CA Aix-en-Provence, 2e ch., 6 décembre 2012, n° 11-11199
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Blue Jatiuca (SARL)
Défendeur :
Matt Chem Product et Cie (SA), Nautic Plaisance Marine Levant (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Aubry-Camoin
Conseillers :
MM. Fohlen, Prieur
Avocats :
SCP Maynard Simoni, Selarl Boulan-Cherfils-Imperatore, Mes Conte, Sider, Delmonte
EXPOSE DU LITIGE
La SARL Blue Jatiuca, propriétaire d'un voilier équipé d'un pont en teck a acquis en juin et juillet 2005 auprès de la SARL Nautic Plaisance Marine Levant des produits fabriqués par la SA Matt Chem Product et Cie, destinés à nettoyer et rénover le pont du bateau.
Les joints des lattes se sont dégradés au cours de l'été en se liquéfiant et en produisant des traces noires.
Par acte du 7 avril 2006, la SARL Blue Jatiuca a assigné la SARL Nautic Plaisance Marine Levant en désignation d'expert.
Par ordonnance de référé du 21 juin 2006, le Président du Tribunal de commerce de Toulon a ordonné une expertise et désigné Monsieur Marty en qualité d'expert.
Par ordonnance de référé du 10 janvier 2007, les opérations d'expertise ont été rendues communes et opposables à la SA Matt Chem Product et Compagnie.
L'expert judiciaire a déposé son rapport en juillet 2007 en formulant les conclusions suivantes :
les désordres constatés aux joints de pont proviennent de l'utilisation des produits d'entretien révélés par l'effet du soleil et de la chaleur,
selon les éléments recueuillis, les derniers produits d'entretien utilisés par le propriétaire du bateau sont des produits Matt Chem achetés chez le revendeur Nautic Plaisance Marine Levant,
les travaux de réparation liés aux seuls désordres constatés sont estimés à 4 135,94 euros,
ces travaux peuvent être réalisés hors période navigation pendant une durée d'environ un mois,
aucun élément concernant le préjudice de jouissance n'a été fourni.
Par actes des 11 et 12 mars 2010, la SARL Blue Jatiuca a assigné au fond la SARL Nautic Plaisance Marine Levant et la SA Matt Chem Product et Cie devant le Tribunal de commerce de Toulon aux fins de les voir déclarées responsables des désordres survenus sur le pont du bateau Biliken et condamnées solidairement à lui payer la somme de 7 559,92 euros au titre de la réparation des désordres, la somme de 4 900 euros au titre du préjudice de jouissance et la somme de 1 400 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les dépens.
Par jugement contradictoire du 3 février 2011, le tribunal de commerce a :
débouté la SARL Jatiuca de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
condamné la SARL Jatiuca à payer la somme de 1 200 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile à chacun des défendeurs
condamné la SARL Jatiuca à supporter les dépens outre les frais d'expertise.
Par déclaration au greffe de la cour du 24 juin 2011, la SARL Blue Jatiuca a relevé appel général de cette décision.
Dans ses dernières conclusions du 24 septembre 2012, la SARL Blue Jatiuca demande à la cour au visa des articles 1602 et suivants et 1148 et suivants du Code civil, de :
réformer le jugement déféré,
homologuer le rapport d'expertise,
constater que les sociétés Nautic Plaisance Marine Levant et Matt Chem Product et Compagnie sont responsables des désordres survenus sur le pont du bateau appartenant à la concluante,
prononcer leur condamnation in solidum à payer à la concluante la somme de 7 559,92 euros au titre de la réparation des désordres et la somme de 4 900 euros au titre du préjudice de jouissance,
prononcer leur condamnation in solidum à payer à la concluante la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'à supporter les entiers dépens, ceux d'appel avec distraction.
