CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 2 octobre 2014, n° 12-21055
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Boiloris Développement (SARL)
Défendeur :
Sicilissimo (Sté), MJA Levy (SELAFA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mme Michel-Amsellem, M. Douvreleur
Avocats :
Mes Tarragano, Baechlin, Chevillon
Faits et procédure
La société Sicilissimo est un tour opérateur dédié à la Sicile depuis 2001 qui a été mis en redressement judiciaire le 24 août 2010.
La société Boiloris Développement (ci-après société Boiloris) exerce l'activité d'agence de voyage et de tour-opérateur. Elle a en décembre 2008 entrepris de développer son activité vers la Sicile, sous l'enseigne Sicilfly et elle a, en janvier 2009, recruté trois salariés démissionnaires de la société Sicilissimo.
Considérant que la société Boiloiris s'était rendue fautive de concurrence déloyale et de parasitisme à son préjudice, la société Sicilissimo a, sur autorisation judiciaire donnée par ordonnance du 18 novembre 2009, fait dresser un constat d'huissier dans ses locaux. Elle a ensuite assigné, le 11 mars 2010, la société Boiloris et ses anciens salariés devant le Tribunal de grande instance de Paris. Le juge de la mise en état ayant constaté l'incompétence du tribunal, l'affaire a été renvoyée devant le conseil des prud'hommes en ce qui concerne les demandes dirigées contre les salariés et devant le Tribunal de commerce de Paris en ce qui concerne les demandes dirigées contre la société Boiloris.
Par jugement du 24 août 2010, la société Sicilissimo a été placée en liquidation judiciaire immédiate par le Tribunal de commerce de Paris qui a désigné en qualité de mandataire liquidateur la société MJA Levy, prise en la personne de Me Levy.
Par jugement du 26 octobre 2012, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a condamné la société Boiloris à payer à la société MJA Levy, ès-qualités de liquidateur judiciaire de la société Sicilissimo :
la somme de 125 058,50 euros avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent jugement ;
la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté par la société Boiloris le 21 novembre 2012 à l'encontre de cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Boiloris le 30 avril 2014, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- dire et juger recevables les pièces numérotées 1 à 15 versées par la société Boiloris ;
- infirmer la décision dont appel en ce qu'elle a retenu des actes de parasitisme ;
Statuant à nouveau :
- constater l'absence de tout acte de parasitisme de la société Boiloris à l'encontre de la société Sicilissimo ;
A titre infiniment subsidiaire :
- infirmer le quantum et fixer la somme à 1 000 euros ;
- constater que Me Levy, ès qualités, n'établit aucun acte de concurrence déloyale, ni aucun préjudice en lien avec les activités de la société Boiloris ;
- confirmer l'absence de tout acte de concurrence déloyale ;
- en conséquence, la débouter de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;
En tout état de cause :
- condamner à titre personnel la société MJA Levy à payer à la société Boiloris la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
- la condamner, ès-qualités, au paiement d'une somme de 30 000 euros au titre des frais irrépétibles,
somme à laquelle elle évalue elle-même lesdits frais.
La société Boiloris rappelle au préalable que la situation financière de la société Sicilissimo et de ses deux associés ' les sociétés Viaggi Wasteels et Voyages Wasteels France qui lui fournissaient aussi des prestations - a commencé à se détériorer à partir de 2005. C'est ainsi que la société Voyages Wasteels France a déposé son bilan en 2008 puis a été mise en liquidation judiciaire, et que la société Sicilissimo a été l'objet d'une procédure d'alerte en octobre 2008, ses fonds propres étant négatifs à hauteur de 550 000 euros. Selon l'appelante, la défaillance de ses associés et fournisseurs a été telle qu'en décembre 2008, la société Sicilissimo ne disposait plus ni de contrat avec des compagnies aériennes, ni de réservation d'hôtels, cette situation entrainant le départ de plusieurs de ses salariés.
C'est dans ces conditions que la société Boiloris explique avoir recruté en janvier 2009 trois anciens salariés de la société Sicilissimo, qui étaient libres de tout engagement envers celle-ci et n'étaient pas liés par une clause de non-concurrence.
