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Décisions

Cass. soc., 5 décembre 2012, n° 11-22.168

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Total raffinage marketing (SA)

Défendeur :

Auboeuf (Consorts)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lacabarats

Rapporteur :

M. Linden

Avocat général :

M. Foerst

Avocats :

SCP Boré, Salve de Bruneton, SCP Piwnica, Molinié

Cons. prud'h. Nanterre, sect. com., du 2…

26 juin 2009

LA COUR : - Vu la connexité, joint les pourvois nos 11-22.168 et 11-22.365 ; - Attendu, selon l'arrêt attaqué, qu'un contrat de location-gérance a été conclu le 28 décembre 1998 entre la société Elf Antar France, aux droits de laquelle est venue la société Total France, elle-même devenue société Total raffinage marketing (Total), et la société ANC, relatif au fonds de commerce de la station-service de Colomars (06), pour une durée de trois ans à compter du 4 janvier 1999 ; que ce contrat a été prorogé, puis renouvelé jusqu'au 30 juin 2005 ; que le 18 septembre 2006, Mmes Nicole et Cécile Auboeuf, cogérantes de la société ANC, ont saisi la juridiction prud'homale en revendiquant le bénéfice de l'article L. 781-1 du Code du travail, alors applicable, recodifié sous les articles L. 7321-1 et suivants du même Code, pour obtenir le paiement par la société Total de diverses sommes à titre de rappel de salaires et d'indemnités, ainsi que leur immatriculation au régime général de la sécurité sociale ;

Sur le pourvoi n° 11-22.168 de la société Total : - Sur le premier moyen : - Attendu que la société Total fait grief à l'arrêt de rejeter son exception d'inconventionnalité, alors, selon le moyen : 1°) que le principe de sécurité juridique impose la prévisibilité de la règle de droit et fait partie des droits protégés par la juridiction européenne au titre du droit à un procès équitable ; que le critère de presque exclusivité posé par l'article L. 7321-2 du Code du travail n'est pas défini par ce texte et ne permet pas au fournisseur d'apprécier le risque de se voir imposer la mise en œuvre des dispositions précitées ; qu'en refusant d'accueillir l'exception d'inconventionnalité soulevée par la société Total qui établissait l'imprévisibilité de la règle de droit posée par l'article L. 7321-2 du Code du travail, la cour d'appel a violé l'article 6 § 1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme ; 2°) que le principe de sécurité juridique impose la prévisibilité de la règle de droit et fait partie des droits protégés par la juridiction européenne au titre du droit à un procès équitable ; que le critère de presque exclusivité posé par l'article L. 7321-2 du Code du travail, en l'absence de toute définition par le texte des conditions précises de son application, ne permet pas de prévoir avec un degré suffisamment raisonnable de certitude, les conséquences pouvant en résulter ; qu'en refusant d'accueillir l'exception d'inconventionnalité soulevée par la société Total, la cour d'appel a violé l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu que c'est à bon droit que la cour d'appel a retenu que ne constitue pas une atteinte à la sécurité juridique le fait que les juridictions apprécient dans chaque cas l'importance, prépondérante ou non, de l'activité consacrée par un distributeur de produits au service du fournisseur et que le contrôle juridictionnel constitue au contraire une garantie de sécurité pour ce dernier, et en a déduit que les dispositions de l'article L. 7321-2 du Code du travail ne sont pas contraires à l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen : - Attendu que la société Total fait grief à l'arrêt de dire que les dispositions des articles L. 7321 et suivants du Code du travail s'appliquent en leur principe aux rapports des parties et bénéficient à Mmes Auboeuf, de rejeter sa demande tendant à une compensation de créances et de dire que l'inscription au régime général était obligatoire dès le début de l'activité des intéressées, alors, selon le moyen : 1°) que la mise en œuvre des dispositions légales applicables au gérant de succursales au bénéfice de deux personnes physiques, gérantes et associées de société, impose que soit constatée la fictivité de la société qui a initialement conclu un contrat avec le distributeur de carburant et dont les gérantes prétendent relever du champ d'application des articles L. 7321-2 du Code du travail ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé l'article L. 7321-2 du Code du travail ; 2°) que la mise en œuvre des articles L. 7321-1 et suivants du Code du travail exige la constatation d'obligations réciproques entre celui qui prétend bénéficier des articles susvisés et son fournisseur ; qu'en ne relevant pas l'existence de telles obligations entre les deux gérantes de la société ANC et la société Total, tout en accordant le bénéfice des dispositions applicables au gérant de succursale à Mmes Auboeuf, la cour d'appel a violé les dispositions susvisées ; 3°) que, subsidiairement, une même activité ne peut donner lieu à une rémunération au titre de deux statuts incompatibles pour une même période ; qu'en accordant à Mmes Auboeuf le bénéfice des dispositions applicables aux gérants de succursales après avoir constaté qu'elles en étaient les gérantes et associées, ce dont se déduisait qu'elles avaient perçu une rémunération au titre de cette gérance, la cour d'appel, qui a autorisé le principe d'une double rémunération de Mmes Auboeuf au titre d'une même période et d'une même activité, a violé les articles 1131 et 1134 du Code civil ; 4°) qu'en tout état de cause, la rémunération de gérants d'une station-service sous la forme de versement de salaires en application des articles L. 7321-1 à L. 7321-4 du Code du travail doit être déterminée en tenant compte des rémunérations perçues au titre de la gérance qui a la même cause ; qu'en refusant de faire droit à la demande de la société Total, la cour d'appel a violé l'article L. 7321-1 et suivant du Code du travail ; 5°) que, subsidiairement, la société Total avait fait valoir dans ses conclusions d'appel qu'elle était également fondée à se prévaloir de la déduction des sommes perçues de l'exploitation sur le fondement de l'enrichissement sans cause ; qu'en ne s'expliquant pas sur ce moyen, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du Code de procédure civile ; 6°) que, subsidiairement, en retenant qu'un lien était caractérisé entre Mmes Auboeuf, qui consacraient toute leur activité au fonctionnement de l'établissement et la société Total, tout en refusant de faire droit à la demande de cette dernière tendant à une compensation des créances, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé l'article 1289 du Code civil ; 7°) que, subsidiairement, la société Total avait fait valoir dans ses conclusions d'appel que dans l'hypothèse où il serait jugé que Mmes Auboeuf seraient créancières de la société Total au titre de l'exploitation de la station-service, il devait être constaté qu'elles avaient perçu une rémunération à ce titre, peu important que ladite rémunération ait été versée par un tiers, à savoir, la société ANC, puisque selon l'article 1236 du Code civil, une obligation peut être partiellement ou intégralement exécutée par un tiers ; qu'en ne s'expliquant pas sur ce moyen duquel il résultait que Mmes Auboeuf avaient déjà perçu d'un tiers une partie de leurs créances respectives au titre de l'exploitation de la station, ce qui imposait une déduction desdites sommes de celles éventuellement dues par la société Total, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du Code de procédure civile ;

