CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 13 novembre 2012, n° 12-14436
PARIS
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Grands Moulins de Strasbourg (SA)
Défendeur :
Grands Moulins de Paris (SA), Flechtorfer Mühle-Walter Thönebe GmbH & Co KG (Sté), Euromill Nord (SA), France Farine (SA), Grain Millers GmbH & Co KG (Sté), Grands Moulins Strorione (SA), Nutrixo (SAS), Axiane Meunerie (SAS), Bliesmühle GmbH (Sté), Friessinger Mülhe GmbH (Sté), Heyl GmbH & Co KG (Sté), Bindewald Kupfermühle GmbH (SARL), Minoteries Cantin (SAS), Saalemühle Alsleben GmbH (SARL), VK-Mühlen Aktiengeselleschaft (Sté), Mills United Hovestadt & Münstermann GmbH (Sté), Emil Stenzel GmbH & Co KG (Sté), GBR Engelke Grossemühle Hsese Hildesheim KG (Sté), Werhahn Mülen (Sté), Société Générale des farines (Sté), Sofracal (SA), Moulins Soufflet (SA), Epis-Centre (Sté), Bach Mühle (SAS), Président de l'Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie et des Finances
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bartholin
Avocats :
Mes Valentie, Benoit, Teytaud, de Juvigny, Ingold, Reymond, Ferla, de Montalembert, Ancelin, Philippe
Exposé du litige
Le Conseil de la concurrence devenu l'Autorité de la concurrence s'est saisi d'office en avril 2008 dans le secteur de la farine, à la suite d'une demande de clémence émanant d'un meunier allemand qui avait révélé de possibles ententes anti-concurrentielles. L'instruction qui a suivi les opérations de visite et de saisie tant en France qu'en Allemagne a conduit les services d'instruction de l'Autorité à notifier des griefs reprochant à l'ensemble des entreprises en cause d'avoir enfreint les articles 10 du Traité fondateur de l'Union européenne et l'article L. 420 du Code de commerce.
Dans sa décision n° 12-D-09 du 13 mars 2012, l'Autorité a constaté que treize entreprises de meunerie françaises et allemandes, dont la SA Grands Moulins de Strasbourg, avaient mis en œuvre une entente visant à limiter les importations de farine entre la France et l'Allemagne dans le cadre d'un pacte de non-agression mutuelle, que sept entreprises françaises dont la SA Grands Moulins de Strasbourg avaient aussi mis en œuvre deux ententes visant à fixer les prix, limiter la production et à répartir les acheteurs de farine en sachets vendue d'une part à la grande et moyenne distribution et d'autre part aux enseignes du "hard discount" en France et sanctionné les entreprises y ayant participé.
Par déclaration du 16 avril 2012, la société Grands Moulins de Strasbourg a formé un recours principalement en annulation et subsidiairement en réformation contre cette décision dans les conditions prévues aux articles L. 464-8 et R. 464-12 et suivants du Code de commerce ; elle a rencontré des représentants de la DGCCRF et du ministère de l'Economie afin de solliciter un report d'exigibilité des sanctions prononcées à son encontre et en tout état de cause un échéancier ; les services du ministère de l'Economie ayant renvoyé les meuniers vers leurs directions régionales des Finances publiques respectives pour l'aménagement des conditions de recouvrement, la Direction régionale d'Alsace a proposé qu'un tiers de l'amende au titre du premier grief représentant la somme de 9 890 000 euro soit réglé immédiatement, et qu'un étalement des deux tiers restant intervienne sur une durée de 24 mois, que s'agissant de l'amende due au titre des deuxième et troisième grief d'un montant de 18 930 000 euro, il soit sursis à exécution jusqu'à l'arrêt de la cour d'appel, une prise de garantie intervenant sur les actifs (contingents et droits de mouture) ainsi qu'un nantissement sur les titres et participations de la société SMD participations dont elle détient 67 % du capital.
Deux sociétés Axiane Meunerie d'une part et Minoteries Cantin d'autre part, ayant également formé recours contre la décision de l'Autorité de la concurrence, ont présenté chacune une demande de sursis à exécution des sanctions prises à leur égard, ce qui a abouti à deux ordonnances du 3 juillet 2012 qui ont fait partiellement droit à ces demandes ; un pourvoi en cassation a été formé par l'Autorité de la concurrence contre ces deux décisions.
Par assignation en référé du 3 août 2012, la société des Grands Moulins de Strasbourg a saisi le premier président de cette cour d'appel d'une demande tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution des sanctions pécuniaires prononcées par l'Autorité de la concurrence à son encontre et ce jusqu'à la date à laquelle l'arrêt de la Cour d'appel de Paris statuant sur le bien-fondé du recours introduit le 16 avril 2012 contre cette décision lui soit notifié ;
L'Autorité de la concurrence a déposé ses observations écrites qu'elle a développées à l'audience du 30 octobre 2012 au terme desquelles elle conclut que la demande de sursis à exécution de la société Grands Moulins de Strasbourg doit être rejetée comme étant injustifiée dans tous ses aspects.