Sur la recevabilité des pièces n° 1 à 15, contestée par l'intimée, l'appelante soutient que si elle n'a pas communiqué ces pièces simultanément à la signification de ses conclusions, il n'en est résulté aucune atteinte au principe de la contradiction ni à la loyauté des débats, puisqu'elles avaient été communiquées en première instance.
Sur le fond, la société Boiloris récuse les allégations de parasitisme et de concurrence déloyale développées par la société Sicilissimo et que le tribunal, à tort selon elle, a retenues. Elle souligne d'abord l'absence de notoriété de la société Sicilissimo dont, au contraire, l'image de marque et la réputation étaient atteintes dès 2008 compte tenu de ses difficultés financières et elle conteste avoir débauché déloyalement ses salariées, usurpé ses efforts intellectuels et ses investissement et capté ses clients. Elle fait valoir, par ailleurs, l'absence de tout lien de causalité entre son propre comportement et la fin de l'activité de la société Sicilissimo.
A titre subsidiaire, la société Boiloris demande à la cour, s'agissant du préjudice, de ne prononcer de condamnation que d'un montant symbolique.
Vu les dernières conclusions signifiées le 8 avril 2013 par la société MJA Levy, en sa qualité de mandataire liquidateur de la société Sicilissimo, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- écarter des débats les pièces n° 1 à 15 non-communiquées par la société Boiloris simultanément à la signification des conclusions en violation de l'article 906 du Code de procédure civile ;
- débouter Boiloris Développement de toutes ses demandes en toutes fins qu'elles comportent ;
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant :
-condamner la société Boiloris à payer à la société MJA Levy, ès-qualités, une somme complémentaire de 125 058 euros à titre de dommages et intérêts du fait du préjudice subi, évalué à 250 117 euros.
- condamner la société Boiloris à payer à la société MJA Levy, ès-qualités, une somme complémentaire de 25 000 euros en sanction de sa mauvaise foi caractérisée ;
- condamner la société Boiloris à payer à la société MJA Levy, ès-qualités, une somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
L'intimée demande d'abord à la cour d'écarter les pièces n° 1 à 15 produites par l'appelante, au motif qu'elles non pas été communiquées simultanément à la signification des conclusions.
Sur le fond, elle reproche à la société Boiloris d'avoir déloyalement débauché trois de ces cinq salariés, lesquels représentaient sa "force vive" puisqu'ils étaient chargés des relations avec les clients et les fournisseurs, principalement les hôtels. Elle soutient, par ailleurs, que cette société a capté son fonds de commerce en détournant à son profit ses fournisseurs, ses produits, ses documents commerciaux et ses clients. A l'appui de ces allégations, elle souligne que la société Boiloris, travaillait avec des hôtels qu'elle utilisait, qu'elle proposait des circuits et des catalogues identiques aux siens et qu'elle traitait avec des agences dont plus de la moitié était ses anciens clients.
Selon l'intimée, la société Boiloris a pu ainsi, profitant de son savoir-faire et de son expérience, engager sa nouvelle activité sans aucun autre investissement que l'embauche concertée des trois salariés. Elle en conclut que la société Boiloris a capté son fonds de commerce, et elle évalue le préjudice subi à la somme de totale de 250 117 euros. Compte tenu de la condamnation déjà prononcée par le tribunal, elle demande à la cour de condamner l'appelante au paiement de la somme complémentaire de 125 058 euros.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la demande de rejet des pièces n° 1 à 15 produites par l'appelante
La société Sicilissimo demande à la cour d'écarter des débats les pièces n° 1 à 15 produites par la société Boiloris, au motif qu'elles n'ont pas été communiquées simultanément à la signification de ses conclusions, comme le prévoit l'article 906 du Code de procédure civile. La société Boiloris s'oppose à cette demande en faisant valoir qu'il n'a pas été porté atteinte à la contradiction et à la loyauté des débats.
La cour constate que certaines des pièces dont le rejet est demandé ont été débattues devant la cour, voire pour certaines d'entre elles, versées aux débats par l'intimée.
