CA Orléans, ch. soc., 25 octobre 2012, n° 12-00466
ORLÉANS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lucet
Défendeur :
École Privée d'Esthétique de Touraine (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Velly
Conseillers :
Mme Paffenhoff, M. Lebrun
Avocats :
Mes Cottereau, Lefrancois
RÉSUMÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
M. Frédéric Lucet a saisi le Conseil de prud'hommes de Tours de plusieurs demandes à l'encontre de la SARL École Privée d'Esthétique de Touraine, pour le détail desquelles il est renvoyé au jugement du premier décembre 2010, la cour se référant aussi à cette décision pour l'exposé des demandes reconventionnelles et des moyens initiaux.
Il a obtenu :
- 26 000 euro d'heures supplémentaires
- 2 600 euro de congés payés afférents
- la remise des documents induits sous astreinte.
Il a été condamné à payer à l'École :
- 27 euro 58 pour l'utilisation indue des points de fidélité Orange
- 217 euro 10 de frais de déplacement
- 784 euro 44 de trop-perçu de congés payés, en deniers ou quittances.
Le jugement a été notifié à M. Lucet le 10 décembre 2010.
Il en a fait appel le 24 décembre 2010.
DEMANDES ET MOYENS DES PARTIES
Il demande :
- 63 554 euro 17 d'heures supplémentaires
- 6 355 euro 42 de congés payés afférents
- 23 028 euro d'indemnité pour travail dissimulé
- 2 934 euro 51 de salaire pendant la mise à pied conservatoire
- 293 euro 45 de congés payés afférents
- 11 514 euro 72 de préavis
- 1 151 euro 48 de congés payés afférents
- 16 792 euro d'indemnité de licenciement
- 50 000 euro de dommages-intérêts pour licenciement infondé
- la remise d'un certificat de travail, de bulletins de paie et de l'attestation Pôle Emploi rectifiés selon la décision, sous astreinte de 100 euro par jour
- 2 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Il réclame le rejet des prétentions adverses, sauf les 784 euro 44 de trop-perçu sur congés payés.
Pour l'exposé de son argumentation, la cour se réfère à ses conclusions, soutenues oralement.
La société fait appel incident pour obtenir, outre les 27 euro 58 et les 784 euro 44 :
- le débouté intégral de son adversaire
- 1 524 euro 90 de remboursement de frais
- 2 600 euro en remboursement de 2 billets d'avion
- 8 300 euro pour le remplacement de l'outil informatique
- 2 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Pour l'exposé de son argumentation, la cour se réfère à ses conclusions, soutenues oralement.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Eu égard aux dates ci-dessus, les appels, principal et incident, sont recevables.
La SARL École Privée d'Esthétique de Touraine (ci-après l'Epet) a pour activité l'enseignement dans le domaine de l'esthétique et de la cosmétique, conduisant à l'obtention des diplômes d'État correspondants.
Elle engage M. Lucet le 10 octobre 1990.
À l'origine professeur, il est, depuis 1997, directeur pédagogique.
En plus de ses heures payées par l'État en application d'un contrat d'association, il est payé par l'Epet sur la base de 120 heures par mois.
Il est licencié le 5 décembre 2008.
LES DEMANDES DE M. LUCET
LES HEURES SUPPLÉMENTAIRES ET CONGÉS PAYÉS AFFÉRENTS
En la matière, la preuve est partagée, chaque partie devant fournir au juge les éléments lui permettant de former sa conviction.
C'est toutefois au salarié de commencer par produire ceux de nature à étayer sa demande.
La période litigieuse va de février 2004 inclus à octobre 2008 inclus.
Il convient d'en distinguer 3.
DE FÉVRIER 2004 À AVRIL 2006
M. Lucet ne fournit qu'un décompte annuel de son temps (2004, 2005, premier quadrimestre 2006).
Il résulte toutefois d'une attestation régulière de Mme Pecasteinas, comptable puis secrétaire à l'époque, que, comme les autres salariés, il remettait ses feuilles d'heures, qui servaient à établir les bulletins de paie.
C'est de façon gratuite que la société conteste sa crédibilité au motif, non justifié, qu'elle aurait "participé aux tentatives de détournement de clientèle".
En outre l'existence de ces feuilles est avérée à compter de mai 2006.
La société est donc en possession de documents permettant de connaître précisément le temps déclaré à l'époque.
Le 19 novembre 2009, le salarié l'a sommée de les produire.
Cette réclamation est restée lettre morte.
