CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 12 novembre 2014, n° 12-14193
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Salm (SAS)
Défendeur :
Bertrand Delobel (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes Maupas Oudinot, Lanciaux, Baechlin, Delahousse
Par contrat dit "Contrat de Concession" du 30 juin 2002, la SAS Salm, propriétaire et exploitante des marques et logos propres au réseau Cuisine Schmidt, qui fabrique et assure la distribution de meubles de cuisine et de salles de bains par l'intermédiaire d'un réseau de concessionnaires exclusifs, a concédé, pour une durée indéterminée, à la SARL Bertrand Delobel les droits d'exploitation de l'enseigne "Cuisines Schmidt", à titre exclusif dans une zone de chalandise définie au contrat sous le vocable Zone 80 C et Zone 80 A.
Par courrier du 21 juillet 2010, la société Salm a informé la société Bertrand Delobel qu'elle souhaitait modifier sa zone de chalandise, par la "suppression du canton (06) Albert", au motif que la société Bertrand Delobel n'atteignait pas, depuis plusieurs années, l'objectif de parts de marché attribué à sa zone. Dans ce courrier, la société Salm demandait à la société Bertrand Delobel de retourner le courrier avec la mention "Bon pour accord de modification de zone de chalandise" daté et signé dans le délai d'un mois à compter de sa réception.
Par courrier du 21 août 2010, la société Bertrand Delobel a contesté la non-réalisation des objectifs, a indiqué que cette modification de la zone de chalandise remettait en cause l'équilibre économique de son entreprise et a demandé quelles étaient les mesures d'indemnisation envisagées.
Par courrier du 9 septembre 2010, la société Salm a constaté le refus de la société Bertrand Delobel et lui a signifié la résiliation du contrat de concession à effet du 31 mars 2011.
Par courrier du 4 octobre 2010, le conseil de la société Bertrand Delobel a contesté avoir refusé la modification de sa zone de chalandise, n'avoir pas rempli les objectifs contractuels, ainsi que les conditions vexatoires de la rupture et la durée insuffisante du préavis.
Par courrier du 19 novembre 2010, la société Salm a répondu à l'avocat de la société Bertrand Delobel notamment que, du fait de sa durée indéterminée, elle était en droit de résilier le contrat de concession à tout moment, sans justification, moyennant le respect d'un préavis raisonnable, que le non-retour du courrier de modification de la zone de chalandise avec la mention "bon pour accord", ainsi que les engagements exigés en contrepartie par la société Bertrand Delobel valaient à ses yeux refus de la modification proposée, elle se déclarait néanmoins prête "à étudier avec [la société Bertrand Delobel] une prorogation du délai de préavis jusqu'au 30 juin 2011".
Par courrier du 6 décembre 2010, le conseil de la société Bertrand Delobel a informé la société Salm que sa cliente l'a chargée d'engager une procédure devant la juridiction consulaire en précisant "Ma cliente prend note de ce que vous suggérez en l'état de proroger le préavis au 30 juin 2011, ce qui est, là encore, trop bref selon elle, indépendamment des conditions de la rupture susvisée. Je ne manquerai pas revenir vers vous une fois que celle-ci m'aura fixé sur ses intentions définitives."
Par acte du 4 mars 2011, la société Bertrand Delobel a assigné la société Salm devant le Tribunal de commerce de Lille.
Par jugement du 5 juillet 2012, le Tribunal de commerce de Lille a :
- condamné la société Salm à payer à la société Bertrand Delobel à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relation commerciale la somme de 248 476,50 euros majorée des intérêts de retard à dater de la décision,
- ordonné la capitalisation des intérêts,
- débouté la société Bertrand Delobel de sa demande à titre de dommages et intérêts complémentaires,
- débouté la société Salm de ses demandes,
- condamné la société Salm à payer à la société Bertrand Delobel la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision nonobstant appel et sans caution,
- condamné la société Salm aux entiers frais et dépens.
Le 25 juillet 2012, la société Salm a interjeté appel de ce jugement.
Vu les dernières conclusions, notifiées et déposées le 21 février 2013, par lesquelles la société Salm demande à la cour de :
- recevoir la société Salm en son appel et la dire bien fondée.