Il en va ainsi des trois contrats de travail, du jugement du conseil de prud'hommes de Bobigny et d'un article de presse, produits en pièces 5, 6, 7, 10-8 et 15 par la société Boiloris, mais que la société Sicilissimo a elle-même versés aux débats en pièces n° 7, 34 et 35. La société Sicilissimo, par ailleurs, s'est, en page 5 de ses conclusions, exprimée sur les articles de presse produits en pièces n° 10-1 à 10-21 par la société Boiloris, pour leur dénier toute pertinence. Il en résulte que la production de ces pièces n'a pas porté atteinte à la contradiction et à la loyauté des débats, mais qu'il n'est pas démontré en revanche que les autres pièces ont été contradictoirement et loyalement débattues. En conséquence, la cour ordonnera le retrait des pièces n° 1, 2, 3, 4, 8, 9, 11, 12, 13 et 14 produites par la société Boiloris.
Sur le débauchage de salariés reproché à la société Boiloris
Il est constant que trois des salariés de la société Sicilissimo, qui n'étaient pas liés par une clause de non concurrence, ont démissionné en décembre 2008, puis ont été recrutés en janvier 2009 par la société Boiloris pour y exercer les mêmes fonctions.
La cour n'a pas à apprécier la régularité de ces démissions, ou leur éventuelle requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse, les intéressés n'étant pas dans la cause et le Conseil des prud'hommes de Bobigny ayant, par jugement du 9 mai 2010 devenu définitif, tranché ces questions (pièce intimé n° 34).
En revanche, la cour doit déterminer si l'embauche ultérieure de ces salariés par la société Boiloris a procédé de manœuvres déloyales ; or, force est de constater que la société Sicilissimo ne le démontre pas. Elle soutient, en effet, que la société Boiloris aurait proposé aux salariés des salaires de 15 % à 50 % supérieurs à ceux qu'elle leur versait ; cette allégation cependant, qui est contestée par la société Boiloris, n'est pas confirmée par les contrats de travail des intéressés, dont les conditions financières ne sont pas supérieures à celles dont ils bénéficiaient de la part de la société Sicilissimo.
La simple concomitance des embauches, par ailleurs, ne saurait pas plus caractériser un procédé déloyal, les intéressés n'étant liés par aucune clause de non concurrence et, comme l'a relevé le conseil des prud'hommes, ayant été poussés par les difficultés économiques dans lesquelles s'est trouvée à partir d'octobre 2008 la société Sicilissimo, à chercher un nouvel employeur. La société Sicilissimo, en revanche, n'apporte aucun élément qui démontrerait que la société Boiloris aurait, par des manœuvres déloyales, incité ces salariés à quitter leur employeur, ni même qu'elle aurait, par des prises de contact, démarché ces salariés.
Sur l'identité de fournisseurs
La société Sicilissimo expose qu'elle travaillait principalement avec cinq hôtels situés dans la région de Cefalu et Palerme et elle reproche à la société Boiloris d'avoir utilisé quatre de ces hôtels pour certains de ses circuits figurant dans son catalogue 2009. Mais ce simple constat ne suffit pas, à lui seul, à démontrer que la société Boiloris aurait profité des investissements réalisés par la société Sicilissimo et se serait ainsi épargnée des travaux de prospection et d'étude de marché préalables au choix de ces hôtels, sauf à considérer que la société Sicilissimo détiendrait un droit exclusif de traiter avec ces hôtels. Au demeurant, la société Boiloris produit en pièces 27, 60, 61 et 62 les catalogues d'autres tours opérateurs "Sicil'Air, Sicilplus, Donatello, Thomas Cook, Fram" qui utilisent aussi ces hôtels dans leurs circuits. Le grief de parasitisme reproché à ce titre à la société Boiloris n'est donc pas établi.
