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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 14 septembre 2012, n° 12-00249

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Figaro (SAS)

Défendeur :

Prisma Media (SNC), Mondadori Magazines France (SAS), Marie-Claire Album (SA), Les Publications Conde Nast (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bouly de Lesdain

Conseillers :

Mmes Chandelon, Saint-Schroeder

Avocats :

Mes Pellerin, Kamkar, Segard, Choffel, Parleani, Desmure, Boccon-Gibod, Fauchoux

CA Paris n° 12-00249

14 septembre 2012

Considérant que la société du Figaro a régulièrement relevé appel d'un jugement rendu le 16 décembre 2011 par le Tribunal de commerce de Paris qui a :

- écarté l'exception d'incompétence soulevée par la société du Figaro au profit des juridictions de l'ordre administratif et s'est déclaré compétent,

- condamné la société du Figaro à payer aux sociétés Prisma Media, Mondadori Magazines France, Marie-Claire Album et Les Publications Conde Nast (ci-après les sociétés intimées) la somme de 100 000 F chacune de dommages-intérêts au titre de la concurrence déloyale,

- débouté les sociétés intimées de leurs demandes tendant à :

* faire interdiction de publier, diffuser, offrir à la vente le format pocket du magazine Madame Figaro de façon autonome en ce que cela fait perdre au magazine Madame Figaro sa qualité de supplément depuis le 4 mars 2011,

* subsidiairement, faire interdiction à la société du Figaro de bénéficier des avantages fiscaux et postaux liés à cette qualité de supplément ce, sous astreinte de 500 000 euro pour nouveau numéro du magazine Madame Figaro,

* faire interdiction à la société du Figaro de se prévaloir dans le cadre de la publication, de la diffusion et de l'offre à la vente du magazine Madame Figaro de la qualité de supplément dudit magazine dès lors qu'un magazine identique ou quasi-identique du magazine Madame Figaro se poursuit de façon autonome tout au long de la semaine, sous astreinte de 500 000 euro ;

Considérant que la société du Figaro demande à la cour de :

In limine litis, à titre principal,

- constater que le litige a pour objet de contester et de remettre en cause les avantages fiscaux et postaux dont bénéficie la société du Figaro pour la diffusion de Madame Figaro pocket et de Madame Figaro en qualité de supplément du quotidien le Figaro,

- constater que les avantages fiscaux et postaux en cause résultent d'actes administratifs individuels émanant de la CPPAP ou des administrations fiscales et postales dont l'interprétation et l'appréciation relève de la compétence exclusive des juridictions administratives,

- constater que le jugement déféré, pour asseoir la compétence du Tribunal de commerce de Paris, s'est livré une interprétation des actes administratifs rendus par la commission,

- en conséquence, infirmer le jugement déféré et se déclarer incompétente,

Sur le fond, à titre subsidiaire,

- constater que les éléments de différenciation existants entre Madame Figaro pocket et Madame Figaro ont été apportés par la société du Figaro pendant la phase d'instruction de ses demandes d'agrément devant la CPPAP et afin de répondre aux souhaits exprimés par celle-ci,

- constater que la CPPAP a jugé suffisant ces éléments de différenciation lors de sa séance 4 juin 2011 dans le cadre des avis favorables définitifs qu'elle a rendu,

- constater que le rappel de cet aspect de la réglementation faite par la CPPAP ne constitue pas une condition au caractère favorable de ses avis subordonnée à l'apport d'éléments de différenciation supplémentaire,

En conséquence, infirmer le jugement rendu et débouter les sociétés intimées de leurs demandes,

- à titre subsidiaire encore, constater que la demande d'indemnités des sociétés intimées, fondée sur une perturbation du marché publicitaire, repose sur des données de marché inexactes et ne présente,

En tout état de cause, aucun lien de causalité avec les faits dénoncés et constater que la demande d'interdiction se heurte, d'une part, aux principes régissant la liberté de la presse et, d'autre part, à la séparation des pouvoirs des ordres judiciaire et administratif ;

