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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 21 décembre 2012, n° 11-03000

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cowes (SAS)

Défendeur :

France Telecom (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bouly de Lesdain

Conseillers :

Mmes Chandelon, Saint-Schroeder

Avocats :

Mes Rigal-Alexandre, Mortemard de Boisse, Gagey, Lesénéchal, Gunther, Giraud

T. com. Paris, du 31 janv. 2011

31 janvier 2011

Considérant que la société Subiteo (aujourd'hui Cowes) qui avait été créée le 31 mai 2000 avec pour objectif de pénétrer le marché, alors totalement maîtrisé par l'"opérateur historique", la société France Telecom, de la fourniture d'accès à haut débit (ADSL) sur Internet, se retirait du marché un an plus tard en mai 2001 ;

Considérant que la fourniture d'accès ADSL s'établissait alors selon trois options principales :

* l'Option 1 : le dégroupage de la boucle locale (ou "dégroupage de la paire de cuivre" : la société France Telecom met à la disposition de ses concurrents la ligne de l'abonné),

* l'Option 3 : l'"accès à un circuit virtuel permanent" (l'opérateur alternatif prend livraison du trafic acheminé par la société France Telecom en conservant la maîtrise de certains éléments du réseau),

* l'Option 5 : la revente d'abonnement (la société France Telecom assure toute la gestion technique de l'offre d'accès à Internet et le fournisseur d'accès assure la gestion commerciale de l'abonné) ;

Considérant que par acte du 22 décembre 2009, la société Cowes assignait la société France Telecom devant le Tribunal de commerce de Paris en paiement d'une somme de 86 M euro à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice sur le fondement de l'article 1382 du Code civil pour l'avoir empêchée de mettre en œuvre son plan de développement ;

Que par jugement du 31 janvier 2011, le Tribunal de commerce de Paris déboutait la société Cowes de ses demandes et la condamnait à payer 1 000 euro à la société France Telecom à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, cette condamnation étant motivée par le fait que la demanderesse avait attendu huit ans pour assigner son adversaire "en réparation d'un préjudice évalué de façon totalement inadéquate pour une faute alléguée sans lien avec lui" ;

Considérant que la société Cowes qui a relevé appel de cette décision demande à la cour sur le fondement des dispositions des articles L. 420-2 du Code de commerce (abus de position dominante), 1382 et 1383 du Code civil de condamner la société France Telecom à lui payer 86 M euro "en réparation de l'intégralité des conséquences dommageables subies par elle à raison de ses agissements fautifs" ; qu'elle précise qu'elle peut justifier en cause d'appel s'être intéressée également à l'option 3 - pour laquelle la société France Telecom a été condamnée pour ses manœuvres dilatoires - en même temps qu'à l'option 1 et qu'en tout état de cause, les deux options étaient en réalité complémentaires et interdépendantes, l'objectif final étant l'accès ADSL ;

Considérant que la société France Telecom conclut, pour sa part, à la confirmation de la décision déférée niant toute faute de sa part au titre de l'option 1, la seule qui ait jamais intéressé la société Subiteo ; que, subsidiairement, la société France Telecom conteste tout lien de causalité entre son comportement et le retrait de la société Subiteo du marché de la fourniture d'accès à Internet, ce retrait étant imputable, d'une part, à l'impossibilité pour elle de réunir un financement suffisant et, d'autre part, à l'éclatement de "la bulle Internet" ;

Sur ce,

Considérant qu'il est établi et non discuté que la société Subiteo s'était dès sa création dotée d'une bonne structure technique et administrative avec six professionnels du secteur des télécommunications particulièrement expérimentés et regroupés autour de deux compétences : le marketing et les télécommunications ;

Que, d'ailleurs, la société Subiteo obtenait, sur le plan administratif, un avis favorable de l'ART à sa demande d'autorisation d'exploiter un réseau, puis un arrêté ministériel correspondant et une licence L. 33-1 ;