Ainsi l'employeur refuse de produire des pièces utiles à la solution du litige.
Si l'on ajoute que le nombre d'heures alors réclamé est cohérent avec celui tel qu'il résulte des feuilles de présence à compter de mai 2006, le salarié produit des éléments, alors que la société, qui en a de plus précis, refuse de les communiquer.
Les éléments du salarié sont plus convaincants que ceux de l'employeur.
Ces heures ont été faites avec l'accord implicite de la dirigeante Mme Legatelois qui était sur place.
La cour entérine le calcul présenté, pour 33 411 euro.
DE MAI 2006 À JUIN 2007
M. Lucet produit des feuilles de présence mensuelles détaillant, tant le matin que l'après-midi, son heure d'arrivée et son heure de départ.
La société ne produit rien, se bornant à des critiques sur la période postérieure (voir ci-après).
La cour entérine le décompte tel qu'il découle de ces feuilles de présence mensuelles.
Il en ressort des heures supplémentaires non majorées et majorées pour un montant qui sera évalué à 20 000 euro.
DE SEPTEMBRE 2007 (RIEN N'EST RÉCLAMÉ EN JUILLET ET AOÛT, MOIS DE VACANCES) À OCTOBRE 2008
Il est établi qu'à compter de cette date, M. Lucet s'occupait de façon assidue de l'Ifom Cofap de Nantes, une école dont il avait racheté les parts et qui avait une activité partiellement semblable.
Si l'on compte les temps de déplacement pour s'y rendre, et celui consacré à la gestion à distance de cette deuxième école (téléphone, mails), il était matériellement impossible que le salarié puisse consacrer plus de 120 heures par mois à l'Epet.
Cette période sera écartée.
Au total, il est dû 33 411 plus de 20 000 égale 53 411 euro, les congés payés étant de 5 341 euro 10.
LE TRAVAIL DISSIMULÉ
Il existe lorsque, de façon intentionnelle, l'employeur mentionne sur les bulletins de paie un nombre d'heures inférieur à celui effectivement réalisé.
Ici, par la remise des feuilles de présence mensuelles, et par sa présence sur place pour diriger l'Epet, Mme Legatelois avait une parfaite connaissance de ce que M. Lucet faisait en réalité, de février 2004 à juin 2007, un nombre d'heures très supérieur aux 120 heures mentionnées sur ses bulletins de paie (il n'a jamais perçu d'heures complémentaires ou supplémentaires).
Le travail dissimulé est caractérisé.
L'indemnité est due, pour un montant justifié et non contesté de 23 028 euro.
LE LICENCIEMENT
Le salarié est licencié pour faute grave le 5 décembre 2008.
La longueur de la lettre de rupture ne permet pas de la reprendre intégralement.
Elle comporte 4 griefs dont les 3 premiers sont amplement détaillés :
- utilisation des éléments appartenant a l'Epet au profit de l'établissement Ifom Cofap de Nantes
- confusion volontairement entretenue entre l'établissement de Nantes et l'établissement de Tours
- utilisation à des fins personnelles d'éléments appartenant à l'école de Tours
- commande sans autorisation, le 22 octobre 2008, de t-shirts pour 759 euro.
LES MOYENS DE PROCÉDURE
LA PRESCRIPTION
En raison des mots "à lui seul" de l'article L. 1332-4, lorsque l'employeur reproche plusieurs fautes, aucune n'est prescrite si la dernière ne l'est pas.
Tel est bien le cas : le dernier grief est du 22 octobre 2008 alors que la convocation à l'entretien préalable est du 7 novembre 2008.
En outre, la prescription ne commence à courir qu'à compter du jour où il a connaissance des faits, ce qui s'entend d'une connaissance exacte et complète.
Or, si la société avait auparavant une connaissance parcellaire et approximative des faits, ce n'est que lorsqu'elle a analysé les rapports qui ont été établis le 7 novembre 2008 par les huissiers commis dans les conditions ci-après qu'elle en a eu une connaissance exacte et complète.
Pour ces 2 raisons, ce moyen sera écarté.
LA NULLITÉ DES MOYENS DE PREUVE
Elle est d'abord fondée sur un procédé illicite car contraire au secret des correspondances, la société ayant fait procéder par une société d'informatique privée à un audit de ses ordinateurs.
Or l'employeur peut prendre connaissance des données contenues dans le matériel informatique professionnel de son salarié, dès lors qu'elles ne sont pas identifiées comme personnelles.