Mais attendu que la cour d'appel a constaté qu'au-delà de la société ANC, l'activité d'exploitation de la station-service était en fait exercée par Mmes Auboeuf, de sorte que ces dernières pouvaient revendiquer l'application de l'article L. 7321-2 du Code du travail dès lors que les conditions cumulatives posées par ce texte étaient réunies ;

Attendu, enfin, que la compensation implique l'existence d'obligations réciproques entre les parties ; que les rémunérations perçues par Mmes Auboeuf en tant que cogérantes de la société ANC leur ayant été versées par cette société et non par la société Total, laquelle n'est ainsi aucunement créancière de Mmes Auboeuf à ce titre, la cour d'appel a exactement décidé qu'aucune compensation ne pouvait être opérée entre la créance de Mmes Auboeuf sur la société Total et les sommes perçues par elles de la société ANC ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen, pris en sa première branche : - Attendu que la société Total fait grief à l'arrêt de dire que les dispositions des articles L. 7321 et suivants du Code du travail s'appliquent en leur principe aux rapports des parties et bénéficient à Mmes Auboeuf, que les dispositions de la première partie, de la troisième partie en ses livres 1er et III et de la quatrième partie de ce Code leur sont notamment applicables, que la convention collective applicable est celle de l'industrie du pétrole et que le coefficient 230 s'applique à Mmes Auboeuf, alors, selon le moyen, que nul ne peut bénéficier, au titre d'une même période, des dispositions légales reconnaissant un statut de gérant de succursale et des bénéfices du statut de salarié ; que la société Total avait fait valoir dans ses conclusions d'appel que Mmes Auboeuf étaient salariées de la société ANC ; qu'en ne vérifiant pas si cette circonstance était de nature à exclure le bénéfice du statut de gérant de succursale, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 7321-2 du Code du travail ;

Mais attendu qu'ayant constaté que Mmes Auboeuf avaient exercé leur activité au bénéfice exclusif de la société Total, la cour d'appel en a exactement déduit qu'elles pouvaient revendiquer l'application de l'article L. 7321-2 du Code du travail dès lors que les conditions posées par ce texte étaient cumulativement réunies ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen, pris en ses cinq dernières branches, les quatrième et cinquième moyens : - Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer sur ces moyens, qui ne seraient pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;

