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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch., 25 octobre 2012, n° 11-07808

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Thévenin Ducrot Distribution (SAS)

Défendeur :

de Carrière (ès qual.), Kursar Pneus (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Simon

Conseillers :

MM. Fohlen, Prieur

Avocats :

SCP Latil Penarroya-Latil Alligier, SCP Badie Juston, SCP De Saint Ferreol, Touboul, Mes Roubinet, Sadourny, Benhamou

T. com. Salon-de-Provence, du 11 mars 20…

11 mars 2011

La SARL Kursar Pneus exploite, depuis le mois d'août 2006, une station-service à l'enseigne "Garage Riviera" à La Ciotat (13) exploitée sous le panonceau/marque "Fina" appartenant à la société Total. Elle a pour fournisseur unique de carburants et d'huiles moteur la SAS Distribution Thévenin et Ducrot. Les conditions de règlement des livraisons de carburants étaient selon les produits de 20 à 30 jours après facturation. Le 16 octobre 2009, la SAS Distribution Thévenin et Ducrot a avisé la SARL Kursar Pneus que le paiement des fournitures de carburants serait désormais au comptant, sauf pour la SARL Kursar Pneus à fournir une caution à hauteur de 30 000 euro afin de revenir aux conditions de paiement initiales. La commande passée, le 19 octobre 2009, pour une livraison le 26 octobre 2009, par la SARL Kursar Pneus n'a pas été honorée. La SARL Kursar Pneus a fait l'objet d'une liquidation judiciaire immédiate, le 2 novembre 2009, sur déclaration de l'état de cessation des paiements du 29 octobre 2009, Me Vincent de Carrière étant désigné en qualité de liquidateur judiciaire.

Par jugement contradictoire en date du 11 mars 2011, le Tribunal de commerce de Salon-de-Provence a condamné la SAS Distribution Thévenin et Ducrot à payer à Me Vincent de Carrière, ès qualités, la somme de 15 000 euro à titre de dommages-et-intérêts sur le fondement de l'article L. 442-6 I alinéa 5 du Code de commerce (modification des conditions de vente et rupture brutale du contrat d'approvisionnement) au titre d'une demande faite à hauteur de 80 000 euro, outre une somme de 2 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La SAS Distribution Thévenin et Ducrot a régulièrement fait appel de ce jugement dans les formes et délais légaux.

Vu les dispositions des articles 455 et 954 du Code de procédure civile dans leur rédaction issue du décret n° 98-1231 en date du 28 décembre 1998.

Vu les conclusions récapitulatives de la SAS Distribution Thévenin et Ducrot en date du 24 octobre 2011 tendant à faire juger :

- que la pratique commerciale veut que les détaillants indépendants s'approvisionnent auprès de plusieurs grossistes en faisant jouer la concurrence sur les prix, or le recours à la mise en concurrence ôte à une relation commerciale son caractère de permanence au sens de l'article L. 442-6 I alinéa 5 du Code de commerce visant des "relations établies" et lui donne un caractère précaire, c'est la seule SARL Kursar Pneus qui a décidé, hors tout contrat-cadre et convention écrite, de s'approvisionner de manière exclusive auprès du même fournisseur pour des quantités sans cesse décroissantes, l'article L. 442-6 I alinéa 5 du Code de commerce n'a pas vocation à régir la situation existante entre un détaillant ayant une entière liberté et un grossiste,

- que les conditions de la rupture des relations commerciales sont exclusives de toute faute de la part du fournisseur * qui avait un motif légitime de ne plus livrer la SARL Kursar Pneus aux conditions initiales et de proposer une modification des conditions de règlement (la SARL Kursar Pneus présentait un risque avéré d'insolvabilité manifesté par deux incidents de paiements et lourd de conséquences pour le fournisseur) et * qui a mis fin au contrat sans "brutalité" (il a été proposé à la SARL Kursar Pneus de fournir une caution en contrepartie du maintien des conditions initiales et elle disposait, dans un délai de 13 jours, de possibilités réelles d'approvisionnement auprès de 12 autres grossistes), la SARL Kursar Pneus ne peut se plaindre d'une situation d'exclusivité ou de dépendance dans laquelle elle s'est elle-même placée,

- subsidiairement, que le délai donné était suffisant s'agissant de produits courants et d'accès facile si bien qu'il n'existe aucun préjudice et en outre les bases et modalités de calcul retenues par les premiers juges sont erronées ;

Vu les conclusions responsives n° 1 de Me Vincent de Carrière, ès qualités en date du 12 septembre 2011 tendant à faire juger :

