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Décisions

CA Caen, 2e ch. civ. et com., 29 mars 2012, n° 10-03241

CAEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Grandis (SAS), Derose Couture (SAS)

Défendeur :

Chloé International (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Christien

Conseillers :

Mmes Beuve, Boissel Dombreval

Avocats :

SCP Mosquet Mialon d'Oliveira Leconte, SCP Grandsard Delcourt, Mes Guery, Champetier de Ribes

T. com. Coutances, du 8 oct. 2010

8 octobre 2010

EXPOSÉ DU LITIGE

À la fin de l'année 2005, la société Chloé International, qui conçoit et commercialise des produits de prêt à porter féminin, a confié à la société Grandis le développement de prototypes et la production d'une partie de ses collections.

Au cours de l'été 2009, les parties ont négocié les conditions de la poursuite de leur partenariat, la société Chloé reprochant à la société Grandis de pratiquer des prix supérieurs à ceux des autres façonniers auxquels elle confie la production de ses collections, puis, par lettre recommandée avec accusé de réception du 2 novembre 2009, elle lui a annoncé son intention de rompre leurs relations commerciales moyennant un préavis d'un an à compter du 1er janvier 2010.

Prétendant avoir été victimes d'une menace de rupture des relations pour tenter d'obtenir des conditions de prix abusives, puis d'une rupture brutale des relations commerciales établies ou à tout le moins d'une exécution du préavis exempte de bonne foi, la société Grandis a fait assigner, par acte du 9 novembre 2009, la société Chloé en paiement de dommages-intérêts pour pratiques restrictives de concurrence devant le Tribunal de commerce de Coutances, et la société Derose Couture, filiale sous-traitante de la société Grandis, est intervenue volontairement à l'instance pour réclamer la réparation de son préjudice propre.

Par jugement du 8 octobre 2010, le tribunal de commerce a statué en ces termes :

"Dit irrecevable l'intervention volontaire de la société Derose ;

Dit que la dénonciation du contrat entre la société Chloé et la société Grandis est assortie d'un préavis raisonnable ;

Déboute la société Grandis de toutes ses demandes ;

Condamne la société Grandis à payer à la société Chloé la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamne la société Grandis aux entiers dépens".

Les sociétés Grandis et Derose ont relevé appel de cette décision le 28 octobre 2010 et demandent à la cour de :

"Infirmer en l'ensemble de ses dispositions le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Coutances en date du 8 octobre 2010 ;

Dire que la société Chloé s'est rendue coupable de rupture brutale des relations commerciales nonobstant l'envoi d'un préavis écrit de rupture des relations commerciales ;

Dire que la société Chloé a tenté d'imposer à la société Grandis des prix abusifs sous menace de rupture des relations commerciales ;

Subsidiairement,

Dire que la société Chloé n'a pas exécuté ses obligations de bonne foi ;

Dire que la société Chloé a rompu partiellement ses relations commerciales avec la société Grandis ;

Dire cette rupture partielle fautive ;

En conséquence, principalement, condamner la société Chloé à régler à la société Grandis la somme de 1 231 250 euros à titre de dommages et intérêts ;

Subsidiairement, vu l'intervention volontaire de la société Derose, condamner la société Chloé à régler à la société Grandis la somme de 636 250 euros à titre de dommages et intérêts (et) condamner la société Chloé à régler à la société Derose la somme de 595 000 euros à titre de dommages et intérêts ;

Plus subsidiairement, vu la reconnaissance de responsabilité de la société Chloé, condamner la société Chloé à régler à la société Grandis la somme de 484 071 euros à titre de dommages et intérêts au titre de la perte sur marge enregistrée au cours de l'exercice 2010 ;

En toute hypothèse, débouter la société Chloé de l'ensemble de ses demandes fins et conclusions comme irrecevables et mal fondées ;

Vu l'article 700 du Code de procédure civile, condamner la société Chloé à régler à la société Grandis la somme de 15 000 euros".

La société Chloé conclut quant à elle à la confirmation du jugement attaqué et sollicite le paiement d'une indemnité de 10 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par conclusions de procédure du 16 février 2012, la société Chloé a demandé à la cour d'écarter des débats les conclusions tardivement signifiées par les parties adverses le 15 février 2012 à la veille de la clôture du 16 février 2012, mais, à l'audience, les sociétés Grandis et Derose ont expressément renoncé au bénéfice de leurs ultimes écritures et demandé à la cour de statuer au vu de leurs conclusions récapitulatives antérieurement déposées le 13 décembre 2011, ce qui fut mentionné au plumitif et ce dont il leur sera décerné acte.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour les sociétés Grandis et Derose le 13 décembre 2011, et pour la société Chloé le 17 janvier 2012.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Sur la recevabilité de l'intervention de la société Derose

Il résulte des pièces et des explications des parties que la société Chloé a eu comme seul cocontractant la société Grandis, les commandes étant passées par la société Grandis et les prix discutés et payés à celle-ci à l'exception de deux commandes des 27 juin et 21 juillet 2006 facturées par la société Derose.

