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Décisions

CA Orléans, ch. com., économique et financière, 5 juin 2014, n° 13-00257

ORLÉANS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Haulotte Group (SA)

Défendeur :

Soudacier (SAS), Mayon (ès qual.), Mequignon (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Garnier

Conseillers :

Mme Hours, M. Monge

Avocats :

Mes Lueger, Nevot, Mayon, Garnier, Lisimachio, Brunet

T. com. Bourges, du 15 mars 2011

15 mars 2011

La société Haulotte Group, spécialisée dans la fabrication et la commercialisation d'engins de manutention et de levage, qui avait confié en 1996 à la société Soudacier la production en sous-traitance de divers éléments, a mis fin à ces relations commerciales en octobre 2007. S'estimant victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies, au sens de l'article L. 442-6-i-5° du Code de commerce, la société Soudacier a assigné son donneur d'ordres en réparation de son préjudice.

Par jugement du 15 mars 2011, le Tribunal de commerce de Bourges a condamné la société Haulotte à payer à la société Soudacier, en réparation des préjudices résultant de la rupture abusive, les sommes suivantes :

1 794 480 euro au titre de la réparation liée aux gains manqués,

150 000 euro à titre de dommages et intérêts pour atteinte à l'image,

214 951,07 euro au titre du coût des licenciements pour motif économique,

332 544,67 euro au titre des investissements effectués par Soudacier à la demande de Haulotte et non rentabilisés,

154 000 euro au titre de la réparation liée à la poursuite du bail commercial du site du Creusot,

110 000 euro au titre des frais de déménagement de ce site,

147 048,61 euro au titre de la reprise des stocks,

Soit un total de 2 903 024,35 euro

La société Soudacier a été mise en redressement judiciaire le 11 mai 2011.

Sur appel de la société Haulotte, la Cour d'appel de Bourges, par arrêt du 23 février 2012, a confirmé le jugement en ce qu'il avait retenu la responsabilité de la société Haulotte dans la rupture de ses relations contractuelles avec la société Soudacier mais l'a réformé pour le surplus en condamnant la société Haulotte en paiement d'une somme ramenée à 1 568 109 euro.

Un plan de redressement de la société Soudacier a été arrêté par jugement du 18 avril 2012 rendu par le Tribunal de commerce de Bordeaux.

Sur pourvoi formé par la société Haulotte, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, par arrêt du 15 janvier 2013, a dit que la cour d'appel avait pu estimer que la rupture avait été brutale, mais a cassé l'arrêt seulement en ce qu'il avait condamné la société Haulotte à payer à la société Soudacier la somme de 1 568 109 euro.

Pour statuer ainsi, la Cour de cassation a retenu :

Qu'en allouant à la société Soudacier une somme de 200 000 euro pour des investissements très importants réalisés en 2005 et 2006 dans le cadre de ses relations avec la société Haulotte, sans préciser en quoi l'absence de préavis avait été de nature à engendrer un préjudice à ce titre, la cour d'appel avait privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce ;

Qu'en statuant sur les demandes d'indemnisation de la société Soudacier au titre des conséquences de la fermeture du site du Creusot, du coût des licenciements et de celui des stocks inutilisés, et en lui allouant diverses sommes en réparation de la perte des chances de déménager, de mettre fin à la convention d'occupation de manière non précipitée et de trouver une solution de rechange, comme d'organiser la restructuration sociale pendant la durée du préavis ainsi qu'une parfaite gestion des stocks, la cour d'appel, qui avait relevé d'office le moyen tiré de ce que les préjudices allégués consistaient en des pertes de chance, sans inviter préalablement les parties à s'en expliquer, avait violé l'article 16 du Code de procédure civile ;

La Cour d'appel d'Orléans, désignée comme cour de renvoi, a été saisie par déclaration du 18 janvier 2013 par la société Haulotte.

La société Soudacier a été placée en liquidation judiciaire le 6 mai 2013, et son liquidateur, la Selarl Laurent Mayon, intervient volontairement à la présente instance.

La société Haulotte prétend que les conclusions développées au nom de Soudacier sont irrecevables. Elle s'interroge sur la portée de la cassation et conteste tant les préjudices dont la réparation a été censurée par la Cour de cassation que ceux n'ayant pas causé la cassation.

La Selarl Laurent Mayon et la société Soudacier relèvent que la cour de renvoi n'est saisie que de la détermination de l'indemnisation due au titre de chacun des préjudices que la brutalité de la rupture a causés. Elle estime la durée du préavis raisonnable à 18 mois, comme l'a jugé le tribunal, et demande de porter l'indemnisation des gains manqués à 3 561 971,86 euro et de confirmer le jugement sur les autres préjudices, sauf à réduire les postes de coût des locaux et de dévalorisation des stocks.

