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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 6 novembre 2012, n° 12-05299

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Top Diva Salon de Beauté (SARL)

Défendeur :

T Jenny's Nails (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Mme Bourquard

Conseillers :

Mmes Taillandier-Thomas, Maunand

Avocats :

Selarl Caujufi, Mes Desault, Ntsikabaka, Chérons

T. com. Créteil, du 1er mars 2012

1 mars 2012

La SARL Top Diva Salon de Beauté, dont la gérante, Mme Le, était salariée démissionnaire et cessionnaire de parts de la SARL T Jenny's Nails, exerce depuis fin 2011 dans un local mitoyen la même activité d'institut de beauté.

Lui reprochant des actes de concurrence déloyale, la SARL T Jenny's Nails l'a fait assigner devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Créteil, lequel, par ordonnance du 1er mars 2012, lui a ordonné la cessation de son exploitation dans un rayon de 2 Km autour du siège de la demanderesse pendant une durée de 5 ans, sous astreinte de 150 euro par jour de retard à compter du 15ème jour suivant la signification de l'ordonnance, et ce pendant une durée de trois mois, à l'expiration de laquelle il sera fait à nouveau droit, si besoin est, s'est réservé la liquidation de l'astreinte, a dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de dommages et intérêts provisionnels formée par la SARL T Jenny's Nails et a condamné la défenderesse à payer à celle-ci la somme de 1 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Par conclusions déposées le 25 septembre 2012, la SARL Top Diva Salon de Beauté, appelante de cette décision, demande à la cour de l'annuler et au besoin de la réformer partiellement en ce qu'elle a constaté l'existence d'un trouble manifestement illicite et ordonné la cession d'exploitation sous astreinte, de dire et juger qu'il n'y a lieu à référé, de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de dommages et intérêts provisionnels formée par la SARL T.Jenny's Nails et, à titre reconventionnel, de condamner celle-ci au paiement de la somme de 100 000 euro en réparation du préjudice subi du fait de la fermeture de son établissement, de la débouter de ses demandes et de la condamner à lui payer la somme de 4 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Par conclusions déposées le 25 septembre 2012, la SARL T Jenny's Nails demande à la cour de confirmer l'ordonnance entreprise sauf du chef du rejet de sa demande de dommages et intérêts et de condamner l'appelante à ce titre à lui verser la somme de 40 000 euro outre celle de 7 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en appel ainsi qu'aux dépens d'appel.

Sur ce, la cour

Considérant que la SARL Top Diva Salon de Beauté fait valoir que le juge des référés a violé les limites de sa saisine en ce qu'il a retenu un trouble manifestement illicite caractérisé par la concurrence déloyale alors qu'en argumentant sur l'obligation de loyauté née du contrat de travail de Mme Le et sur sa qualité d'ancienne associée lui ayant cédé ses parts, l'intimée agissait en réalité sur une inexécution d'obligations contractuelles, qu'en outre, en l'absence de toute clause de non-concurrence ou de non-rétablissement tant dans le contrat de travail que dans l'acte de cession, aucun trouble manifestement illicite ne pouvait être constaté, que le détournement de clientèle n'existe pas du seul fait de l'ouverture d'un commerce concurrent, même dans des locaux mitoyens, que dans le domaine de la prestation de service, il est admis que le départ d'un salarié puisse naturellement entraîner le départ d'une partie de la clientèle qui lui est fidèle, que la liberté d'entreprendre et d'exploiter est constitutionnellement garantie, qu'elle pratique des prix normaux, qu'elle a dû, en exécution de l'ordonnance, fermer son établissement et qu'il en résulte un préjudice définitif, certain et incontestable ;

Considérant que la SARL T Jenny's Nails répond que la présente instance ne vise aucunement à sanctionner la violation par Mme Le de son obligation de loyauté mais porte sur les actes de concurrence déloyale de l'appelante, que Mme Le, son ancienne associée et salariée, a installé sa société dans un local commercial mitoyen dans l'unique but de créer un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle qui n'est pas volatile mais faite d'habituées, qu'elle pratique des prix inférieurs pour des prestations identiques, qu'elle est ouverte sept jours sur sept alors qu'elle ne dispose d'aucune dérogation pour ouvrir le dimanche, qu'elle n'a pas satisfait aux obligations d'immatriculation incombant aux esthéticiens et qu'elle-même a constaté une baisse de son chiffre d'affaires dès le mois de novembre 2011 ;

