CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 31 août 2012, n° 12-01773
PARIS
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
L'Equipe (SNC), Aujourd'hui Sport (SAS), Le Parisien Libéré (SNC), Editions P. Amaury (SA), Amaury Medias (SAS)
Défendeur :
Rapporteure de l'Autorité de la concurrence
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Apelle
Avocats :
Mes Olivier, Gunther
Par note en date du 10 décembre 2008, le Conseil de la concurrence, devenu depuis l'Autorité de la concurrence, a été saisi par la société Le Journal du Sport de pratiques anti-concurrentielles sur le marché de la presse quotidienne sportive.
Le 4 mai 2009, la rapporteure du Conseil de la concurrence a saisi le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Bobigny pour être autorisée à pratiquer des opérations de visites et de saisies dans les locaux des sociétés du groupe Amaury aux fins d'établir si ces dernières se livrent à des pratiques prohibées par l'article L. 420-2 du Code du commerce par un abus de position dominante à l'encontre du journal " le 10Sport.com ".
Le juge des libertés et de la détention a autorisé lesdites visites par ordonnance du 12 mai 2009.
Sur commission rogatoire de ce juge, le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre a désigné, par ordonnance en date du 13 mai 2009, les agents de police judiciaire pour effectuer les opérations de visites et de saisies dans les entreprises ayant leurs locaux à Boulogne-Billancourt.
Les opérations de visites et de saisies ont eu lieu le 19 mai 2009 au sein des sociétés suivantes, toutes sociétés du groupe Amaury : Aujourd'hui Sport, Le Parisien Libéré, Les Editions P. Amaury, Amaury Medias, et l'Equipe.
Le 25 mai 2009, ces sociétés ont formé un recours à l'encontre desdites opérations.
Par ordonnance en date du 17 juin 2010, le Premier président de la Cour d'appel de Paris a infirmé l'ordonnance autorisant les visites et saisies domiciliaires et ordonné la restitution des pièces saisies et ce aux motifs que la mesure autorisée par le juge n'apparaît pas "proportionnée à l'atteinte faite aux libertés". Par six ordonnances du même jour, le Premier président a annulé les visites et saisies pratiquées dans les locaux des six sociétés susvisées.
Suite à un pourvoi de l'Autorité de la concurrence, la Cour de cassation a, le 11 janvier 2012, cassé et annulé en toutes ses dispositions chacune de ces ordonnances.
C'est l'objet de la présente procédure.
Par conclusions signifiées le 14 juin 2012, chacune de ces sociétés a demandé au Premier président :
1) à titre principal,
- de dire que les opérations de visite et de saisie sont illicites au regard des dispositions des articles 6 § 1 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, L. 450-4 du Code du commerce et 66-5 de la loi du 31 décembre 1971,
- en conséquence, d'annuler dans leur intégralité les opérations de visite et de saisie effectuées dans chacune des sociétés,
- d'annuler les procès-verbaux du 19 mai 2009,
- d'ordonner la destruction des pièces et scellés visés dans la pièce n° 3, aucune copie ou original ne pouvant être utilisés par l'Autorité de la concurrence,
2) à titre subsidiaire,
- de dire que les saisies de supports informatiques et les éditions de fichiers dans le cadre des opérations de visite et de saisie effectuées le 19 mai 2009 sont illicites au regard des dispositions des articles 56 et 56-2 du Code de procédure pénale, en conséquence,
- d'annuler la saisie des supports informatiques et des éditions de fichiers (listés en annexe 3 des conclusions), aucune copie ou original ne pouvant être utilisés par l'Autorité de la concurrence,
- d'ordonner la restitution par destruction des pièces et scellés de la saisie des supports informatiques et des éditions de fichiers (listés en annexe), aucune copie ou original ne pouvant être utilisés par l'Autorité de la concurrence,
3) à titre infiniment subsidiaire,
- de dire que les saisies des documents couverts par le secret des correspondances avocat-clients et des documents personnels ou manifestement hors du champ de l'enquête identifiés sur chacun des inventaires des PC d'Aurore Amaury (scellé n° 9) et de M. Hormain (scellé n° 7) dans le cadre des opérations de visite et de saisie effectuées le 19 mai 2009 sont illicites au regard des dispositions des articles 56 et 56-2 du Code de procédure pénale, en conséquence,
- d'annuler la saisie des documents papiers et supports informatiques listés,
- d'ordonner la restitution par destruction des documents papiers et supports informatiques listés.
