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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 14 novembre 2012, n° 09-18994

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Philippot (ès qual.), Leloup Thomas (ès qual.), Cravatatakiller (SAS), Lara Stefanel (SAS), Interfashion SpA (SA)

Défendeur :

JJCF (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Roche

Conseillers :

Mme Luc, M. Vert

Avocats :

Mes Lesénéchal, Pejout, Garnier, de la Taille, Loriaud, Bernabe, Pedone

T. com. Paris, 18e ch., du 18 juin 2009

18 juin 2009

Vu le jugement du Tribunal de commerce de Paris, du 18 juin 2009, qui a débouté les sociétés Interfashion et Cravatatakiller de leurs exceptions d'irrecevabilité, condamné les sociétés Interfashion et Cravatatakiller à payer in solidum à la société JJCF la somme de 20 000 euro pour rupture abusive des relations commerciales ainsi que la somme de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, et, sur le même fondement, condamné la société JJCF à payer à la société Lara Stefanel la somme de 2 000 euro ;

"Vu le jugement du Tribunal de commerce de Paris, du 22 octobre 2009, rendu sur requête de la société JJCF, par lequel il a assorti sa décision de l'exécution provisoire" ;

Vu l'appel interjeté le 2 septembre 2009 par la société Cravatatakiller et ses conclusions enregistrées le 19 juin 2012, tendant à faire dire nul le jugement entrepris, pour violation du contradictoire et des droits de la défense, une instance connexe étant en cours concernant les mêmes faits devant les juridictions d'Andorre, et le jugement n'ayant pas tenu compte du refus des sociétés JJCF et Interfashion d'en communiquer les pièces, et, subsidiairement, l'infirmer en ce qu'il a condamné la société Cravatatakiller, aucun refus de livrer ne lui étant imputable, et aucune relation commerciale établie n'étant démontrée entre cette société et la société JJCF au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce et enfin condamner la société JJCF à verser à la société Cravatatakiller la somme de 5 000 euro au titre des dispositions de l'article 700 Code de procédure civile ;

Vu l'appel interjeté le 18 février 2010 par la société Interfashion et ses conclusions, conjointes avec celles de la société Lara Stefanel, enregistrées le 21 juin 2010, et tendant à faire notamment infirmer le jugement entrepris, en ce qu'il a condamné la société Interfashion au titre d'une "prétendue" rupture brutale des relations commerciales établies avec la société JJCF et, statuant à nouveau, débouter la société JJCF de toutes ses demandes à l'encontre de la société Interfashion et condamner la société JJCF à lui payer la somme de 8 000 euro au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de la société JJCF enregistrées le 17 août 2012, demandant à la cour de céans de donner acte à la Selafa MJA, ès qualités de mandataire judiciaire de la société Cravatatakiller, et à Maître Gérard Philippot, ès qualités d'administrateur judiciaire de la société Cravatatakiller, de leur intervention volontaire et tendant à faire confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a retenu la responsabilité délictuelle des sociétés Interfashion et Cravatatakiller du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies avec la société JJCF, l'infirmer pour le surplus et statuant à nouveau, condamner les sociétés Lara Stefanel et Interfashion à verser à la société JJCF la somme de 94 661,75 euro à titre d'indemnité réparatrice pour la rupture brutale des relations commerciales établies, ordonner l'inscription au passif de la société Cravatatakiller, à titre chirographaire, de la somme de 75 750, 46 euro conformément à la déclaration de créance, somme correspondant à la créance de dommages et intérêts de la société JJCF, condamner les sociétés Interfashion et Lara Stefanel in solidum à payer à la société JJCF la somme de 15 000 euro par application de l'article 700, ordonner l'inscription au passif de la société Cravatatakiller à titre privilégié de la somme de 15 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

SUR CE

Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :

La société JJCF, dont la boutique est située au Pas de la case, en pays d'Andorre, distribue, sous l'enseigne Auteuil, des articles de prêt-à-porter haut-de-gamme, dont notamment des produits de marque Marithé et François Girbaud provenant des sociétés de fabrication Interfashion et Cravatatakiller. La société JJCF passait ses commandes dans le "show-room" de la société Lara Stefanel, situé à Paris VI, auprès de cette société, mais les produits étaient directement livrés et facturés par les sociétés Interfashion et Cravatatakiller.