Considérant qu'aux termes de l'article 873 alinéa 1er du Code de procédure civile, la juridiction des référés peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Que le dommage imminent s'entend du " dommage qui n'est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer " et le trouble manifestement illicite résulte de " toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit " ;

Qu'il s'ensuit que pour que la mesure sollicitée soit prononcée, il doit nécessairement être constaté, à la date à laquelle la cour statue et avec l'évidence qui s'impose à la juridiction des référés, l'imminence d'un dommage, d'un préjudice ou la méconnaissance d'un droit, sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines, qu'un dommage purement éventuel ne saurait donc être retenu pour fonder l'intervention du juge des référés ; que la constatation de l'imminence du dommage suffit à caractériser l'urgence afin d'en éviter les effets ; qu'en matière commerciale, la preuve est libre ;

Considérant, en l'espèce, qu'il résulte des pièces versées aux débats que :

- Mme Thi Hong Dieu Ngo et Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen ont créé suivant statuts en date du 2 janvier 2008 la SARL T Jenny's Nails,

- Mme Thi Hong Dieu Ngo a cédé, le 25 juin 2008, ses parts à Mmes Thu Huyen Le épouse Nguyen et Thi Ngoc Hang Ngo,

- cette société a commencé le 1er mars 2008 ses activités de " manucure, pose d'ongles, maquillage, ventes de produits de beauté, cosmétiques, hygiènes et produits accessoires au détail " et a fixé son siège social au [...],

- suivant contrat de travail en date du 1er octobre 2008, elle a engagé Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen en qualité de salariée,

- ce contrat ne comporte aucune clause de non-concurrence,

- par lettre du 1er août 2011, Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen a déclaré à la SARL T Jenny's Nails que suite à leur accord de rupture conventionnelle négociée, elle confirmait son départ à compter du 30 septembre 2011 en ayant l'intention de créer une autre société,

- par acte établi par avocat en date du 21 septembre 2011, Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen a cédé à M. Thanh Tri Truong les 75 parts qu'elle détenait sur les 100 parts composant la SARL T Jenny's Nails et ce, avec l'agrément de Mme Thi Ngoc Hang Ngo,

- cet acte ne comporte ni clause de non concurrence, ni clause de non rétablissement,

- le 30 septembre 2011, la SARL T Jenny's Nails a délivré à Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen un certificat de travail mentionnant l'avoir employée au sein de son équipe du 1er octobre 2008 au 30 septembre 2011 en qualité de manucure et indiquant qu'elle était consciencieuse et travailleuse et qu'elle lui avait rendu beaucoup de services ainsi que l'attestation employeur destinée à Pôle Emploi,

- le 20 décembre 2011, Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen a créé la SARL Top Diva Salon de Beauté dont elle est la gérante et qui a une activité d'onglerie,

- cette société dont l'activité a débuté, selon son extrait Kbis, le 1er janvier 2012 a son siège social au [...], soit à la même adresse que la SARL T Jenny's Nails,

- l'office public de l'habitat de Vitry-sur-Seine lui a, en effet, donné à bail le local mitoyen de celui de la SARL T Jenny's Nails,

- la SARL Top Diva Salon de Beauté a fait effectuer des travaux dans ce local et poser une enseigne le 16 novembre 2011, date à laquelle elle indique avoir, en réalité, ouvert son salon,

- le même jour, la SARL T Jenny's Nails s'est plainte par écrit de cette activité concurrentielle à la sienne auprès du bailleur qui lui a répondu, le 25 novembre 2011, qu'il lui avait proposé le local adjacent au sien, que son bail avait été conclu pour l'exercice d'activités de manucure, détente, relaxation, vente de produits dérivés et de bijoux fantaisie alors que celui conclu avec Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen concernait les activités d'onglerie, massages et soins corporels et que, certaines activités pouvaient être concurrentielles mais que cela faisait partie intégrante des risques de l'activité commerciale et qu'il n'avait pas à régler ce type de problème ;

Considérant que c'est dans ces conditions, que la SARL T Jenny's Nails a introduit, le 19 janvier 2012, la présente instance en référé à l'encontre de la SARL Top Diva Salon de Beauté ;