Considérant que la société Cowes justifie en cause d'appel s'être intéressée au cours de son existence non seulement à l'option 1 (ce qui n'est pas contesté) mais également à l'option 3 :

- par un email du 10 août 2000, la société France Telecom a envoyé à la société Subiteo, à la demande de celle-ci, un dossier complet sur l'offre ADSL Connect ATM ; le même jour, la société France Telecom transmettait également à la société Subiteo son dossier IP ADSL ; par e-mail séparé du 10 août 2000, la société France Telecom offrait à la société Subiteo de la rencontrer "début septembre, avec notre soutien technico-commercial spécialisé dans les offres de transmission de données pour une présentation des offres haut débit de France Telecom", offre à laquelle la société Subiteo marquait son accord le 29 août suivant et que la société France Telecom confirmait ensuite ;

Considérant, en tout état de cause, qu'il doit être noté que l'ART avait rappelé plusieurs fois cette complémentarité des options 1 et 3, notamment dans une consultation d'avril 1999 : "l'option 3 (étant) en général perçue comme un complément souhaitable voire indispensable à sa première option, soit pour permettre à un nouvel entrant d'offrir plus rapidement son service dans l'attente du dégroupage de la paire de cuivre plus long à mettre en œuvre, soit pour lui permettre d'accéder à certains types de ligne difficilement accessible, le pouvoir de compléter géographiquement son offre" ;

Que dans un communiqué du 13 mars 2001 l'ART soulignait encore que "l'offre ADSL Connect ATM est complémentaire de celle du dégroupage de la paire de cuivre qui nécessite des investissements importants et ne pourra se faire que de façon progressive. Par la mise à disposition de l'offre ADSL Connect ATM, les opérateurs entrants pourront proposer rapidement des services Internet à haut débit partout où l'ADSL est déployé" ;

Considérant que, dans tous les cas, le but final était, pour les opérateurs alternatifs potentiels, la fourniture d'accès à l'ADSL c'est-à-dire le pouvoir de se positionner sur un marché tenu par la société France Telecom, ce qui n'était évidemment envisageable qu'à la condition que la société France Telecom qui maîtrisait totalement le marché ne s'adonne pas à des abus de position dominante ou à des pratiques anticoncurrentielles de nature à décourager les investisseurs dont l'intervention financière était absolument nécessaire au soutien des projets commerciaux des opérateurs potentiels ;

Mais considérant que, précisément, la société France Telecom faisait l'objet de nombreuses mesures portant sur la politique commerciale qu'elle avait mise en place à l'époque, notamment :

- 7 juillet 1999, l'ART impose à la société France Telecom l'obligation de proposer une offre aux opérateurs,

- 18 février 2000, le Conseil de la concurrence enjoint la société France Telecom de proposer une offre option 3 dans les huit semaines,

- 30 mars 2000, la Cour d'appel de Paris rejette le recours de la société France Telecom aux fins d'annulation de l'injonction,

- 19 juin 2001, l'ART appelle la société France Telecom à un engagement ferme sur de nouvelles baisses tarifaires de son offre Aca,

- 30 avril 2002, l'ART suggère un refus d'homologation des baisses tarifaires proposées par la société France Telecom,

- 16 juillet 2003, la Commission européenne condamne Wanadoo à une amende de 10,35 millions d'euros pour prix prédateurs,

- 13 mai 2004, le Conseil de la concurrence sanctionne la société France Telecom au titre du non-respect de l'injonction précédemment formulée,

- 11 janvier 2005, arrêt confirmatif de la Cour d'appel de Paris qui porte la sanction à 40 M euro

- 7 novembre 2005, le Conseil de la concurrence condamne la société France Telecom au fond pour avoir empêché l'accès des opérateurs alternatifs au marché de l'ADSL (80 M euro),

- 14 mars 2006, arrêt de la Cour de cassation qui confirme l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 11 janvier 2005,