Le ministère de l'Economie et des Finances a souligné oralement au cours des débats que l'octroi de délai par le ministère de l'Economie et des Finances ne prive par le premier président de statuer et indiqué qu'en contrepartie des délais accordés par son administration, des garanties ont été prises, que le résultat net de la société est négatif mais qu'elle dispose de fonds propres mobilisables pour partie, qu'un sursis partiel à exécution peut cependant être accordé.
Le ministère public conclut qu'il n'est pas favorable à un sursis à exécution au motif que les difficultés financières devant conduire à un état de cessation des paiements ne sont pas caractérisées.
Les sociétés Axiane Meunerie et Minoteries Cantin qui ne s'opposent pas au sursis à exécution des sanctions pécuniaires prononcées par l'Autorité de la concurrence à l'encontre de la société Grands Moulins de Strasbourg, demandent de dire que conformément à. la jurisprudence du premier président de la Cour d'appel de Paris, l'existence de conséquences manifestement excessives liées à l'exécution de la décision doit être appréciée au vu de la seule situation financière des sociétés frappées de l'amende.
Les autres sociétés visées par la décision de l'Autorité et présentes aux débats ont indiqué ne pas s'opposer au bénéfice pour la société Grands Moulins de Strasbourg d'un sursis à exécution.
Sur ce,
L'article L. 464-8 du Code de commerce dispose que le recours formé contre les décisions de l'Autorité de la concurrence n'est pas suspensif mais que le premier président de la Cour d'appel de Paris peut ordonner qu'il soit sursis à l'exécution de la décision, si celle-ci est susceptible d'entraîner des conséquences manifestement excessives ou s'il est intervenu postérieurement à sa notification des faits nouveaux d'une exceptionnelle gravité.
La société des Grands Moulins de Strasbourg fait valoir que le juge des référés procède, en l'absence de critère général défini par la loi, à une analyse au cas par cas de la situation économique et financière de l'entreprise concernée et notamment qu'il ressort clairement des deux ordonnances de référé prononcées au bénéfice des sociétés Axiane Meunerie et Minoteries Cantin que les conséquences doivent être examinées au vu de la seule situation financière de l'entreprise frappée de l'amende, peu important qu'elle appartienne à un groupe, qu'il ressort en outre de l'étude d'autres ordonnances rendues que l'exécution d'une décision sérieusement menacée d'annulation est susceptible d'engendrer des conséquences manifestement excessives.
Elle soutient que, pour ce qui la concerne, en premier lieu, le montant global des condamnations pécuniaires excède le plafond légal de 10 % du chiffre d'affaires consolidé de référence, ce qui constitue une violation claire de l'article L. 464-2 du Code de commerce et révèle une inégalité des armes avec l'Autorité devant laquelle elle n'a pu discuter ce point lors de l'instruction du dossier, que ce moyen de procédure est de nature à entraîner à lui seul l'annulation de la procédure.
Elle fait valoir en second lieu que les sanctions auront des conséquences excessives pour la société Grands Moulins de Strasbourg, seule visée par la condamnation et seule redevable de l'amende, dès lors que le paiement de la somme de 28,82 millions euro compromettrait la poursuite de son exploitation et aurait nécessairement pour conséquence la constatation de son état de cessation des paiements, que les sanctions prononcées représentent 261 % de son chiffre d'affaires, 60 % de ses fonds propres et 20 années d'exploitation, que le résultat net pour 2011 avec provision pour sanction a été négatif pour 2011, tout comme étaient en forte dégradation les deux derniers exercices du groupe qui est familial et ne peut compter sur d'autres ressources.
Elle souligne en troisième lieu que l'exécution de la décision risque de remettre en cause de manière irréversible le maintien de la société Grands Moulins de Strasbourg sur le marché de la farine en sachets alors même que l'Autorité cherchait à accroître la concurrence sur ce secteur, que l'instruction a conduit à la sortie des meuniers, actionnaires minoritaires de la société France Farine le 17 janvier 2012 et que pour pouvoir créer une marque nationale concurrente de la marque Francine, elle a dû réaliser un investissement de l'ordre de 500 000 euro et, à défaut de pouvoir lever de nouveaux fonds pour investir dans sa propre marque et répondre aux mises en concurrence de la grande distribution, elle a du se retirer dû marché de la farine en sachets.
Ceci posé, l'article L. 464-2 du Code de commerce dispose que le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédent celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre et que, si les comptes de l'entreprise concernée ont été consolidés, ou combinés, en vertu des textes applicables à sa forme sociale, le chiffre d'affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes consolidés ou combinés de l'entreprise consolidante ou combinante.