Pour autant, la société Derose, sous-traitante de la société Grandis, est recevable à agir en pratiques restrictives de concurrence contre la société Chloé, dès lors que l'action exercée en vertu de l'article L. 442-6-I du Code de commerce a un fondement délictuel et que la menace de rupture en vue d'obtenir des conditions tarifaires abusives et la rupture brutale de relations commerciales établies subies par l'entrepreneur principal ont aussi causé préjudice au tiers sous-traitant.

Le tribunal de commerce a donc déclaré à tort irrecevable l'intervention de la société Derose.

Sur la menace de rupture en vue d'obtenir des conditions tarifaires abusives

Aux termes de l'article L. 442-6-I-4° du Code de commerce, l'opérateur économique qui tente d'obtenir, sous la menace d'une rupture totale ou partielle des relations commerciales, des conditions de prix manifestement abusives engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice en résultant.

En l'occurrence, il est de fait que, dans le contexte d'un renversement de tendance du marché de la mode, les relations entre les parties se sont tendues au cours de l'année 2009, la société Chloé cherchant à réduire ses coûts de production afin d'enrayer une baisse du chiffre d'affaires réalisé dans le domaine du prêt-à-porter.

C'est ainsi que, pour la saison hiver 2009, la société Chloé a, comme pour les collections précédentes, confié le développement d'une partie de ses collections à la société Grandis et, par courriel du 15 mai 2009, rappelé au façonnier qu'elle devait attendre son accord sur les prix de façon proposés avant de lancer la production, puis a réagi au démarrage de la production sans son accord préalable en adressant à la société Grandis un nouveau courriel du 30 juillet 2009 stigmatisant la fixation de "prix 25 % plus cher que prévu une fois que les articles sont mis en production, voire même livrés au stock" en ajoutant qu'elle se voyait néanmoins contrainte d'accepter ces prix afin de satisfaire les commandes de ses clients.

Elle a toutefois, par un autre courriel du 5 août 2009, informé la société Grandis qu'elle ne serait "plus en mesure de (lui) donner le programme de production pour la saison printemps 2010", puis lui a néanmoins proposé en septembre et octobre 2009 de lui confier une partie des collections printemps et été 2010 tout en se plaignant du manque de compétitivité de ses prix et lui a, en définitive, annoncé le 2 novembre 2009, une rupture des relations commerciale moyennant un préavis de près de 14 mois expirant le 31 décembre 2010.

Il s'en évince que la menace de rupture du 5 août 2009 s'inscrit dans un contexte de négociations tarifaires tendues menées dans une conjoncture économique difficile, mais qu'elle ne saurait être considérée comme fautive dès lors, en premier lieu, qu'elle répliquait à un comportement lui-même déloyal du façonnier qui a imposé ses conditions de prix en lançant la production des collections hiver 2009 sans avoir recueilli l'accord préalable de la société Chloé sur ses conditions de prix, cette dernière s'étant ainsi trouvée placée devant le fait accompli.

Surtout, il résulte du tableau comparatif des prix pratiqués par les façonniers auxquels la société Chloé confiait sa production que la société Grandis réclamait à son donneur d'ordres l'application de prix sensiblement plus élevés, de 26 à 117 %, que ceux d'autres façonniers français, et ce, quels que soit les efforts de réduction des coûts de production qu'elle prétend avoir réalisés.

À cet égard, les sociétés du groupe Grandis prétendent pour les besoins de la procédure que les exigences tarifaires de la société Chloé les auraient contraintes à travailler à perte, mais la cour ne peut que constater, comme les premiers juges, que cette allégation n'a jamais été évoquée au cours des négociations entre les parties et n'est pas suffisamment établie, étant au surplus observé que la société Grandis soutient, pour chiffrer son préjudice, avoir réalisé au cours de la période considérée une marge sur coûts variables de 56,6 %.

Il en résulte que rien ne démontre que la société Chloé, qui devait alors faire face à une pression sur les prix imposée par le marché et déplorait un comportement déloyal de son partenaire commercial, ait au cours de l'été 2009 tenté, par la menace de rupture des relations commerciales, d'imposer à la société Grandis des conditions de prix abusives.

Sur la rupture brutale de relations commerciales établies

En dépit de l'absence de convention cadre liant les parties et d'engagements quantitatifs pérennisés de la société Chloé, il est indéniable que cette dernière a, depuis la fin de l'année 2005, noué une relation commerciale établie avec le groupe Grandis en lui confiant chaque année le développement et la production d'une partie de ses collections saisonnières.