Pour l'exposé complet des faits, de la procédure, ainsi que des prétentions et moyens des parties, qui seront analysés en même temps que leur discussion dans les motifs qui suivent, il est expressément renvoyé à la décision entreprise et aux dernières conclusions signifiées le 24 mars 2014 (société Haulotte) et 27 mars 2014 (Selarl Laurent Mayon).

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 27 mars 2014.

Sur quoi

Sur la recevabilité des conclusions des intimées

Attendu que, si du fait de son dessaisissement prévu par l'article L. 641-9 du Code de commerce dans sa rédaction issue de la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, le débiteur en liquidation judiciaire ne peut exercer seul des actions en justice relativement à son patrimoine, aucune disposition ne l'empêche de déposer, comme en l'espèce, des écritures communes avec son liquidateur qui intervient volontairement à l'instance ; qu'aucune irrecevabilité ne peut donc être opposée à la société Soudacier ;

Sur la portée de la cassation

Attendu qu'il résulte des articles 624, 625 et 638 du Code de procédure civile que la cassation d'un arrêt condamnant, par un chef de dispositif unique, une partie à verser des dommages et intérêts, investit la juridiction de renvoi de la connaissance du chef du litige tranché par cette disposition dans tous ses éléments de fait et de droit ; que le dispositif de l'arrêt du 23 février 2012 de la Cour d'appel de Bourges ne comportant aucun chef spécifique afférent aux différents postes d'indemnisation, la cassation de cet arrêt dans sa disposition globale condamnant la société Haulotte à payer à la société Soudacier la somme de 1 568 109 euro en réparation du préjudice subi n'en a rien laissé subsister quel que soit le moyen qui a déterminé la cassation ; que le débat devant la cour de renvoi inclut donc toutes les rubriques des préjudices allégués par la société Soudacier et notamment la durée du préavis raisonnable et l'indemnisation du gain manqué ;

Sur la durée du préavis et le gain manqué

Attendu, selon l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ; que ce texte n'interdit pas de mettre fin à une relation commerciale établie mais seulement de la rompre de manière brutale ; que la société Haulotte devait respecter un délai de prévenance suffisant pour permettre à sa sous-traitante de pallier les inconvénients de la perte du marché et prendre ses dispositions pour réorganiser son activité ou rechercher de nouveaux débouchés, alors qu'il est acquis, à la suite de l'arrêt de la Cour de cassation, que cette société n'a accordé aucun préavis ;

Qu'au regard des relations commerciales antérieures établies depuis une dizaine d'années, et du fait que le chiffre d'affaires de la société Soudacier réalisé avec la société Haulotte représentait 83 % de son activité, traduisant ainsi un état de dépendance économique, durant la période 2004-2007, le préavis doit être fixé à douze mois ; qu'en fonction de la marge brute totale de 7 526 585 euro obtenue durant les trois exercices précédents la rupture et attestée par le commissaire aux comptes de la société Soudacier, la cour dispose des éléments suffisants pour condamner la société Haulotte à payer à la Selarl Laurent Mayon, ès qualités, la somme de 2 508 861 euro à titre de dommages et intérêts, correspondant à douze mois de marge ;

Sur les autres préjudices

Attendu que la réparation ne peut porter que sur le préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non sur celui découlant, le cas échéant, de la rupture elle-même ;

Sur l'atteinte à l'image

Attendu que la société Soudacier n'établit pas en quoi une éventuelle atteinte à son image de marque serait la conséquence directe de la brutalité de la rupture des relations contractuelles, dès lors que les articles de presse concernant sa maison-mère Oxymetal se bornent à indiquer que celle-ci doit faire face aux difficultés de Soudacier suite à la perte de la clientèle de Haulotte ; que la demande afférente à l'atteinte à l'image de marque sera rejetée ;

Sur le coût des licenciements

Attendu que la perte du marché a entraîné le licenciement des huit salariés du site du Creusot, moins de trois mois après la rupture ; que le liquidateur de la société Soudacier doit donc obtenir le remboursement des indemnités de licenciement versées à ces salariés, qui s'élèvent stricto sensu à 14 217 euro, somme à laquelle il convient d'ajouter un versement à l'Assedic de 4 666 euro, ainsi que le coût de la cellule de reclassement et des mesures d'accompagnement chiffré à 33 500 euro, soit un total de 52 383 euro ;

Qu'en revanche, le licenciement pour motif économique de 20 salariés de l'usine de Vierzon en 2009, dans le cadre d'un plan de sauvegarde de l'emploi, n'est pas lié à la brutalité de la rupture et ne saurait donner lieu à indemnisation ;