C'est le cas : aucune donnée recherchée et trouvée n'était identifiée comme personnelle.
Il invoque ensuite un non-respect des pouvoirs d'enquête du juge.
S'il demande que le rapport remis par les huissiers commis par les présidents des tribunaux de commerce de Tours et de Nantes soit écarté, il conteste en réalité la validité de ces ordonnances au regard du principe invoqué.
Tout d'abord, selon l'article 496 du Code de procédure civile, la seule voie de recours contre une ordonnance sur requête à laquelle il a été fait droit est d'en référer au juge qui l'a rendue, en l'occurrence les présidents des tribunaux de commerce précités.
De toute façon, en donnant à des huissiers la mission de collecter des éléments et de recueillir et consigner les propos de la requérante, de M. Lucet et de la société Eskape (et non de les interroger), les présidents n'ont pas délégué leur pouvoir d'enquête (qui serait ailleurs celui de la juridiction ultérieurement saisie au fond).
Enfin l'expert qui a analysé les données recueillies n'a pas méconnu l'article 278 du Code de procédure civile au double motif qu'il ne s'applique qu'aux expertises judiciaires et que c'est l'article 278-1 qui serait en réalité applicable.
Ces moyens de procédure sont mal fondés.
LE FOND
C'est encore à tort que l'appelant soutient que la notion de concurrence déloyale ne saurait exister entre 2 établissements d'enseignement privé sous contrat.
Il suffit de constater que l'Epet et l'école de Nantes sont 2 sociétés commerciales dont la spécialité est en partie la même (à celle de Nantes une centaine d'élèves choisissent la filière esthétique), le nombre et l'excellence des élèves ayant une incidence certaine sur leurs résultats.
L'UTILISATION DES ÉLÉMENTS DE L'EPET AU PROFIT DE L'ÉCOLE DE NANTES
LE TUNNEL DIT "VPN"
Il lui est reproché d'avoir fait installer par la société Eskape un tunnel reliant les systèmes informatiques des 2 écoles qui en plus, contrairement à ce qu'il soutient, ne servait pas qu'à la synchronisation de son agenda dans chaque école.
Il est établi par les pièces recueillies par l'huissier et analysées par l'expert informatique que, nonobstant l'emploi de 2 termes différents (VPN et SSH),
M. Lucet a bien fait installer par une société extérieure un tunnel informatique entre les 2 écoles qui permettait à celle de Nantes de capter des informations contenues dans le système de celle de Tours.
L'installation de ce système permettant une telle possibilité est par elle-même fautive.
En outre l'expert ajoute que, contrairement à ce que soutient le salarié, ce tunnel a été utilisé non seulement pour coordonner son agenda, mais aussi pour d'autres applications (saisie à distance des notes des professeurs sur le site de Nantes).
L'expert a ensuite relevé que :
- l'école de Tours a développé un système de gestion des notations des élèves basé sur un réseau complexe de feuilles de calcul Excel reliées entre elles par des éléments de type hypertexte, représentant un travail considérable, repris sans grandes modifications sur le site de Nantes
- des documents de présentation commerciale appartenant à l'école de Tours ont été réutilisés sur le site de Nantes, sans autorisation, et des documents de prospection commerciale en matière de collecte de taxe professionnelle créés à Tours ont été ou seront en passe d'être utilisés sur Nantes.
Les contestations de M. Lucet ne résistent pas à ces constatations objectives.
LE PARTENARIAT AVEC LA CHINE
Il est ensuite reproché une modification d'un contrat de l'Epet avec la Chine sans en informer la direction, pour permettre son détournement au profit de l'école de Nantes.
Le contrat de 2005 n'était conclu qu'avec l'Epet.
Dans le nouveau contrat du 19 janvier 2007, il est question de l'Epet "and all Company représented by Frédéric Lucet".
Il résulte de l'attestation de Monsieur Sully que quand il a été demandé au partenaire chinois, Mme Chan, qui a demandé cette modification, elle a répondu que c'était M. Lucet.
Il avait à cette date l'intention de reprendre l'école de Nantes et il préparait donc ainsi une extension de ce partenariat à sa future école.
Il a effectivement mis en œuvre ce partenariat entre l'école de Nantes et la Chine, et, sur la présentation du voyage, il a utilisé une photo où apparaît Mme Legatelois et des élèves de l'Epet.
Il a ainsi utilisé des éléments de l'Epet au bénéfice de sa propre structure, ce qui est un comportement déloyal.