Par conclusions en date du 21 mai 2012, l'Autorité de la concurrence a demandé au Premier Président de rejeter les demandes des sociétés requérantes.
Sur ce
Considérant que les procédures ont été enrôlées sous les n° 12-1773, 12-1776, 12-1779, 12-1782, 12-1784 et 12-1790 ; que, dans le souci d'une bonne administration de la justice, il convient d'ordonner la jonction de ces dossiers qui ont le même objet ;
Considérant que les sociétés requérantes soutiennent que certains documents saisis sont des correspondances entre leurs conseils et chacune d'entre elles et protégés en tant que tels et ce même s'il y a eu absence de divulgation de la part de l'Autorité de la concurrence ;
Considérant que force est de constater toutefois qu'en la présente instance l'Autorité de la concurrence n'est pas opposée à la restitution des dits documents listés par les sociétés du groupe Amaury en ce qui concerne les fichiers informatiques et les scellés du Parisien côtes 77 à 82, 83 à 87, 98 à 100 (saisies papier) ;
Que ne se pose donc pas la question de savoir si les correspondances avocat-client sont ou non insaisissables par leur nature, mais de déterminer si de telles saisies doivent entraîner l'annulation de toutes les opérations de saisie ou simplement la restitution des pièces saisies concernant uniquement les relations clients-avocats ;
Considérant que les sociétés du groupe Amaury soulèvent, du fait de la saisie de documents confidentiels, une inégalité des armes, l'Autorité de la concurrence n'ayant pu que prendre connaissance du contenu des pièces saisies, comme le démontrent d'ailleurs ses écritures ;
Considérant que le fait que certaines pièces ont été saisies alors qu'elles étaient confidentielles ne remet pas pour autant en cause la validité de la saisie des messageries elle-même à partir du moment d'une part où il a été vérifié préalablement que ces messageries, formant un tout indissociable, contenaient pour partie des éléments en rapport avec l'enquête, ce qui n'est pas sérieusement contesté, d'autre part que l'Autorité de la concurrence ne peut utiliser ces pièces à l'encontre des sociétés requérantes pour quelque raison que ce soit ;
Qu'il n'y a donc aucune inégalité des armes qui justifierait l'annulation de la totalité des pièces saisies alors que certaines pièces saisies entrant dans le champ de l'enquête ne pouvaient qu'être régulièrement saisies ; que le fait que des mails protégés par le secret aient été saisis ne procède pas d'une recherche délibérée par les rapporteurs de saisir des correspondances étrangères à leur mission mais dépend uniquement du caractère composite du contenu des fichiers de messagerie qui comportent chacun plusieurs centaines de messages et d'autre part de la nécessité de ne pas altérer le contenu des messageries, la copie des messageries en totalité constituant une garantie de fiabilité des opérations ;
Que la restitution par destruction qui ménage l'ensemble des intérêts en présence constitue la sanction la plus adaptée, les droits des sociétés saisies étant préservés puisque l'Autorité de la concurrence ne peut absolument pas faire état de ces pièces ;
Que, pour la moralité des débats, il convient d'ajouter que le fait d'admettre un tri sélectif pendant les opérations de saisie entraînerait des opérations de plusieurs jours qui paralyseraient les entreprises et donc auraient un effet fortement néfaste sur leur économie ;
Considérant que les sociétés requérantes font valoir en second lieu que les opérations de visite et de saisie sont irrégulières comme ayant été effectuées en violation du principe fondamental des sources journalistiques [sic] ;