Sur les investissements

Attendu qu'il n'est pas démontré que les investissements allégués, portant pour l'essentiel sur l'acquisition de robots, et qui n'étaient pas, par leur nature, indissolublement liés aux commandes de Haulotte, aient été faits à l'initiative de cette dernière société en 2006 ; qu'il résulte, au contraire, d'un compte rendu de réunion du 20 janvier 2006, rédigé par Oxymetal, société mère de Soudacier, que le représentant de Haulotte, informé des projets de robotisation en vue de réduire les coûts de production, a trouvé que l'investissement était élevé et a suggéré que son sous-traitant regarde d'abord si ces fonds ne seraient pas mieux employés à réduire le poste autres frais, plus élevé que la valeur ajoutée directe de Soudacier ; que la société Soudacier a donc investi à ses risques et périls, sans s'être assurée qu'elle pourrait en amortir le coût et n'apporte pas la preuve d'un préjudice causé par la faute de Haulotte du fait de la rupture brutale des relations ;

Sur la poursuite du bail du site du Creuzot

Attendu que la société Soudacier a réglé des loyers jusqu'à la fin de l'exercice 2008 ; que, néanmoins, ce préjudice est déjà réparé, en grande partie, par l'indemnisation de la perte de marge pendant une année à compter d'octobre 2007, qui a pour objet de couvrir les frais d'exploitation de l'entreprise, de sorte que seul est indemnisable le loyer du dernier trimestre 2008, soit 16 931,25 euro ;

Sur les frais de déménagement du site du Creuzot

Attendu que le préjudice induit par les frais de déménagement de ce site n'a pas été causé par l'absence de préavis raisonnable mais par la rupture elle-même, et aurait été supporté en tout état de cause par la société Soudacier même si un préavis réel avait été accordé ; qu'aucune indemnisation n'est due à ce titre ;

Sur la reprise des stocks

Attendu que la société Haulotte s'était engagée, par courrier du 2 août 2007, réitéré le 24 janvier 2008, à reprendre la totalité du stock de matière non utilisée ; que, toutefois, le stock litigieux n'était pas de 210 tonnes d'acier, mentionné dans la facture Soudacier adressé en 2012 à une société de courtage en métaux, mais tout au plus de 84 tonnes, selon courriel de Soudacier à Haulotte du 7 juin 2007 ; que l'estimation finale faite par Haulotte en 2008, de 65 tonnes de matière pour un prix de 64 175 euro en fonction des prix de l'acier à l'époque apparaît donc raisonnable et sera entérinée par la cour, la société appelante étant condamnée à payer cette somme au liquidateur de Soudacier ;

Attendu que toutes les sommes allouées porteront intérêt au taux légal à compter du jugement du 15 mars 2011, et capitalisation des intérêts à compter des dernières conclusions des intimées du 27 mars 2014 qui ne font pas référence à une date antérieure de capitalisation ;

Attendu que, par application de l'article 639 du Code de procédure civile, il y a lieu de statuer sur tous les dépens exposés devant les juridictions du fond ; que la société Haulotte supportera la charge de ces dépens, et versera, en outre, à la Selarl Laurent Mayon, ès qualités, la somme de 50 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et sur renvoi après cassation ; Infirme le jugement entrepris rendu le 15 mars 2011 par le Tribunal de commerce de Bourges, dans ses dispositions relatives à l'indemnisation des différents préjudices subis par la société Soudacier suite à la rupture brutale de ses relations avec la société Haulotte Group, et Statuant à nouveau sur ces points, Fixe à douze mois la durée du préavis qui aurait été raisonnable, Condamne la société Haulotte Group à payer à la Selarl Laurent Mayon, liquidateur de la société Soudacier, les sommes suivantes : 2 508 861 euro à titre de dommages et intérêts pour la perte de marge, 52 383 euro pour le coût des licenciements économiques des salariés du site du Creuzot, 16 931,25 euro pour le remboursement du loyer du site du Creuzot du 4ème trimestre 2008, 64 175 euro pour la reprise des stocks, Déboute la Selarl Laurent Mayon, ès qualités, de ses demandes indemnitaires afférentes à l'atteinte à l'image de marque, aux investissements non amortis, et aux frais de déménagement du site du Creuzot , Dit que les sommes allouées seront assorties des intérêts au taux légal à compter du 15 mars 2011, avec capitalisation des intérêts, dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, à compter du 27 mars 2014, Dit que les dépens exposés devant les juridictions du fond seront supportés par la société Haulotte Group, Condamne la société Haulotte Group à payer à la Selarl Laurent Mayon, liquidateur de la société Soudacier, la somme de 50 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Accorde à Maître Garnier, avocat, le droit reconnu par l'article 699 du même Code pour ceux des dépens exposés devant la présente cour.