- que l'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I alinéa 5 du Code de commerce est caractérisée et ne dépend pas de la régularisation d'un contrat ou d'un contrat-type, ni du caractère exclusif de la relation, ni de la possibilité de négocier à chaque opération le prix des carburants ou de recourir à une mise en concurrence entre plusieurs fournisseurs, ni du fait qu'elle (la SARL Kursar Pneus) a choisi de s'approvisionner auprès d'un grossiste unique,

- que l'article L. 442-6 I alinéa 5 du Code de commerce "couvre" la situation commerciale et économique qui s'est instaurée entre les deux sociétés dès lors qu'il existe un courant d'affaires continu, d'une certaine importance et d'une certaine intensité donnant à penser qu'elle s'installait dans une certaine pérennité,

- que la rupture est brutale sans respect d'un préavis suffisant (celui de 13 jours invoqué par la SAS Distribution Thévenin et Ducrot étant notoirement insuffisant et que les deux incidents de paiement qui sont invoqués en sont pas susceptibles de constituer un motif dès lors qu'ils ont été régularisés aussitôt (le premier étant antérieur de 9 mois à la rupture) et que le seul spectre qui a été agité de l'insolvabilité est insuffisant),

- que le préjudice "financier et économique" s'établit à 80 000 euro correspondant à une moyenne sur les deux exercices complets (2007 et 2008) de 12 mois de marge brute ;

L'ordonnance de clôture de l'instruction de l'affaire a été rendue le 14 septembre 2012.

Attendu que la SARL Kursar Pneus s'est approvisionnée, depuis le 1er août 2006, en carburants et huiles uniquement auprès de la SAS Distribution Thévenin et Ducrot, pour des sommes de 1 604 123 euro HT en 2007 et de 1 360 359 euro HT en 2008 en ce qui concerne les deux exercices comptables complets ; qu'il s'était instauré entre les deux sociétés une "relation commerciale établie" au sens de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce s'agissant d'un approvisionnement effectué régulièrement et périodiquement (au moins hebdomadaire), d'une manière continue (sur une période ininterrompue d'une quarantaine de mois) et concernant des quantités importantes de marchandises représentant une part prépondérante du chiffre d'affaires réalisé par la SARL Kursar Pneus (plus de 90 %) ; qu'une telle relation par son caractère stable, suivi, habituel et significatif en volume ou intensité répond à la définition légale ; qu'il est sans importance pour qualifier le courant d'affaires entre les deux sociétés de "relation commerciale établie" * qu'il ne soit pas formalisé dans un accord-cadre ou une convention écrite, * que la SARL Kursar Pneus, "pompiste indépendant", non liée par des engagements d'exclusivité puisse recourir, lors de la passation de chacune des commandes, à la concurrence qui, selon la SAS Distribution Thévenin et Ducrot, serait extrêmement active dans le secteur de la vente en gros des carburants, et * que la SARL Kursar Pneus ait commis une erreur de gestion en choisissant un fournisseur unique, sans mise en concurrence au risque de ne pas obtenir un meilleur prix pour les produits pétroliers qu'elle achetait ;

Attendu que le courant d'affaires existant entre les deux sociétés porte sur la fourniture des mêmes produits à des conditions identiques de commandes (téléphoniques), de livraison (court délai) et paiement (à 20 ou 30 jours à partir de leur livraison selon la nature des produits) ; que ce courant d'affaires ne s'analyse donc pas comme une succession de contrats indépendants ; que le fait que la SARL Kursar Pneus n'a pas usé de la faculté de recourir à la concurrence entre plusieurs fournisseurs n'interfère pas sur la qualification objective de la relation d'affaires qui a été stable, suivie et portant sur un volume significatif de marchandises, ce qui donnait raisonnablement à penser à la SARL Kursar Pneus que la relation établie se poursuivrait ;

Attendu que la SAS Distribution Thévenin et Ducrot pouvait mettre fin à la relation commerciale établie moyennant le respect d'un délai de prévenance suffisant, conformément à l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ; que l'appréciation de la durée du délai de préavis à respecter obéit un seul critère légal ; que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dans sa dernière rédaction, applicable ne fait référence qu'à la durée de la relation commerciale établie, sans égard pour d'autres critères qui étaient antérieurement pris en considération (tel celui de l'état de dépendance économique dans lequel une partie au contrat résilié peut se trouver à l'égard de l'autre) ; qu'en considération de cet unique critère et de l'existence de relation commerciale établie d'une durée de plus de trois années, il y a lieu de considérer que le délai de prévenance suffisant devant être respecté par la SAS Distribution Thévenin et Ducrot était de quatre mois ;