Considérant que le principe de la liberté de commerce et de l'industrie consacré par les lois des 2 et 17 mars 1791 a pour conséquence directe la liberté des entreprises de rivaliser entre elles afin de conquérir et de retenir la clientèle ; que s'il n'est donc, par principe, pas interdit à une entreprise d'attirer vers elle un client et de le détourner d'un concurrent, le démarchage de la clientèle d'un concurrent, considéré comme une pratique commerciale normale, devient toutefois fautif lorsque son auteur enfreint les usages commerciaux et agit de façon déloyale ; que la concurrence déloyale obéit, en l'absence dispositions légales spéciales, aux principes généraux de la responsabilité civile édictés par les articles 1382 et 1383 du Code civile ;

Considérant que la SARL T Jenny's Nails a fondé ses demandes devant le premier juge sur ces dispositions en invoquant des actes de concurrence déloyale ; que si elle a évoqué une obligation de loyauté à la charge de son ancienne salariée, celle-ci n'a pas été attraite personnellement dans la cause ; qu'agissant uniquement à l'encontre de la SARL Top Diva Salon de Beauté à laquelle elle n'est liée par aucun lien contractuel, son action n'a jamais eu d'autre fondement que la responsabilité délictuelle de la défenderesse ; qu'en retenant cette responsabilité, le premier juge n'a violé ni le principe de non cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, ni les limites de sa saisine ; qu'une telle violation n'entraînerait pas, en toute hypothèse, la nullité de sa décision, laquelle est soumise, par l'effet dévolutif de l'appel, au pouvoir de réformation de la cour ;

Considérant, en l'espèce, que Mme Thu Huyen Le épouse Nguyen, en sa qualité de salariée non liée par une clause de non-concurrence, est libre de concurrencer son ancien employeur ; qu'en sa qualité d'ancienne associée de celui-ci, non tenue à une obligation de non-rétablissement ou de concurrence, elle dispose de la même liberté ;

Considérant, toutefois, qu'elle a installé sa société nouvellement créée exactement à côté du local de la SARL T Jenny's Nails pour y exercer une activité similaire ; qu'en effet, si l'extrait Kbis de la SARL Top Diva Salon de Beauté ne mentionne qu'une activité d'onglerie, il résulte des pièces versées aux débats qu'elle pratiquait également les activités de manucure, maquillage, maquillage permanent, soins du visage, massage, épilation et blanchiment dentaire alors que la SARL T Jenny's Nails a aussi des activités d'onglerie, de massage, de faux ongles, d'épilations, de maquillage permanent et d'entretien du visage ; que ce local mitoyen porte, en outre, exactement la même adresse que celui de l'appelante ; que si les enseignes et décorations des deux sociétés étaient distinctes, cette proximité d'implantation avec une adresse identique était de nature à créer un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle dont les témoins de l'intimée attestent sans qu'ils puissent être tous suspectés de partialité, de complaisance ou de mentir ; que l'appelante ne saurait, pour justifier de cette installation, se contenter d'invoquer des raisons d'opportunité et de proximité avec son domicile personnel ;

Considérant, en outre, qu'il résulte des tarifs produits par les parties que la SARL Top Diva Salon de Beauté a pratiqué des prix inférieurs à ceux de la SARL T Jenny's Nails avant que celle-ci ne les réduise et ne s'aligne sur les siens ; qu'il résulte, en outre, des photographies versées aux débats par l'intimée, que la vitrine de l'appelante portait la mention suivante " prix d'ouverture ' 20 % dès 40 euro " ; qu'elle a pratiqué, en conséquence, des prix inférieurs et des prix d'appel pour attirer la clientèle, laquelle comprenait nécessairement celle de sa voisine ;

Considérant que si la SARL T Jenny's Nails a finalement réalisé au 31 décembre 2011 un chiffre d'affaires de 47 540 euro, soit en hausse par rapport à celui de 2010 qui était de 40 895 euro et celui de 2009 qui s'élevait à 41 476 euro (pièce 36 de l'appelante), il ne saurait en être déduit pour autant que l'ouverture du salon de la SARL Top Diva Salon de Beauté n'a eu aucun impact sur l'activité de l'intimée alors qu'il n'a pu se produire qu'à compter de la mi-novembre 2011 et que la SARL T Jenny's Nails justifie précisément d'une baisse de son chiffre d'affaires qui est passé de 2 892,07 euro en octobre 2011 à 2 287,60 euro en novembre 2011 alors qu'il s'élevait en novembre 2010 à 2 894,24 euro et que son résultat a été déficitaire de 3 035 euro en 2011 alors qu'il l'était 55 euro en 2010 et qu'il était bénéficiaire de 5 774 euro en 2009 ; que l'appelante ne saurait sérieusement prétendre que la baisse d'activité résulterait de son seul départ et serait sans lien avec l'ouverture de son salon ;