La société Lara Stefanel a informé la société JJCF, par courrier du 27 janvier 2003, que dorénavant la prise de commande des produits Marithé et François Girbaud aurait lieu auprès de la société Twenty SA, courtier et agent commercial espagnol licencié de la marque en question, représentée par Monsieur Christian Nassia.

Or, la société JJCF Auteuil n'a jamais pu se faire livrer les produits de la marque en cause depuis ce changement organisationnel, en dépit de ses nombreuses démarches envers la société Twenty (lettre restée sans réponse du 26 février 2003) et Lara Stefanel (lettre du 2 avril 2003), lesdits courriers étant envoyés en copie aux sociétés Interfashion et Cravatatakiller. Par lettre du 2 avril 2003, le gérant de la boutique JJCF s'est adressé à la société Lara Stefanel en lui signalant que le silence prolongé de la société Twenty l'empêchait de passer ses commandes dans les délais habituels et que cela constituait, à son sens, un refus de vente associé à une rupture brutale des relations commerciales, lui ouvrant droit à indemnité.

En conséquence de ce silence, la société JJCF Auteuil a retenu les sommes de 17 854 euro dues à ses fournisseurs, à fins de compensation, ces impayés concernant des livraisons de produits des sociétés Cravatatakiller et Interfashion.

Par assignation en date du 13 octobre 2006, la société JJCF a assigné la société Lara Stefanel, ainsi que les deux fournisseurs, Cravatatakiller et Interfashion, devant le Tribunal de commerce de Paris pour rupture brutale des relations commerciales. Celui-ci a condamné ceux-ci, in solidum, à indemniser JJCF sur ce fondement.

Sur l'exception d'irrecevabilité :

Considérant que la société Cravatatakiller fait grief au jugement entrepris d'avoir violé les droits de la défense, en particulier le principe du contradictoire, du fait de l'ouverture d'une instance par la société Interfashion à l'encontre de la société JJCF en Andorre aux fins de recouvrement de créances ;

Mais considérant que cette instance en paiement de sommes, où la société Cravatatakiller n'est pas partie, est indifférente à la solution du présent litige, fondé sur la seule rupture abusive des relations commerciales et a été ouverte quelques jours après l'assignation introductive ; qu'ainsi, c'est à bon droit que le Tribunal de commerce de Paris a estimé que le défaut de communication des pièces relatives à l'instance en cours en Andorre n'était pas de nature à permettre à la société Cravatatakiller de se prévaloir d'une violation du principe du contradictoire ; que, dès lors, l'exception d'irrecevabilité soulevée par la société Cravatatakiller ne peut être que rejetée ;

Sur la rupture des relations commerciales :

Considérant que la société JJCF passait les commandes des produits Marithé et François Girbaud dans le "show-room" de la société Lara Stefanel, cette dernière étant mandataire des sociétés Cravatatakiller et Interfashion, ce qui n'est pas contesté ; que les commandes des acheteurs professionnels, passées auprès de la société Lara Stefanel, étaient communiquées aux fabricants, les sociétés Cravatatakiller et Interfashion, qui livraient et facturaient directement les produits commandés ; que, dès lors, la société Lara Stefanel, agissant pour le compte des deux fournisseurs, sans disposer d'aucune autonomie dans ses relations avec eux, ne saurait être responsable de la rupture de relations commerciales auxquelles elle n'était partie que comme simple mandataire ; que le jugement entrepris sera confirmé sur ce point ;

Considérant qu'il convient de rappeler que les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce régissent toute relation commerciale, y compris non contractuelle, à condition qu'il s'agisse d'une relation commerciale établie, s'inscrivant dans la durée comme dans la continuité et présentant une certaine intensité ; que la circonstance que, par arrêt du 18 juin 2008, la Cour d'appel de Paris, statuant sur contredit, ait estimé, en l'espèce, "qu'aucun accord de distribution n'a été conclu entre les parties même si des ventes successives, indépendantes les unes des autres, ont été convenues entre elles", ne saurait exclure l'application des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, la rupture brutale des relations commerciales établies engageant la responsabilité délictuelle de son auteur envers sa victime, sans que cette circonstance n'ait aucune influence sur l'applicabilité de l'article susmentionné, qui, par ailleurs, ne se limite pas à régir les relations contractuelles ; que les relations commerciales entre la société JJCF et les sociétés Cravatatakiller et Interfashion étaient des relations d'affaires stables et suivies, car durant au moins quatre ans, la société JJCF s'approvisionnait, chaque saison, en produits de la marque Marithé et François Girbaud exclusivement auprès des sociétés Cravatatakiller et Interfashion, à partir des produits exposés dans le "show-room" de la société Lara Stefanel ; que, dès lors, les relations commerciales entretenues entre la société JJCF et les sociétés Cravatatakiller et Interfashion doivent être considérées comme des relations commerciales établies au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ;