Sur le pourvoi n° 11-22.365 de Mmes Auboeuf : - Sur le premier moyen : - Attendu que Mmes Auboeuf font grief à l'arrêt de déclarer soumises à la prescription quinquennale leurs demandes en paiement de créances de nature salariale pour la période antérieure au 18 septembre 2001, alors, selon le moyen : 1°) que toute personne a le droit de jouir de conditions de travail justes et favorables lui assurant notamment "la rémunération qui procure au minimum à tous les travailleurs (...) un salaire équitable et une rémunération égale pour un travail de valeur égale (...) le repos, les loisirs, la limitation raisonnable de la durée du travail et les congés payés périodiques, ainsi que la rémunération des jours fériés" ; que méconnaît ce droit à des conditions de travail justes et à la perception de la rémunération y afférente la loi nationale qui édicte une prescription quinquennale de ces rémunérations à compter de leur échéance, sans considération d'une éventuelle renonciation du travailleur à les percevoir, des conventions conclues entre les parties, ni du comportement du bénéficiaire de la prestation de travail ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé les articles 6 et 7 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 ; 2°) que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ; que n'est pas de nature à assurer l'effectivité de ce droit la législation nationale qui édicte une prescription quinquennale de l'action en paiement des créances afférentes à la reconnaissance d'un statut protecteur, privant ainsi de facto le bénéficiaire de ce statut de la possibilité de faire utilement valoir ces droits devant un tribunal ; que n'assure pas davantage le respect de ces droits fondamentaux l'unique réserve d'une impossibilité absolue d'agir ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé les articles 6 § 1er et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 3°) que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; qu'en appliquant au bénéfice de la société Total une prescription ayant pour effet de priver Mmes Auboeuf d'une partie substantielle des rémunérations constituant la contrepartie de l'activité déployée pour son compte, acquises à mesure de l'exécution de leur prestation de travail, la cour d'appel leur a infligé une privation d'un droit de créance disproportionnée avec l'objectif légal de sécurité juridique et a, partant, porté une atteinte excessive et injustifiée au droit de ces travailleuses au respect de leurs biens, en violation de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 4°) qu'en appliquant à des travailleuses n'ayant jamais été reconnues comme ses salariées par la compagnie pétrolière mais devant, pour bénéficier des dispositions légales et conventionnelles applicables dans cette entreprise, faire judiciairement reconnaître leur droit au bénéfice du statut réservé aux gérant de succursales, une prescription destinée à éteindre les créances périodiques de salariés régulièrement tenus informés de leurs droits par la délivrance, notamment, d'un bulletin de salaire mensuel, la cour d'appel a édicté entre les différents travailleurs concourant à l'activité de la compagnie pétrolière une différence de traitement injustifiée, en violation de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 5°) qu'en retenant que Mmes Auboeuf avaient "la possibilité absolue d'exercer un recours effectif... en cours d'exécution du contrat de commission", ce dont il résultait que ces gérantes de station-service devaient connaître l'inefficacité de l'interposition entre elles et la compagnie pétrolière, à l'initiative de cette dernière, d'une personne morale seule titulaire des droits et obligations issus des contrats de gérance, interprétation non seulement imprévisible mais directement contraire au droit positif applicable à cette date, la cour d'appel a violé derechef les textes susvisés ;

Mais attendu, d'abord, que Mmes Auboeuf n'ayant pas été dans l'impossibilité d'agir en requalification de leurs contrats, lesquels ne présentaient pas de caractère frauduleux, et ne justifiant pas d'une cause juridiquement admise de suspension du délai de prescription, c'est sans méconnaître les dispositions des instruments internationaux visés par les trois premières et la dernière branches du moyen que la cour d'appel a appliqué la règle légale prévoyant une prescription quinquennale des actions en justice relatives à des créances de nature salariale ;

Attendu, ensuite, que la prescription quinquennale s'appliquant à l'ensemble des demandes de nature salariale, la cour d'appel a à bon droit exclu toute discrimination ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Mais sur le second moyen : - Vu l'article L. 781-1, recodifié sous les articles L. 7321-1, L. 7321-2 et L. 7321-3 du Code du travail, ensemble l'article 1165 du Code civil ; - Attendu que pour débouter Mmes Auboeuf de leurs demandes d'indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt retient que le contrat de location-gérance du 23 juin 2002 était prévu pour trois ans, jusqu'au 30 juin 2005, qu'il n'est donc établi, ni que la relation contractuelle était à durée indéterminée, ni que la volonté d'y mettre fin soit celle de la société Total, qu'ainsi la rupture des relations entre les parties au 30 juin 2005 ne saurait être assimilée à la rupture d'un contrat à durée indéterminée ;

Qu'en statuant ainsi, alors que les clauses du contrat liant le fournisseur à la société chargée de la distribution des produits ne peuvent être opposées au gérant agissant sur le fondement de l'article L. 7321-2 du Code du travail, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

Par ces motifs : Rejette le pourvoi n° Y 11-22.168 formé par la société Total raffinage marketing ; Casse et annule, mais seulement en ce qu'il déboute Mmes Auboeuf de leurs demandes d'indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt rendu le 7 juin 2011, entre les parties, par la Cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Versailles, autrement composée.