Considérant que les sociétés intimées concluent, pour leur part, à la confirmation du jugement déféré sauf, par réformation, à faire droit à leurs demandes d'interdiction et à porter à 500 000 euro chacune, à parfaire, à titre de dommages-intérêts pour la parution du magazine identique ou quasi-identique au magazine Madame Figaro vendu indépendamment du quotidien d'information le Figaro du 4 mars 2011 au 21 octobre 2011 et à verser à chacune d'entre elles 15 625 euro à titre de dommages-intérêts pour chaque parution du magazine depuis le 21 octobre 2011 ;

Considérant que les sociétés intimées concluent à la confirmation du jugement déféré sauf en ce qu'il les a déboutées de leurs demandes d'interdictions en conséquence,

- ordonner à la société du Figaro de cesser toute publication du format pocket du magazine Madame Figaro de façon autonome en ce que cela a fait perdre au magazine Madame Figaro sa qualité de supplément depuis le 4 mars 2011 et ce, sous astreinte de 200 000 euro par nouveau numéro,

- faire interdiction à la société du Figaro de publier de façon autonome une version identique ou quasi-identique au magazine Madame Figaro sous astreinte de 200 000 euro,

- à titre subsidiaire, faire interdiction à la société du Figaro de se prévaloir dans le cadre de l'avant du magazine Madame Figaro de la qualité de supplément,

- lui faire interdiction de bénéficier des avantages fiscaux et postaux liés à cette qualité sous astreinte de 200 000 euro,

En tout état de cause,

- condamner la société du Figaro à payer à chacune des sociétés intimées une somme de 500 000 euro chacune sauf à parfaire à titre de dommages-intérêts pour la parution de magazines identiques ou quasi-identiques au magazine Madame Figaro vendu indépendamment du quotidien d'information le Figaro entre le 4 mars et le 21 octobre 2011, date de plaidoiries de première instance et à 15 625 euro chacune pour chaque parution du magazine depuis le 21 octobre 2011 ;

Considérant que les sociétés intimées considèrent ce magazine Madame Figaro pocket comme la réplique exacte ou quasi-exacte du supplément Madame Figaro qui paraît le samedi, lequel perdrait de ce fait la qualité de "supplément" et les avantages fiscaux et postaux légalement attachés au statut des suppléments ; qu'au surplus, ce nouveau magazine place le titre Madame Figaro en position de concurrence déloyale et entraîne une rupture de l'équilibre général du marché de la presse féminine haut de gamme ; que la société du Figaro estime, au contraire, que les deux magazines sont différents, autonomes et destinés à un public différent ;

SUR CE,

Considérant que depuis le 4 mars 2011, la société du Figaro publie un magazine dénommé Madame Figaro pocket disponible toute la semaine dans les kiosques, dès le vendredi, au prix de 1 euro ;

Considérant que dans le droit de la presse, le "supplément" se définit à partir des articles D 18, D 19-2, D 20 et D 27 du Code des Postes et des Communications Électroniques, 72 alinéa 1, 72-7° du Code Général des Impôts qui disposent que "le supplément" d'un journal ne peut être vendu séparément, qu'il doit porter la mention "supplément" en page de couverture avec l'indication du titre auquel il se rattache, que son tirage ne peut excéder celui des publications dont il constitue un supplément et qu'il ne peut, en outre, voyager séparément dans le réseau postal ;

Considérant que par décision du 30 juin 2011, la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse (CPPAP) a décidé "de renouveler l'agrément de la publication le Figaro pour une durée de cinq ans. Il est précisé que la notification de cette décision sera assortie d'un rappel sur la nécessité de veiller à ce qu'une différenciation soit opérée dans le contenu du supplément Madame Figaro avec celui de la publication Madame Figaro pocket" ;

Considérant que la cour qui est saisie d'un litige civil de concurrence déloyale se borne, en toute indépendance, à constater l'existence de cette décision sans avoir à l'interpréter et sans être tenue par ses motifs ;