Considérant que la SARL Top Diva Salon de Beauté en créant un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle qu'elle a, en outre, attirée en pratiquant des prix inférieurs à ceux de sa concurrente immédiate a manifestement commis des manœuvres déloyales afin de détourner la clientèle de celle-ci ; que ces actes constituent un trouble manifestement illicite ; que c'est à bon droit, en conséquence, que le premier juge lui a ordonné la cessation de son exploitation dans un rayon de 2 km autour du siège de la demanderesse ; que la durée de 5 ans qu'il a fixée apparaît, toutefois, excessive ; qu'il y a lieu de la réduire à 2 ans ;

Considérant qu'il est justifié par l'appelante de la cessation de son activité à compter du 30 mars 2012, soit dans le mois de la décision rendue, étant ici précisé que la date de signification de celle-ci conditionnant le point de départ de l'astreinte n'est pas indiquée ; qu'elle a vendu son matériel à M. Manh Quyen Do le 23 mars 2012 ; que celui-ci est président, selon l'extrait Kbis versé aux débats par l'intimée, de la SAS Beauty's Hands, laquelle a été immatriculée le 15 mai 2012 et a commencé son activité le 11 avril 2012 dans le local libéré par l'appelante ; qu'il s'agit, cependant, d'une société distincte de la SARL Top Diva Salon de Beauté de telle sorte qu'il n'est pas établi que celle-ci continuerait son activité concurrente ; qu'à la date où la cour statue, cette activité doit être considérée comme ayant cessé ; que l'astreinte prononcée par le premier juge n'est plus dès lors justifiée ; que sa décision sera infirmée de ce chef ;

Considérant qu'il n'entre pas dans les pouvoirs du juge des référés d'allouer des dommages et intérêts tels que sollicités par l'intimée ; qu'il peut tout au plus, en application de l'article 873 alinéa 2 du Code de procédure civile, dans le cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, accorder une provision au créancier ; que la hauteur de la provision susceptible d'être ainsi allouée n'a d'autre limite que celui du montant de la dette alléguée ;

Considérant qu'aux termes de l'article 1315 du Code civil, c'est à celui qui réclame l'exécution d'une obligation de la prouver et à celui qui se prétend libéré de justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation ;

Considérant que la preuve est libre en matière commerciale ;

Considérant que la pièce 17 de l'appelante intitulée " synthèse mensuelle d'activité de votre compte-courant en euro au 30 novembre 2011 " établie par la banque BNP Paribas est, en l'état, totalement insuffisante à faire preuve de manière incontestable, en tout ou partie, du montant du préjudice qu'elle invoque ; qu'aucune provision ne peut lui être allouée dans ces conditions ; que la décision entreprise sera également confirmée de ce chef ;

Considérant que la mesure de cessation d'exploitation étant confirmée, l'appelante ne saurait obtenir réparation du préjudice en résultant pour elle ; que sa demande de dommages et intérêts sera rejetée ;

Considérant que SARL Top Diva Salon de Beauté qui succombe largement en sa voie de recours supportera les dépens d'appel et versera à la SARL T Jenny's Nails la somme complémentaire précisée au dispositif du présent arrêt au titre des frais irrépétibles exposés devant la cour ;

Par ces motifs : Confirme l'ordonnance entreprise sauf du chef de la durée de la cessation de l'exploitation et du chef de l'astreinte ; Statuant à nouveau de ces chefs ; Fixe à deux ans la cessation de l'exploitation de la SARL Top Diva Salon de Beauté dans un rayon de 2 km autour du siège de la T Jenny's Nails ; Dit n'y avoir lieu à astreinte ; Rejette tous autres chefs de demande ; Condamne la SARL Top Diva Salon de Beauté à verser à la SARL T Jenny's Nails la somme complémentaire de 3 000 (trois mille) euro au titre de l'application de l'article 700 du Code de procédure civile en appel ; Condamne la SARL Top Diva Salon de Beauté aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.