La SARL Blue Jatiuca fait valoir au soutien de ses demandes :
que l'expert judiciaire après avoir réuni différents éléments d'information, a spécifié dans son rapport qu'il était déconseillé d'utiliser des produits de traitement cleaner, brighteber et huiles de teck qui peuvent conduire aux dégradations constatées,
qu'aucun désordre du même type n'est survenu auparavant et que les produits spécifiques marine doivent pouvoir supporter le soleil et la chaleur sur le pont du bateau,
que le vendeur du produit est tenu à une obligation de conseil et d'information vis à vis d'un client non spécialiste comme la société concluante dont l'activité n'est pas la vente ou l'entretien de navire, par application de l'article 1147 du Code civil,
que le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime par application de l'article 1386-1 du Code civil,
que la responsabilité de la SA Matt Chem Product AND Cie peut également être recherchée sur le fondement de l'article 1147 du Code civil en raison de son obligation d'éclairer le consommateur sur les risques d'utilisation du produit,
qu'enfin la SARL Nautic Plaisance Marine Levant et de la SA Matt Chem Product AND Cie sont tenues de réparer les désordres sur le fondement de l'article 1603 du Code civil qui correspond à l'obligation de garantie de la chose vendue et/ou fabriquée.
Dans ses dernières conclusions du 6 octobre 2012, la SARL Nautic Plaisance Marine Levant demande à la cour au visa des articles 56, 6 et 9 du Code de procédure civile, 1602, 1604, 1641 et 1648 du Code civil, de :
dire irrecevable l'action de la société qui ne fonde pas sa demande en droit et ne permet pas à la concluante de se défendre de façon loyale et adaptée,
dire irrecevable une demande fondée sur les vices cachés qui serait prescrite,
débouter la SARL Blue Jatiuca d'une demande fondée sur un manquement à l'obligation de délivrance,
A titre subsidiaire
débouter la SARL Blue Jatiuca de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions,
A titre très subsidiaire
débouter la SARL Blue Jatiuca de toute autre demande que le paiement de la somme de 4 135,94 euros au titre des travaux de reprise,
la débouter notamment de toute demande au titre d'un préjudice de jouissance qui n'est pas établi,
condamner la SA Matt Chem Product et Compagnie, fournisseur du produit, à relever et garantir la concluante de l'intégralité des condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre,
En toute hypothèse
condamner la SARL Blue Jatiuca à payer à la concluante la somme de 2 500 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
la condamner aux entiers dépens de l'instance, ceux d'appel avec distraction.
La SARL Nautic Plaisance Marine Levant fait observer :
que la SARL Blue Jatiuca en visant l'article 1602 du Code civil qui recouvre les l'obligation de délivrance et l'obligation de garantie manque à fonder son action en droit et interdit à la concluante de se défendre de façon juridiquement adaptée,
que si la SARL Blue Jatiuca venait à préciser le fondement juridique de son action et se plaçait sur le terrain des vices cachés, elle serait prescrite en sa demande dès lors que le délai de prescription est de deux ans en la matière.
Que la demande est en conséquence irrecevable,
qu'en tout état de cause, l'expert judiciaire a procédé par affirmations et que son rapport est inexploitable,
que très subsidiairement, la demande d'indemnisation du préjudice matériel excède largement les préconisations de l'expert et que le préjudice de jouissance n'est pas démontré.
Dans ses dernières conclusions du 29 août 2011, la SA Matt Chem Product et Cie demande à la cour de :
A titre principal
constater que le demandeur ne rapporte pas la preuve du lien de causalité entre le préjudice allégué et l'application des produits Matt Chem,
constater que le rapport d'expertise judiciaire ne fait pas une telle démonstration,
débouter en conséquence la SARL Blue Jatiuca de l'intégralité de ses demandes fins et conclusions,
A titre subsidiaire
rejeter la facture n° 080121001 versée au débat par la SARL Blue Jatiuca,
fixer le préjudice à la somme de 989,32 euros en l'état de la vétusté du pont (80 %) et en raison du chiffrage effectué par l'expert à hauteur de 4 946,58 euros,
débouter la SARL Blue Jatiuca de toutes demandes plus amples ou contraires,
en tout état de cause
condamner la SARL Blue Jatiuca au paiement de la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
la condamner aux entiers dépens, ceux d'appel avec distraction.
La SA Matt Chem Product et Cie fait observer :
que la SARL Blue Jatiuca a assigné au fond plus de deux ans et demi après le dépôt du rapport d'expertise,
que les opérations d'expertise judiciaire n'ont pas permis d'établir qu'une incompatibilité ou une défectuosité des produits de la concluante pouvaient être à l'origine du sinistre, ni de démontrer l'existence d'un lien de causalité directe, certain et exclusif entre ces produits et le dommage allégué,
que la SARL Blue Jatiuca ne rapportant pas la preuve qui lui incombe sera déboutée de l'intégralité de ses demandes à l'encontre de la concluante.