Sur l'identité de clients
La société Sicilissimo fait valoir que selon le constat d'huissier qu'elle a fait dresser, parmi les agences clientes de la société Boiloris, 35 étaient ses propres clientes. Mais force est de constater qu'en l'absence de tout droit privatif sur la clientèle, cette simple constatation ne suffit pas à établir le parasitisme reproché à la société Boiloris, lequel ne saurait procéder que de manœuvres déloyales tendant à la captation de cette clientèle. Or, la société Sicilissimo n'apporte sur ce point aucun élément, alors qu'il est avéré que la société Boiloris a mené des actions de publicité et de communication auprès des agences (pièce intimé n° 18), à la suite desquelles elle affirme, sans être contredite, avoir été contactée par celles-ci.
Sur l'identité des produits
La société Sicilissimo soutient que les circuits touristiques proposés par la société Boiloris sont l'imitation servile de ses propres circuits et sont le fruit d'une appropriation de son savoir-faire. De fait, l'examen des différents catalogues versés aux débats révèle d'incontestables similitudes entre certains des circuits proposés par les sociétés Sicilissimo et Boiloris, en ce qui concerne par exemple leur durée, leurs étapes, leur dominante (circuit "classique", circuit "îles éoliennes"). Mais ces similitudes ne sauraient caractériser de parasitisme que si elles traduisaient l'appropriation indue d'une expertise spécifique et d'un savoir-faire particulier, utilisés pour la conception de circuits originaux par rapport aux produits proposés par les opérateurs concurrents ; or, tel n'est pas le cas, puisque les pièces produites par la société Boiloris (pièces n° 56, 60, 61 et 62) démontrent que les similitudes relevées par la société Sicilissimo affectent également les circuits proposés par d'autres professionnels opérant sur la Sicile.
Sur l'identité des documents commerciaux
Comme le tribunal l'a relevé, le texte de présentation du "Circuit Iles Eoliennes" figurant en page 5 du catalogue Sicilfly 2010 (pièce intimé n° 21) est la copie du texte de présentation du "Circuit Siciléoliennes" figurant en page 25 du catalogue Sicilissimo 2008 (pièce intimé n° 26). Cette identité ne peut s'expliquer ni par des contraintes rédactionnelles, ni par les caractères propres des circuits présentés et constitue une imitation fautive qu'au vu des éléments dont elle dispose, la cour réparera par l'allocation à la société Sicilissimo d'une somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Sur la demande de condamnation à une somme complémentaire de 25 000 euros pour sanctionner la mauvaise foi de la société Boiloris
La société Sicilissimo fait valoir que la société Boiloris a fait preuve de mauvaise foi et elle demande sa condamnation à lui payer à ce titre la somme de 25 000 euros. Mais elle ne démontre pas qu'au-delà des agissements fautifs dont la cour a déjà ordonné la réparation, la société Boiloris lui a, par son comportement, causé un préjudice supplémentaire qui pourrait justifier la condamnation demandée. Sa demande sera donc rejetée.
Sur la demande de la société Boiloris tendant à la condamnation de la société MJA Levy pour procédure abusive
La cour ayant prononcé une condamnation contre la société Boiloris, celle-ci ne saurait prétendre que la procédure engagée contre elle était abusive. La demande qu'elle présente de ce chef sera donc rejetée.
Sur les frais irrépétibles
Il n'apparaît pas justifié, au regard des éléments du dossier, de prononcer de condamnation au regard de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Ecarte des débats les pièces n° 1, 2, 3, 4, 8, 9, 11, 12, 13 et 14 produites par la société Boiloris Développement ; Infirme le jugement attaqué ; Statuant à nouveau, Condamne la société Boiloris Développement à payer à la société MJA Levy, ès-qualités de mandataire liquidateur de la société Sicilissimo, la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts ; Rejette la demande de la société MJA Levy, ès-qualités de mandataire liquidateur de la société Sicilissimo, tendant à la condamnation de la société Boiloris Développement à lui payer la somme de 25 000 euros à titre de dommages et intérêts ; Rejette la demande de la société Boiloris Développement tendant à la condamnation de la société MJA Levy ; Rejette les demandes de condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toutes les demandes autres, plus amples ou contraires des parties ; Condamne la société Boiloris Développement dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.