Considérant, factuellement, que les numéros de Madame Figaro et de Madame Figaro pocket se présentent de façon identique ou quasi-identique : les couvertures offrent la même image ou le portrait d'un même personnage dans deux versions différentes, Madame Figaro pocket comportant un cahier de 11 pages insignifiantes et placé en fin de revue ;

Considérant qu'il apparaît, en réalité, que la société du Figaro a poursuivi la réalisation de Madame Figaro pocket exactement dans l'esprit qui avait été annoncé dans un communiqué de presse du 7 mars 2011 et qui décrivait le lancement du Madame Figaro au format pocket de la façon suivante :

"Dès le 4 mars, pour son supplément spécial mode (324 pages), Madame Figaro lance son format pocket qui sera désormais en vente chaque vendredi à un 1euro, prix de lancement Madame Figaro pocket dont le contenu éditorial ne change pas sera indépendant de Madame Figaro et restera en vente toute la semaine du vendredi au jeudi (...). Madame Figaro pocket devrait séduire de nouvelles lectrices : des femmes jeunes - actives - et CSP qui ont acheté le magazine lors des marchés tests réalisés en novembre dernier Madame Figaro poursuit sa mue. À partir d'aujourd'hui, il se décline en version pocket qui restera en kiosque pendant toute la semaine alors que la version grand format restera intégrée au pack du week-end avec le Figaro, le Figaro magazine et tv magazine (...)" ;

Considérant que les premiers juges ont, ainsi, à juste titre, estimé qu'en agissant de cette manière et en s'affranchissant des règles édictées par la loi, la société du Figaro avait provoqué une rupture d'égalité entre concurrents et commis une faute constitutive d'une concurrence déloyale qui a porté préjudice aux revues éditées par les sociétés intimées dans des conditions d'autant plus évidentes que Madame Figaro pocket sort en kiosque le vendredi (pour Madame Figaro avec le pack Figaro, le samedi), pour un prix faible et à destination d'une clientèle identique ou quasiment identique à celle des sociétés intimées (mode, beauté, etc. (...) ;

Considérant que la société du Figaro estime que les sociétés intimées n'ont subi aucun préjudice pour les es faits desquels le quotidien est poursuivi en concurrence déloyale ;

Considérant que les sociétés intimées évaluent leurs préjudices à partir de l'avantage financier supposé de la société du Figaro entre le 4 mars 2011 et le 31 décembre 2011 comme suit :

- 1 326 000 euro de chiffre d'affaires publicitaire supplémentaire,

- 1 033 419,20 euro d'avantages postaux,

- 1 525 079 euro de chiffre d'affaires de la vente de Madame Figaro pocket,

= 3 884 498,20 euro ;

Considérant que la société du Figaro ne peut cependant être condamnée au titre de la concurrence déloyale caractérisée par la mise sur le marché de Madame Figaro pocket qu'en réparation du préjudice directement lié à la faute commise ;

Considérant qu'en se plaçant sur la même clientèle que celle des intimées, la société du Figaro leur a nécessairement causé un préjudice ; que ce préjudice résulte, pour les sociétés intimées, de la perte des recettes publicitaires et de la privation des bénéfices nets tirés des prix de vente au numéro ;

Qu'au regard des pièces produites, la Cour dispose d'éléments d'appréciation suffisants pour confirmer le jugement déféré en ce qui concerne le montant des préjudices subis par chacune des sociétés intimées y compris jusqu'à la date de l'arrêt ;

Considérant que la cour ne peut ni interdire la publication de Madame Figaro pocket à raison du principe de la liberté de presse ni interdire à ce journal de bénéficier des avantages fiscaux et postaux liés à la qualité de "supplément" à raison du principe de la séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires ;

Par ces motifs : Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ; Condamne la société du Figaro à payer à chacune des sociétés intimées 20 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de leurs autres demandes ; Condamne la société du Figaro aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.