LA CONFUSION ENTRETENUE ENTRE LES 2 ÉTABLISSEMENTS
Dans des mails à des partenaires, il utilise des termes de nature à la créer : "je dirige en France 2 grandes écoles dans le domaine de l'esthétique", "ma philosophie reste la même sur Nantes et sur Tours avec mes partenaires", "il me semble que vous n'avez pas tout à fait compris le fonctionnement de mes 2 établissements".
L'UTILISATION À DES FINS PERSONNELLES D'ÉLÉMENTS APPARTENANT À L'ÉCOLE DE TOURS
Il s'agit d'un billet d'avion offert par Air France compte tenu des voyages achetés par l'Epet qu'il aurait attribué à celle de Nantes comme lot d'une tombola.
Il se défend en soutenant que c'était un cadeau pour les voyages en Chine de l'école de Nantes, ajoutant qu'en octobre 2007 il a acheté 15 voyages en Chine prévus le 16 avril 2008.
Or la lettre de l'agence Air France de Tours du 19 décembre 2008 et lui octroyant un bon pour un voyage d'une personne dans une ville d'Europe pour sa tombola annuelle :
- est adressée à Mme Legatelois
- pour les voyages "réalisés" à notre agence en 2007.
Si l'on ajoute que l'école de Nantes n'avait aucune raison de faire faire ses voyages par l'agence Air France de Tours, ces éléments prouvent que M. Lucet a bien détourné ce billet pour la tombola de son école personnelle.
C'est une malhonnêteté caractérisée.
Il est inutile de poursuivre l'examen des autres griefs, ceux déjà retenus suffisant pour constituer une faute grave mettant obstacle à toutes les réclamations.
LES DEMANDES DE LA SOCIÉTÉ
LE TROP-PERÇU DE CONGÉS PAYÉS
Selon le jugement, M. Lucet était d'accord pour le rembourser.
Il ne demande pas l'infirmation de ce chef et ne fait aucune observation.
Cette somme ne peut qu'être confirmée.
LES 27, 58, 1 524, 90, 2 600 ET 8 300 EURO
Il s'agit de points de fidélité Orange, de frais de péage et de carburant qu'il se serait indûment octroyés, de 2 billets d'avion qu'il aurait détournés et du remplacement de l'outil informatique pour neutraliser le tunnel VPN.
Tous ces faits sont visés dans la lettre de rupture, sauf le deuxième billet d'avion.
Seule la faute lourde engage la responsabilité du salarié envers l'employeur.
Selon la lettre de rupture, tous ces éléments ne constituent qu'une faute grave.
En outre, le deuxième billet d'avion aurait été détourné en 2009, c'est-à-dire après la fin du contrat de travail.
Ces réclamations seront rejetées.
LES DOCUMENTS
Les heures supplémentaires ne sont allouées que jusqu'à juin 2007, alors que le licenciement est du 5 décembre 2008.
Il n'y a pas lieu à remise d'un certificat de travail et d'une attestation Pôle Emploi rectifiés.
Il faut simplement prévoir celle d'un bulletin de paie global pour les heures supplémentaires et congés payés afférents, sous une astreinte telle qu'indiquée au dispositif.
LES FRAIS IRREPETIBLES
Il est inéquitable que M. Lucet, qui obtient satisfaction sur certaines réclamations d'un montant non négligeable, en supporte la totalité.
Il est venu à l'audience à Orléans depuis le département 44, d'où des frais de déplacement.
Il lui sera alloué 1 500 euro.
LES DÉPENS
Ils seront partagés par moitié.
Par ces motifs : LA COUR, statuant contradictoirement et par mise à disposition au greffe, Déclare recevables les appels, principal et incident, Confirme le jugement, sauf sur les points ci-après, L'Infirmant de ce chef, et statuant à nouveau, Porte le montant : - des heures supplémentaires de 26 000 à 53 411 euro, - des congés payés afférents de 2 600 à 5 341 euro 10, Condamne la SARL École Privée d'Esthétique de Touraine à payer à M. Frédéric Lucet : - 23 028 euro de dommages-intérêts pour travail dissimulé, - 1 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'à lui remettre un bulletin de paie global pour les créances salariales ci-dessus sous astreinte provisoire de 10 euro par jour faute d'exécution 15 jours après la notification de l'arrêt, Rejette les demandes de la SARL École Privée d'Esthétique de Touraine autres que les 784 euro 44 de trop-perçu sur congés payés, Condamne chaque partie à supporter la moitié des dépens de première instance et d'appel.