Considérant que force est de constater d'une part qu'il s'agit là d'un motif de contestation sur la régularité de l'ordonnance d'autorisation, ce qui n'est pas le sujet du présent débat, d'autre part que la protection du droit au secret des sources n'est pas en cause dans la présente instance, sauf à admettre que les entreprises de presse, de par leur seule nature, seraient exonérées de toutes visites domiciliaires face à des présomptions de pratiques anti-concurrentielles, ce qui n'est pas envisageable ; que les sociétés saisies ont bénéficié de toutes les garanties auxquelles elles avaient droit, le juge des libertés et de la détention ayant lui-même supervisé l'ensemble des opérations de visite et de saisie afin de s'assurer que le respect du secret des sources n'était pas atteint ; que le juge des libertés et de la détention n'a été à aucun moment saisi d'une quelconque difficulté et ce malgré le fait qu'en présence de contestations il peut à tout moment suspendre ou arrêter les opérations de visite et de saisie ; qu'il était loisible aux sociétés requérantes de saisir le juge et ce même si ce dernier ne pouvait se trouver en même temps dans l'ensemble des locaux visités, étant rappelé que les opérations de visite, mises à part certaines dispositions, obéissent aux règles du droit civil ;
Considérant que l'Autorité de la concurrence est libre par ailleurs, à ce stade de la procédure, d'utiliser les moyens de preuve qui lui semblent le plus adéquats ;
Que s'agissant d'informations par nature confidentielles, seules des opérations de visites domiciliaires pouvaient permettre d'appréhender ces documents s'ils existent ;
Qu'il n'y a là aucune disproportion que l'ampleur des pièces saisies ne peut justifier à elles seules ;
Considérant que les sociétés requérantes font valoir par ailleurs que toutes les dispositions n'ont pas été prises en vue de prévenir toutes modifications du fichier et/ou du contenu du disque dur avant tout passage sur l'ordinateur du corps d'enquête ; qu'elles en tirent comme conséquence qu'il ne peut être déduit de ces saisies que les empreintes numériques sont intègres et authentiques ; qu'elles produisent en ce sens une expertise amiable de M. Bittan, expert informatique auprès de la Cour de cassation ; que M. Bittan mentionne " Au plan technique, la mise en œuvre du logiciel Encase ne permet pas d'empêcher toute opération d'écriture sur les supports investigués. Seul un dispositif matériel dénommé "bloqueur en écriture" permettrait d'empêcher toute opération d'écriture sur les supports investigués. Or la mise en œuvre d'un tel équipement n'est mentionnée dans aucun procès-verbal. Il est techniquement avéré que les représentants de l'Autorité de la concurrence n'ont pas mis en œuvre et ne sont pas susceptibles d'avoir mis en œuvre un dispositif interdisant l'écriture des données " ;
Considérant qu'il est constant toutefois que les représentants des sociétés visitées ont participé à l'ensemble des opérations de saisie ; que les visites et saisies se sont déroulées sous la supervision d'un magistrat, que le déroulement des opérations de visite a été décrit dans les procès-verbaux signés par les parties et par le juge ;
Que le fait qu'il incombe à l'entreprise saisie d'établir la réalité de la protection invoquée ne constitue pas une rupture dans l'égalité des armes alors que copie a été remise à la partie saisie des documents appréhendés ; que les allégations de l'expert amiable sont contredites par le procès-verbal des opérations de visite qui mentionne "Nous avons gravé sur CD Rom ou DDR vierge non réinscripitible des fichiers informatiques issus de cet ordinateur et avons finalisé la gravure afin d'interdire tout ajout, retrait ou modification de son contenu" et a authentifié numériquement tous les fichiers saisis ; que l'Autorité de la concurrence justifie par ailleurs la création de nouveaux fichiers par les nécessités des transferts opérés sans qu'il soit toutefois démontré une altération des données concernées en elles-mêmes, les sociétés requérantes se contentant de suppositions ;
Que l'expert consulté par les sociétés requérantes qui soutient que les enquêteurs n'auraient pas pris toutes les précautions permettant de garantir l'intégrité et l'authenticité des données saisies n'a pas assisté aux opérations de visite et de saisie ; qu'aucune altération n'est démontrée ; que les changements d'heure invoqués s'expliquent par le fait que les saisies s'étendant sur plusieurs sites, l'Autorité de la concurrence était dans l'impossibilité d'étudier tous les ordinateurs à la même heure ;
