n'a plus d'objet, que son numéro de téléphone lui a été attribué par son opérateur téléphonique et que la demande de provision se heurte à des contestations sérieuses, les conditions de sa responsabilité délictuelle n''étant pas remplies ;

Considérant que le principe de la liberté de commerce et de l'industrie consacré par les lois des 2 et 17 mars 1791 a pour conséquence directe la liberté des entreprises de rivaliser entre elles afin de conquérir et de retenir la clientèle ; que s'il n'est donc, par principe, pas interdit à une entreprise d'attirer vers elle un client et de le détourner d'un concurrent, le démarchage de la clientèle d'un concurrent, considéré comme une pratique commerciale normale, devient toutefois fautif lorsque son auteur enfreint les usages commerciaux et agit de façon déloyale ; que la concurrence déloyale obéit, en l'absence de dispositions légales spéciales, aux principes généraux de la responsabilité civile édictés par les articles 1382 et 1383 du Code civil ;

Considérant que s'il n'appartient pas au juge des référés mais au juge du fond de statuer sur l'existence ou non d'actes de concurrence déloyale ou de parasitisme, il peut, en revanche, aux termes de l'article 873 alinéa 1er du Code de procédure civile, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Que le dommage imminent s'entend du " dommage qui n'est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer " et le trouble manifestement illicite résulte de " toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit " ;

Qu'il s'ensuit que pour que la mesure sollicitée soit prononcée, il doit nécessairement être constaté, à la date à laquelle la cour statue et avec l'évidence qui s'impose à la juridiction des référés, l'imminence d'un dommage, d'un préjudice ou la méconnaissance d'un droit, sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines, qu'un dommage purement éventuel ne saurait donc être retenu pour fonder l'intervention du juge des référés ; que la constatation de l'imminence du dommage suffit à caractériser l'urgence afin d'en éviter les effets ; qu'en matière commerciale, la preuve est libre ;

Considérant, en l'espèce, que Sushi Shop est un réseau de vente de sushis et de makis livrés à domicile, à emporter ou à déguster sur place disposant de nombreuses boutiques-restaurants, majoritairement franchisées, en France et à l'étranger ; que l'enseigne, créée en 1998, compte dix-huit établissements à Paris dont deux dans le 16ème arrondissement ;

Considérant que la SARL Raphaël, créée le 7 avril 2011, exploite de son côté un fonds de commerce de restauration rapide, plats à emporter et sur place, livraison et traiteur sous l'enseigne Carat Sushi situé également dans le 16ème arrondissement ;

Considérant que Sushi Shop, se positionnant dans le haut de gamme, présentent ses produits culinaires pour l'année 2011-2012 sur une carte de format carré, 24,5 cm x 22 cm, en papier cartonné glacé sur fond noir (pièce 3-2) ; que chaque type de produit y est présenté sur deux pages : un produit en gros plan sur celle de gauche et l'ensemble de ses déclinaisons sur celle de droite ; que cette présentation, ainsi que l'ont relevé les articles de presse versés aux débats par l'appelante, est particulièrement soignée ;

Considérant que de son côté, la SARL Raphaël présente également ses produits culinaires sur une carte de format carré, 24,5 cm x 22,5 cm, en papier cartonné glacé sur fond noir ; que chaque type de produit est aussi présenté sur deux pages : un produit en gros plan sur celle de gauche et l'ensemble de ses déclinaisons sur celle de droite ; que cette présentation toute aussi soignée que celle de Sushi Shop s'en inspire manifestement ; que c'est vainement que l'intimée soutient que la carte de l'appelante serait dépourvue de tout caractère original ; que son originalité doit s'apprécier, en effet, non pas en fonction de chaque élément pris isolément (format, fond noir, papier de haut grammage glacé, présentation des produits) mais de leur combinaison ; que l'intimée ne verse à cet égard aux débats aucune pièce démontrant que cette combinaison serait couramment utilisée par d'autres opérateurs sur le marché du sushi et autres spécialités culinaires japonaises pour la présentation à la vente de leurs produits ; que force est de constater qu'elle a repris l'ensemble des éléments caractéristiques de la carte de l'appelante ;