MOTIFS
1 - Sur la recevabilité de la demande de la SARL Blue Jatiuca
Contrairement aux allégations de la SARL Nautic Plaisance Marine Nautic, la demande de la SARL Blue Jatiuca est fondée en droit, explicitée dans ses conclusions et ne repose pas sur la garantie des vices cachés.
2 - Sur la responsabilité
La société Blue Jatiuca représentée par son gérant Monsieur Bonhomme a acquis en 2003 un voilier de grande croisière construit en 1989, dénommé "Biliken", dont le pont est habillé de lattes en teck.
Il est établi que la société Blue Jatiuca a acquis fin juin début juillet 2005 auprès de la société Nautic Plaisance Marine Levant plusieurs produits fabriqués par la société Matt Chem destinés à nettoyer et à rénover le pont en teck, et qu'au cours de l'été des joints du pont se sont liquéfiés dans certaines zones en produisant des traces noires et collantes.
En annexe du rapport d'expertise figurent divers documents techniques relatifs à la compatibilité des produits Matt Chem avec le sikaflex qui est un polyuréthanne pour assemblage et étanchéité dans l'industrie fabriqué par la société Sika, couramment utilisé en joint de calfatage des lattes de pont, ainsi que des extraits d'expertise et d'avis techniques dans des litiges de même nature.
Il en ressort globalement que l'utilisation de produits de traitement du teck est déconseillé sur les joints en sikaflex qui ont une résistance très réduite aux solvants et acides organiques ainsi qu'aux bases et acides concentrés.
Selon un avis technique de Sika Industry figurant à l'annexe 51 du rapport d'expertise, certains produits du marché sont plus agressifs que d'autres et peuvent entraîner une dégradation des surfaces notamment des fines craquelures et un aspect lézardé. Le noir de carbone contenu dans les mastics peut alors transpirer à la surface et entraîner des salissures.
Dans le cas d'espèce, l'expert judiciaire a relevé que les joints étaient craquelés en maints endroits et se délitaient facilement au grattage, et que des traces de coulures étaient visibles à l'arrière du navire essentiellement.
L'expert Kraeutler du cabinet Pages mandaté en qualité d'expert par la compagnie d'assurance de la SARL Nautic Plaisance Marine Levant et présent aux opérations d'expertise, a déposé un dire selon lequel le produit de jointement des lattes présentait des désordres de trois natures :
le produit est décollé des lattes des faces latérales des rainures dans lesquelles il est collé. Il en résulte un espace disponible entre bois et produit, l'étanchéité du pont est défaillant,
le produit a un aspect rugueux en surface, il est craquant et a perdu son élasticité et sa résistance mécanique, il paraît être poreux,
dans quelques zones et en particulier en fond de cockpit derrière la descente, le produit s'est étalé et a sali le bois en contact. Le produit a visiblement fondu puis a à nouveau polymérisé, ce troisième désordre étant l'objet de la réclamation.
Bien qu'il ne soit pas établi que les joints du pont du "Biliken" soient en sikaflex, les avis techniques concernant les joints en sikaflex sont transposables aux joints en polyuréthanne de manière générale, et les constatations des deux experts concernant l'aspect des joints sont conformes aux explications techniques fournies par Sika.
Il est donc possible d'affirmer que l'utilisation des produits Matt Chem de nettoyage et rénovation du pont en teck ont causé ou aggravé le délitement des joints, et qu'il existe un lien de causalité direct.
L'utilisation des mêmes produits deux ans auparavant sans dommage apparent n'est pas de nature à démontrer leur innocuité dès lors que cette première utilisation peut être à l'origine des craquelures des joints, l'expert du cabinet Pages n'excluant pas l'utilisation antérieure de produits d'entretien ayant contribué au dommage.
Le désordre dont la SARL Blue Jatiuca demande réparation est connu des professionnels au regard des annexes du rapport se rapportant à des litiges similaires dont certaines ont été fournies par le vendeur lui-même.