Le groupe Grandis a ainsi réalisé avec la société Chloé :

en 2006, un chiffre d'affaires de 714 000 euros en produisant 4 159 pièces,

en 2007, un chiffre d'affaires de 1 796 000 euros en produisant 10 793 pièces,

en 2008, un chiffre d'affaires de 1 551 000 euros en produisant 9 569 pièces

en 2009, un chiffre d'affaires de 864 000 euros en produisant 5 608 pièces.

Or, selon les dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, le partenaire économique qui rompt, même partiellement, une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice en résultant.

À cet égard, la société Chloé a bien notifié à la société Grandis, par un écrit adressé par lettre recommandée avec accusé de réception du 2 novembre 2009, un préavis d'un an à compter du 1er janvier 2010, ce qui laissait concrètement au groupe Grandis un délai de 14 mois avant que la société Chloé ne cesse de lui confier la production d'une partie de ses collections.

Au regard de la durée de la relation (4 ans), des volumes de chiffre d'affaires précédemment rappelés et des spécificités du secteur d'activité considéré dont le cycle de production est organisé autour de quatre collections annuelles, la société Chloé a raison de faire valoir que la durée de son préavis était généreuse.

Les sociétés du groupe Grandis soutiennent néanmoins que la diminution du chiffre d'affaires réalisé au cours de la période de préavis s'analyserait en une rupture partielle de la relation commerciale engageant la responsabilité de la société Chloé, ou caractériserait à tout le moins une exécution du préavis exempte de bonne foi.

Il n'y a toutefois jamais eu d'engagements de chiffre d'affaires entre les parties, les commandes étant soumises à des variations saisonnières subissant la volatilité du marché de la mode.

À cet égard, les premiers juges ont à juste titre relevé que, le volume de la production confiée aux façonniers variant en fonction des commandes enregistrées lors des présentations de collections, la société Grandis ne peut imposer un volume de commandes basé sur les volumes antérieurs.

Dès lors, une rupture partielle par diminution du volume du chiffre d'affaires réalisé avec le façonnier ne saurait s'établir sur le seul constat d'une réduction de chiffre d'affaires par rapport à la moyenne des chiffres d'affaires réalisés au cours des saisons précédentes, sauf si cette diminution ne se trouve pas corrélée avec l'évolution du chiffre d'affaires du créateur de collections au cours de la période considérée.

Or, la société Chloé a effectivement subi une baisse significative des commandes et, partant, de son chiffre d'affaires en 2009 et 2010, les sociétés appelantes soutenant par pure conjecture que cette baisse ne procéderait que d'un changement de stratégie commerciale.

L'intimée a en effet subi, dans son activité de prêt à porter, une baisse de chiffre d'affaires constante depuis 2007 et, entre 2008 et 2009, de près de 23 % puis, entre 2009 et 2010, de l'ordre de 30 %.

En outre, la société Grandis continuait, au cours de cette période de préavis, à facturer ses prestations à des prix sensiblement supérieurs à ceux pratiqués aux autres façonniers français auxquels la société Chloé confiait la production de ses collections.

Dès lors, le tribunal de commerce a pertinemment constaté que cette baisse de chiffre d'affaires du donneur d'ordre justifiait la diminution de ses commandes auprès de ses façonniers, la société Chloé continuant à passer des commandes à la société Grandis en fonction de l'évolution de son propre carnet de commandes et du niveau des prix pratiqués par la société Grandis en dépit des contraintes du marché.

Il n'y a donc pas eu rupture brutale, même partielle, des relations commerciales établies entre les parties, rien ne démontrant par ailleurs que le préavis de rupture n'ait pas été exécuté de bonne foi par la société Chloé.

En outre, le fait, pour la société Chloé, de conclure à titre subsidiaire à la limitation de la réparation à laquelle la société Grandis pourrait prétendre ne saurait s'analyser en une reconnaissance non équivoque de responsabilité.

Les premiers juges ont donc à juste titre débouté la société Grandis de ses demandes, et la cour rejettera pareillement les demandes de la société Derose qui, pour recevables qu'elles soient, n'en sont pas moins mal fondées.

Sur les frais irrépétibles

Il serait enfin inéquitable de laisser à la charge de la société Chloé l'intégralité des frais exposés par elle à l'occasion de l'instance d'appel et non compris dans les dépens, en sorte qu'il lui sera alloué une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, Décerne acte aux sociétés Grandis et Derose Couture qu'elles renoncent au bénéfice des conclusions déposées le 14 février 2012 et signifiées le 15 février 2012 ; Confirme le jugement rendu le 8 octobre 2010 par le Tribunal de commerce de Coutances, sauf en ce qu'il a déclaré l'intervention volontaire de la société Derose Couture irrecevable ; Déclare l'intervention de la société Derose Couture recevable mais la déboute de ses demandes ; Condamne la société Grandis à payer à la société Chloé International une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne les sociétés Grandis et Derose Couture aux dépens d'appel ; Accorde à la société civile professionnelle Grandsard et Delcourt le bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.