Si l'Autorité de la concurrence dispose ainsi de la faculté de fixer chaque sanction en fonction du chiffre d'affaires consolidé de la société, dans l'hypothèse où celle-ci appartient à un groupe de sociétés et dans la limite du plafond légal de 10 %, les conséquences que l'application de la sanction est susceptible d'entraîner doivent nécessairement être appréciées également au regard de ce chiffre d'affaires consolidé ; le seul chiffre d'affaires de la société, pris individuellement, spécialement lorsqu'il s'agit d'une holding sans activité opérationnelle mais disposant de participations, ne permet pas en effet de donner une image du patrimoine et de la performance du groupe auquel elle appartient et dont les comptes consolidés présentent la situation financière comme s'il ne s'agissait que d'une seule entité.
C'est donc au regard de ce chiffre d'affaires consolidé qu'il convient d'examiner si l'application des sanctions aurait des conséquences excessives et à cet égard, la société Grands Moulins de Strasbourg ne démontre ni que chaque sanction excède le montant maximum du chiffre d'affaires consolidé puisqu'elle indique que seul le montant global des sanctions excède de 0,40 % ce chiffre consolidé, ce qui ne contredit pas l'Autorité qui affirme que les sanctions ne représentent pour la première que 3,52 % et pour la seconde que 6,73 % du chiffre d'affaires consolidé, ni que l'instruction du dossier par l'Autorité souffrirait d'un vice de procédure devant conduire à l'annulation de la décision, qu'elle ne caractérise d'ailleurs pas précisément au regard des textes applicables.
L'analyse des éléments comptables qui sont produits laisse en outre apparaître que le chiffre d'affaires du groupe a progressé de façon importante en 2011 par rapport à 2010 puisqu'il est passé de 9 991 486 euro à 13 961 205 euro, répercutant une hausse du coût des matières, même si cette progression ne se traduit pas encore dans les résultats, que la société a investi une somme de 500 000 euro en 2010 dans la création d'une marque concurrente de la marque Francine pouvant expliquer son retrait momentané du marché concurrentiel des farines en sachets de la grande distribution, que le rapport de gestion de l'exercice clos en 2011 quant aux conséquences de la sanction indique que si la condamnation de la société devait être confirmée en appel, la société se verrait dans l'obligation de céder un certain nombre d'actifs non stratégiques et/ou hors exploitation pour dégager le financement nécessaire au paiement de l'amende et que ce financement pourrait être assuré par des crédits bancaires, que la société s'est assurée à cet égard du soutien de ses principaux partenaires financiers et a par ailleurs obtenu confirmation par certains d'entre eux de la possibilité d'obtenir leur soutien dans l'hypothèse où le niveau de condamnation serait confirmé en appel, que par ailleurs, les lignes de crédit à court terme sont maintenues, aucune banque concernée par les prêts affectés de clauses de covenant bancaire, à savoir la Palatine et le Crédit Lyonnais n'ayant demandé leur application et la déchéance du terme.
Si le commissaire aux comptes, dans l'attestation produite, confirme que la société ne dispose que de liquidités lui permettant de faire face à ses besoins courants d'exploitation, il indique que celle-ci ne "semble pas, hormis l'hypothèse de réalisation d'actifs, en mesure de procéder au règlement de tout ou partie de l'amende", faisant usage du terme "semble" qui constitue une expression parfaitement prudente et mesurée, allant dans le sens du rapport de gestion ayant précisément envisagé les conséquences de la mise en recouvrement par la cession de certains actifs non stratégiques ou encore par le recours à des crédits bancaires, la société étant assurée du soutien financier de ses principaux préteurs.
Enfin, la société a d'ores et déjà obtenu de l'administration des finances un sursis à exécution de l'amende afférent aux deuxième et troisième grief de 18 930 000 euro et un différé de paiement de celle de 9 890 000 euro, à diminuer du million d'euros payé, étalé sur vingt-quatre mois, l'administration ayant par ailleurs informé la société qu'un nouveau délai de paiement pouvait être envisagé si la demande de sursis à exécution était rejetée. II s'ensuit que la société Grands Moulins de Strasbourg ne fait pas la preuve des graves difficultés qu'elle allègue et il n'est pas démontré en conséquence que l'application des sanctions prises par l'Autorité de la concurrence aurait des conséquences manifestement excessives pour la société de sorte qu'il n'y pas lieu de faire droit à sa demande de sursis à exécution.
Par ces motifs : Disons n'y avoir lieu à sursis à exécution de la décision prise par l'Autorité de la concurrence n° 12-D-09 du 13 mars 2012 relative aux pratiques mises en œuvre dans le secteur de la farine alimentaire. Déboutons la société Grands Moulins de Strasbourg de sa demande et la condamnons aux dépens.