Il incombe au vendeur professionnel de prouver qu'il s'est acquitté de l'obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les besoins de l'acheteur afin d'être en mesure de l'informer quant à l'adéquation de la chose proposée à l'utilisation qui en est prévue.
Les compétences de Monsieur Bonhomme par ailleurs gérant de la société Méditerranée Plaisance ne dispensent pas le vendeur de son obligation de conseil, compte tenu de la technicité du problème ne permettant pas à l'acquéreur d'apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des produits concernés.
Il convient en conséquence de retenir la responsabilité contractuelle de la société Nautic Plaisance Marine Levant pour manquement à son obligation de conseil par application des articles 1147 et 1615 du Code civil.
Concernant la société Matt Chem fabricante des produits concernés et fournisseur de la société Nautic Plaisance Marine Levant, il s'avère que les notices de ces produits mentionnent que le produit n'altère pas les joints des ponts sans autre précision ni information relative à la compatibilité du produit avec les joints en polyuréthanne.
Il y a lieu dès lors de condamner la société Matt Chem à relever et garantir la société Nautic Plaisance Marine Levant sur le fondement de la responsabilité contractuelle pour manquement à son obligation d'information et de conseil.
3 - Sur l'indemnisation du préjudice subi
L'expert judiciaire a préconisé la remise en état des joints défectueux situés pour l'essentiel sur la partie arrière du bateau et dans une moindre mesure sur la plage avant, correspondant à 128 mètres linéaires pour un coût 4 946,58 euros TTC suivant devis du 31 octobre 2005 non actualisé.
Il n'y a pas lieu de procéder à un abattement pour vétusté dès lors que la réfection porte uniquement sur les joints et non sur les lattes de teck, et qu'il n'est pas établi que le délitement des joints ait un quelconque rapport avec leur ancienneté.
Il convient de retenir cette somme et non la somme de 7 559, 92 euros demandée par la SARL Blue Jatiuca suivant devis établi par la société Méditerranée Plaisance ayant le même gérant pour la réfection de la totalité du pont.
Selon l'expert, les travaux de réfection des joints peuvent être réalisés hors période de navigation pendant une durée de un mois de sorte qu'il n'y a pas lieu de retenir un préjudice de jouissance dont la demande, en tout état de cause, n'est étayée par aucune pièce.
Il convient en conséquence d'infirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Blue Jatiuca de sa demande d'indemnisation du préjudice matériel, de condamner la société Nautic Plaisance Marine Levant à payer à la SARL Blue Jatiuca la somme de 4 946, 58 euros au titre du préjudice matériel, de condamner la société Matt Chem à relever et garantir la société Nautic Plaisance Marine Levant de l'ensemble des condamnations et de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la SARL Blue Jatiuca de sa demande au titre du préjudice de jouissance.
4 - Sur les demandes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et les dépens
Le jugement entrepris sera infirmé de ce chef
Les sociétés Nautic Plaisance Marine Levant et Matt Chem qui succombent ne sont pas fondées en leur demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Il convient en équité de condamner la société Nautic Plaisance Marine Levant à payer à la société Blue Jatiuca la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens, et de condamner la société Matt Chem à la relever et garantir.
Par ces motifs : LA COUR, statuant en dernier ressort et par arrêt contradictoire, Confirme le jugement déféré en ce qu'il a débouté la SARL Blue Jatiuca de sa demande d'indemnisation du préjudice de jouissance, Infirme le jugement déféré en toutes ses autres dispositions, en ce compris les dispositions relatives à l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens, Et statuant à nouveau, Déclare la SARL Nautic Plaisance Marine Levant responsable du préjudice matériel subi par la SARL Blue Jatiuca pour manquement à son obligation d'information et de conseil, Condamne la SARL Nautic Plaisance Marine Levant à payer à la SARL Blue Jatiuca la somme de 4 946, 58 euros TTC en réparation de son préjudice matériel, la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SA Matt Chem Product et Cie à relever et garantir la SARL Nautic Plaisance Marine Levant de cette condamnation, Condamne la SARL Nautic Plaisance Marine Levant relevée et garantie par la SA Matt Chem Product et Cie, aux entiers dépens de première instance et d'appel en ce compris les frais d'expertise, les dépens d'appel étant recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.