Considérant, sur la responsabilité de la rupture, qu'il est constant que, par l'intermédiaire de la société Lara Stefanel, mandataire des sociétés Cravatatakiller et Interfashion, il a été signalé à la société JJCF, le 27 janvier 2003, que, désormais, les commandes de produits de la marque Marithé et François Girbaud devaient être effectuées auprès de la société Twenty, licenciée espagnole de la marque précitée ; qu'ainsi la société JJCF ne devait plus s'adresser à ses partenaires commerciaux habituels pour acquérir les produits litigieux, mais était dans l'obligation de se tourner vers un autre fournisseur indiqué par le mandataire des sociétés Cravatatakiller et Interfashion ; que cette décision revenait en réalité à mettre un terme aux relations commerciales établies entre la société JJCF et les sociétés Cravatatakiller et Interfashion ; qu'en effet, le fait pour les sociétés Cravatatakiller et Interfashion de désigner un nouveau fabricant et fournisseur qui prendrait en charge les futures commandes de la société JJCF en produits exclusifs de la marque Marithé et François Girbaud était de nature à provoquer la rupture des relations commerciales entre les parties, puisque ce nouvel intermédiaire s'avérait injoignable, malgré les relances de JJCF, dûment communiquées aux deux sociétés fournisseurs, qui étaient systématiquement destinataires de la copie de ces courriers et étaient donc parfaitement informées, rendant impossible la poursuite des relations commerciales ; qu'il échet, donc, de constater que cette rupture des relations commerciales établies, imputable aux sociétés Interfashion et Cravatatakiller, qui n'a fait l'objet d'aucun préavis, a revêtu un caractère brutal, causant un préjudice à la société JJCF ; que par conséquent les sociétés Cravatatakiller et Interfashion ont engagé leur responsabilité délictuelle envers la société JJCF, conformément aux dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° ; que le jugement déféré sera confirmé sur ce point ;

Sur le préjudice :

Considérant que l'indemnité allouée à l'effet de réparer le préjudice résultant d'une brutalité dans l'intervention d'une rupture correspond à la perte de marge brute sur le chiffre d'affaires qui aurait dû être perçue si le préavis nécessaire avait été consenti ; que les pièces versées aux débats ne permettent d'établir qu'une durée des relations commerciales de trois années (de 2000 à 2003), les quelques factures afférentes aux années antérieures ne démontrant pas une continuité suffisante dans le temps ; que donc, eu égard tant à la durée desdites relations, qu'à la nature spécifique de celles-ci, il y a lieu de fixer à trois mois le délai de préavis que les sociétés Cravatatakiller et Interfashion auraient dû respecter ; que, sur la base des éléments communiqués par la société JJCF, il convient d'évaluer à la somme de 23 500 euro, la marge brute perdue sur trois mois, calculée sur la base de la moyenne annuelle des trois années 2000 à 2003 (soit 94 000 euro/4) ; qu'aucune solidarité ne saurait lier les deux fournisseurs, responsables de leur fait personnel ; que la société Interfashion supportera donc les deux tiers de cette somme, et la société Cravatatakiller, le tiers restant, compte tenu de leurs parts respectives dans les commandes réalisées de 2000 à 2003, soit respectivement 16 000 et 8 000 euro ;

Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a condamné les sociétés Interfashion et Cravatatakiller à payer in solidum à JJCF la somme de 20 000 euro à titre d'indemnité réparatrice de la rupture, L'Infirme sur ce point, Et, statuant à nouveau, Condamne la société Interfashion à payer à la société JJCF la somme de 16 000 euro, Fixe la créance de la société JJCF au passif de la société Cravatatakiller à la somme de 8 000 euro, Y ajoutant, Déboute la société JJCF du surplus de ses demandes, Fait masse des dépens et condamne la société Interfashion à en payer la moitié, l'autre moitié des dépens étant employé en frais privilégiés de la procédure collective de la société Cravatatakiller, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code procédure civile.