Attendu que la SAS Distribution Thévenin et Ducrot a mis fin unilatéralement et brutalement à la relation commerciale établie, après avoir tenté d'imposer sans motif avéré, une modification des conditions de règlement qui étaient en vigueur depuis l'origine de la relation ; que la SAS Distribution Thévenin et Ducrot n'avait pas invoqué à l'appui de la modification qu'elle voulait imposer, des craintes liées à l'insolvabilité de son client ou des incidents de paiement ; que, dans son courrier en date du 16 octobre 2009, elle vise uniquement "les résultats décevants de l'exercice 2008" pour imposer un paiement comptant "à partir de ce jour" ou pour revenir au statu quo ante, elle exige la constitution d'une caution de 30 000 euro ; que le 19 octobre 2009, la SAS Distribution Thévenin et Ducrot a signifié à la SARL Kursar Pneus qu'elle ne livrerait pas les produits commandés pour le 26 octobre 2009 puisqu'elle "n'était plus en mesure d'accorder à la SARL Kursar Pneus ses anciens délais de règlements" ; que le motif de résiliation invoqué tardivement par la SAS Distribution Thévenin et Ducrot et tenant à des incidents de paiement n'est pas fondé, s'agissant d'un seul incident survenu en janvier 2009 et régularisé aussitôt et "d'un dysfonctionnement administratif" de la banque de la SARL Kursar Pneus, reconnu comme tel par la Banque elle-même concernant le traitement d'une lettre de change au début du mois d'octobre 2009 ; que la rupture totale de la relation commerciale établie a été prononcée par la SAS Distribution Thévenin et Ducrot à effet immédiat ensuite de son refus non justifié par un manquement avéré de la SARL Kursar Pneus, d'approvisionner la SARL Kursar Pneus ; que la SAS Distribution Thévenin et Ducrot n'a accordé aucun préavis à la SARL Kursar Pneus pour permettre à celle-ci de rechercher un ou plusieurs fournisseurs en remplacement de celui qui lui faisait brutalement défaut et, éventuellement, de réorienter son activité exercée à l'aide de cinq ou six salariés ;

Attendu que le préjudice réparable, qui est consécutif à la rupture, est celui résultant du seul caractère brutal de celle-ci et non pas celui résultant de la rupture elle-même ; qu'il était loisible à la SAS Distribution Thévenin et Ducrot de mettre fin à la relation commerciale établie, même sans énonciation de motifs, mais à la seule condition de respecter un certain délai de prévenance ; que le préjudice s'analyse en la perte du gain que la SARL Kursar Pneus pouvait escompter pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé ; que le montant des dommages et intérêts sera fixé en considération de la marge brute escomptée pendant la durée du préavis de quatre mois ; que cette marge brute doit être calculée sur la moyenne des marges brutes dégagées au cours des deux derniers exercices comptables complets (2007 et 2008), soit, selon les indications de Me Vincent de Carrière, ès qualités, tirées des documents comptables, une moyenne annuelle de marge brute de 80 000 euro ; que les dommages et intérêts seront fixés à 26 700 euro arrondis, (soit 80 000 euro : 12 X 4) ; que Me Vincent de Carrière, ès qualités, ne fait pas état d'autres chefs de préjudice indemnisables ;

Attendu que l'équité commande de faire application de l'article 700 du Code de procédure civile ; que la partie tenue aux dépens devra payer à l'autre, en cause d'appel, une somme de 3 000 euro au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;

LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, prononcé par sa mise à disposition au greffe de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence à la date indiquée à l'issue des débats, conformément à l'article 450 alinéa 2 du Code de procédure civile, Reçoit l'appel de la SAS Distribution Thévenin et Ducrot comme régulier en la forme. Au fond, confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, sauf à porter le montant des dommages et intérêts à 26 700 euro. Y ajoutant, condamne la SAS Distribution Thévenin et Ducrot à porter et payer à Me Vincent de Carrière, ès qualités, la somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, en cause d'appel. Condamne la SAS Distribution Thévenin et Ducrot aux entiers dépens de l'instance, conformément aux articles 696 et 699 du Code de procédure civile, avec, le cas échéant, s'ils en ont fait la demande, le droit pour les représentants des parties de recouvrer directement contre la (ou les) partie(s) condamnée(s) ceux des dépens dont ils ont fait l'avance sans avoir reçu provision.