- 4 juillet 2006, arrêt de la Cour d'appel de Paris qui confirme la sanction du 7 novembre 2005 ;

Considérant, en outre, que les multiples transactions engagées ou conclues entre la société France Telecom et les opérateurs alternatifs potentiels exclus du marché de l'ADSL à raison du comportement de la société France Telecom confirment avec évidence, dans leur principe, les fautes commises - et ainsi avouées - par la société France Telecom sur le marché de l'ADSL et ses conséquences directes sur les projets industriels desdits opérateurs (9 Telecom, Club Internet, Mangoosta, Magic Online, Nerim, Free, Numericable, .....) ;

Considérant que peu après la date de la création de la société Subiteo, le fonds d'investissement Incepta lui avait accordé un concours financier en lui accordant un prêt de 5 M euro, et, plus tard, une promesse de financements hauteur de 20 M euro mais sous réserve que d'autres financements soient obtenus pour former un total de 50 M euro ; que ces engagements confirmaient, à l'évidence, le caractère sérieux de la structure et du projet de la société Subiteo ;

Qu'à l'époque de l'abandon du projet, le président de la société Subiteo déclarait :

"le DSL est une bonne technologie. On y croit, mais la sphère financière a basculé, il est impossible de se faire financer un projet ... on avait besoin de 30 M euro et Incepta ne voulait pas être seule ... nous savons que nous n'allons pas réussir à lever de l'argent ..." ;

Considérant que cette déclaration doit être mise en perspective avec l'opinion émise dans l'arrêt de la Commission européenne rendu en 2003 selon laquelle "l'argument de sécurité financière et de rentabilité minimum est essentielle pour les fournisseurs d'accès à Internet ne bénéficiant pas de l'abonnement à un groupe susceptible de pouvoir absorber des pertes. Dans un courrier à la Commission du 29 juin 2001, un fournisseur d'accès ADSL indépendant évoquait ainsi comme conséquence des bas prix de détail imposé par la société Wanadoo Interactive un préjudice absolument énorme en termes de capacité à mobiliser les investisseurs sur cette activité" ;

Considérant qu'il y a donc lieu de partager l'opinion de la société Cowes selon laquelle sans aucune perspective de moyen et court terme de retour sur investissement à raison de la fermeture du marché de l'ADSL, il était devenu très difficile de convaincre les investisseurs et que c'était donc bien le propre comportement de la société France Telecom qui avait eu pour effet direct de dissuader l'ensemble des investisseurs initialement prêts à fournir aux opérateurs alternatifs les moyens de développer leur activité ADSL ;

Qu'en d'autres termes, seules les pratiques fautives de la société France Telecom en faisant peser un risque anormal sur le plan des affaires de la société Subiteo ont convaincu les investisseurs potentiels de ne pas investir dans l'ADSL et de ne pas apporter à la société Subiteo les fonds nécessaires à la continuation de son activité ;

Considérant que la société Cowes évalue le préjudice qu'elle sollicite sur des principes qui tiennent pour acquis la réussite de son projet et la pérennité de celui-ci ;

Que seule est démontrée comme certaines les manœuvres de la société France Telecom pour empêcher l'aboutissement des ambitions des opérateurs alternatifs de s'installer sur le marché de l'ADSL ; que, dans ces conditions, la société Cowes ne peut se prévaloir que d'une perte de chance que la cour est à même d'évaluer à la somme de 7 M euro eu égard aux éléments produits ;

Considérant que la société France Telecom qui succombe ne peut voir prospérer sa demande de condamnation de son adversaire pour procédure abusive ;

Considérant que l'équité commande l'application de l'article 700 du Code de procédure civile au profit de la société Cowes ;

Par ces motifs : Infirmant ; Statuant à nouveau, Condamne la société France Telecom à payer à la société Cowes 7 M euro (sept millions d'euros) en réparation de ses préjudices pour perte de chance et 90 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de leurs autres demandes ; Condamne la société France Telecom aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.