Considérant que si c'est vainement que cette dernière lui reproche d'avoir copié certains de ses produits tels que " California roll thon spicy " " Concombre cheese " et " Tulip ikura " alors qu'elle ne justifie pas en être le créateur original et que les recettes de cuisine ne font l'objet d'aucune protection, d'utiliser des appellations commerciales telles que menu "Old School " composé de sushis saumon et de " California rolls " saumon avocat alors que ces expressions sont couramment utilisées en restauration ainsi qu'en témoignent les recherches sur Internet faites par l'intimée (pièces 6 et 7) ainsi que d'avoir un numéro téléphonique proche du sien alors que l'opérateur téléphonique de la SARL Raphaël atteste lui avoir attribué celui-ci sans critère de choix des chiffres autre que sa " mnémonicité ", la SAS Sushi Shop Developpement établit, en revanche, par le constat d'huissier en date du 21 octobre 2011 qu'elle verse aux débats (pièce 8) que la SARL Raphaël a reproduit sur son site internet www.caratsushi.fr les conditions générales et les mentions légales de vente de son propre site Internet www.sushishop.eu en y laissant même le nom Sushi Shop Developpement ;

Considérant que si postérieurement à l'ordonnance entreprise, la SARL Raphaël a fait modifier ses conditions générales et mentions légales et supprimer la référence à Sushi Shop Developpement sur son site Internet ainsi qu'il résulte du procès-verbal de constat d'huissier endate du 24 novembre 2011 qu'elle produit (pièce 8), la copie servile d'origine confirme néanmoins sa volonté d'imiter l'appelante ;

Considérant que la similitude de sa carte avec celle de la SAS Sushi Shop Developpement est de nature à entraîner une confusion dans l'esprit d'une clientèle normalement avertie ; qu'il importe peu que les deux sociétés soient de taille très différente et que l'intimée n'exploite qu'un seul restaurant dans le 16ème arrondissement parisien dès lors que l'appelante est également présente dans celui-ci ; que le caractère déloyal de cet acte de concurrence a l'évidence exigée en référé ; qu'il constitue un trouble manifestement illicite ; qu'il convient dès lors de faire droit à la demande de l'appelante tendant à voir interdire à l'intimée d'imprimer et de distribuer sa carte imitant la sienne ; qu'en revanche, sa demande tendant à voir interdire de proposer à la vente des créations culinaires dont la recette et/ou l'appellation s'inspirent des siennes sera rejetée pour les motifs développés plus haut ; qu'il en sera de même de sa demande tendant à voir retirer du site Internet de l'intimée ses mentions légales et conditions générales de vente qui est devenue désormais sans objet ;

Considérant qu'aux termes de l'article 873 alinéa 2 du Code de procédure civile, le président du tribunal de commerce, statuant en référé, peut dans le cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, accorder une provision au créancier ; que la hauteur de la provision susceptible d'être ainsi allouée n'a d'autre limite que celui du montant de la dette alléguée ;

Considérant qu'aux termes de l'article 1315 du Code civil, c'est à celui qui réclame l'exécution d'une obligation de la prouver et à celui qui se prétend libéré de justifier le payement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation ;

Considérant que si la faute délictuelle de l'intimée n'est pas sérieusement contestable, l'appelante ne verse, en revanche, aucune pièce propre à établir le préjudice subi du fait tant de l'imitation toujours actuelle de sa carte que de l'imitation passée de ses conditions de vente et mentions légales quant à l'atteinte portée à son image et à ses investissements qu'elle invoque ; que s'il existe un risque de détournement de clientèle, aucune perte avérée n'est pour autant démontrée ; que sa demande provisionnelle de dommages et intérêts se heurte, dans ces conditions, à une contestation sérieuse ; qu'elle sera rejetée ;

Considérant que SARL Raphaël, qui succombe, supportera les entiers dépens et versera à la SAS Sushi Shop Developpement la somme précisée au dispositif du présent arrêt au titre des frais irrépétibles ;

Par ces motifs, LA COUR, Infirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions et statuant à nouveau : Interdit à la SARL Raphaël d'imprimer et de distribuer sa carte imitant celle de la SAS Sushi Shop Developpement ; Dit n'y avoir lieu en référé à statuer sur les autres demandes ; Condamne SARL Raphaël à verser à la SAS Sushi Shop Developpement la somme de 5 000 (cinq mille) euro au titre de l'application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la SARL Raphaël aux entiers dépens d'appel incluant le coût du procès-verbal de constat du 19 octobre 2011 et dit que ceux d'appel seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.