Qu'enfin, les éditions papier des fichiers informatiques sont intervenues sous le contrôle du juge ; que les impressions réalisées figurent dans les inventaires papier permettant ainsi de les individualiser facilement ;
Considérant que les sociétés requérantes reprochent une sélection massive ; que force est de rappeler que trois ordinateurs ont été fouillés alors que 31 bureaux ont été visités et que plusieurs centaines de fichiers ont été saisis alors qu'ils en contenaient des milliers ; que les saisies informatiques ont été ciblées ; que les saisies informatiques ne sont intervenues que lorsqu'il a été constaté la présence de documents entrant dans le champ de l'autorisation ; qu'il a été procédé à la sélection et à la copie des seuls fichiers qui apparaissaient pour partie utiles à l'enquête ; qu'à ce stade de la procédure, aucune disposition légale n'impose à l'Autorité de la concurrence de dévoiler les mots-clés qui peuvent comporter des renseignements encore confidentiels pour identifier les documents saisis ; que la non-divulgation de ces mots-clés ne saurait porter atteinte aux droits de la défense dès lors que l'entreprise est en mesure de connaître le contenu des données appréhendées ;
Considérant que l'article L. 450-4 du Code de commerce n'exclut pas par ailleurs du champ des documents pouvant faire l'objet d'une saisie ceux qui seraient personnels ; que les parties s'accordent pour que soient restituées par destruction les fichiers et messages listés en annexe 1, les fichiers signalés "personnel" en annexe 2-1 et le fichier signalé "privé" de l'annexe 2-2.;
Considérant qu'il ne saurait être enfin fait reproche à l'Autorité de la concurrence d'avoir refusé de restituer les pièces saisies avant l'audience, ces dernières devant être gardées jusqu'à ce qu'une décision soit définitive ; que les sociétés requérantes ne peuvent en aucun cas subir aucun préjudice puisque l'Autorité de la concurrence ne peut absolument pas en faire état ; Considérant que les parties requérantes, parties succombantes, doivent les dépens.
Par ces motifs : Ordonnons la jonction des procédures n° 12-1773, 12-1776, 12-1779, 12-1782, 12-1784 et 12-1790. Déboutons les sociétés requérantes de leurs demandes tendant à voir dire que les opérations de visite et de saisie sont illicites au regard des dispositions des articles 6 § 1 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, L. 450-4 du Code de commerce et 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 ainsi que de leurs demandes d'annulation de l'intégralité des opérations de visite. Déboutons les sociétés requérantes de leurs demandes tendant à voir dire que les saisies des supports informatiques effectuées le 19 mai 2009 sont illicites au regard des dispositions des articles 56 et 56-2 du Code de procédure pénale ainsi que sur leur demande d'annulation de la saisie des supports informatiques et des éditions de fichiers. Ordonnons, sur l'accord de l'Autorité de la concurrence, la restitution des saisies papier suivantes : - scellé n° 9 du Parisien - côtes n° 77 à 82, - scellé n° 9 du Parisien -côtes n° 83 à 87, - scellé n° 9 du Parisien - cotes n° 88 à 90 et sa copie, dès que la présente décision sera devenue définitive. Annulons les saisies couvertes par le secret des correspondances avocat-client et des documents personnels ou manifestement hors du champ de l'enquête identifiés sur chacun des inventaires des PC de Mme Aurore Amaury et de M. Jean Hormain dans le cadre des opérations de visite et de saisie effectuées le 19 mai 2009. En conséquence, ordonnons la restitution par destruction des fichiers et messages listés en annexe 1, des fichiers signalés "personnel" en annexe 2-1 et du fichier signalé "privé" de l'annexe 2-2. Disons que l'Autorité de la concurrence ne pourra faire état d'aucune de ces pièces listées à quel moment que ce soit et pour quelque raison que ce soit. Condamnons les sociétés requérantes aux dépens de la présente instance.