A titre principal,
- réformer le jugement en ce qu'il a considéré que la rupture des relations commerciales par la société Salm avec la société Delobel était brutale,
- dire que la rupture des relations commerciales s'est déroulée dans des conditions commerciales normales,
En conséquence,
- réformer le jugement en ce qu'il a condamné la société Salm à payer à la société Bertrand Delobel, à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relation commerciale la somme de 248 476,50 euros majorée des intérêts de retard à dater de la décision,
- dire la société Delobel mal fondée en ses demandes et rejeter l'intégralité de ses prétentions,
A titre subsidiaire,
- dire que la société Delobel n'a subi aucun préjudice résultant de la brutalité de la rupture de la relation commerciale,
- par conséquent, réformer le jugement en ce qu'il a condamné la société Salm à payer à la société Bertrand Delobel, à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relation commerciale, la somme de 248 476,50 euros majorée des intérêts de retard à dater de la décision,
A titre plus subsidiaire,
- dire que la société Delobel ne fait pas la preuve du préjudice résultant de la brutalité de la rupture de la relation commerciale,
- par conséquent, réformer le jugement en ce qu'il a condamné la société Salm à payer à la société Bertrand Delobel à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relation commerciale la somme de 248 476,50 euros majorée des intérêts de retard à dater de la décision,
A titre plus subsidiaire,
- dire que la méthode d'évaluation du préjudice résultant de la brutalité de la rupture de la relation commerciale retenue par le tribunal est erronée,
- par conséquent, réformer le jugement du tribunal en ce qu'il a condamné la société Salm à payer à la SARL Bertrand Delobel à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relation commerciale la somme de 248 476, 50 euros majorée des intérêts de retard à dater de la décision,
En tout état de cause,
- confirmer le jugement en ce qu'il a considéré que les conditions de la rupture par la société Salm n'étaient ni vexatoires ni abusives,
- en conséquence, confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Delobel de sa demande de dommages et intérêts complémentaires,
- condamner la société Delobel au paiement d'une somme de 17 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- la condamner aux dépens.
Vu les dernières conclusions, notifiées et déposées le 13 août 2013, par lesquelles la société Bertrand Delobel demande à la cour de :
Vu le Décret n° 2009-1384 du 11 novembre 2009, article 2,
- dire recevable et bien fondée la société Bertrand Delobel en ses demandes,
En conséquence,
Vu les articles 442-6,5° du Code de commerce et 1382 du Code civil,
- confirmer le jugement rendu par le tribunal en ce qu'il a jugé brutale la rupture des relations commerciales notifiée par la société Salm, par sa lettre recommandée en date du 9 septembre 2010 et en ce qu'il a condamné la société Salm au paiement de la somme de 248 476,50 euros, à titre de dommage intérêts majorée des intérêts de retard à dater du jugement avec capitalisation desdits intérêts, outre la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- infirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Bertrand Delobel de sa demande complémentaire de dommages intérêts à hauteur de 50 000euro au titre des conditions vexatoires et abusives de la rupture des relations commerciales liant les parties,
En conséquence,
- dire et juger brutale, la rupture des relations commerciales notifiée par la société Salm, par sa lettre recommandée en date du 9 septembre 2010,
- dire et juger que la société Salm a commis une faute au titre de l'article 1382 du Code civil dont la société Bertrand Delobel est fondée à demander réparation,
- condamner à ce titre la société Salm au paiement de la somme de 248 476, 50 euros à titre de dommages et intérêts, majorée des intérêts de retard à dater du jugement du 5 juillet 2012,
- ordonner la capitalisation desdits intérêts,
- dire et juger que les conditions de la rupture sont, au surplus, constitutives d'un abus de droit qui s'est prolongé jusqu'à l'issue même des relations contractuelles,
- condamner à ce titre la société Salm au paiement de la somme de 50 000 euros à titre de dommages intérêts complémentaires, majorée des intérêts de retard à dater de la présente décision,
- ordonner la capitalisation desdits intérêts,
- débouter la société Salm de ses demandes,
- condamner la société Salm au paiement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, en cause d'appel, ainsi qu'aux entiers dépens, dont distraction est requise au profit de Maître Jeanne Baechlin, avocat aux offres de droit.
Cela étant exposé, LA COUR,
Sur la rupture du contrat de concession :
Considérant que la société Salm soutient que le contrat de concession qui la liait à la société Bertrand Delobel est à durée indéterminée et que par conséquent chaque partie pouvait y mettre fin à tout moment sans justification, moyennant le respect d'un préavis raisonnable ; qu'elle n'a donc pas commis de faute en résiliant ce contrat ; que l'intimée ne rapporte pas la preuve que le préavis qui lui a été accordé était insuffisant pour permettre sa reconversion ; que le préavis prévu dans la lettre de résiliation du 9 septembre 2010, au 31 mars 2011, soit une durée de presque sept mois, était suffisant au regard de la jurisprudence ; qu'au surplus, c'est la société Bertrand Delobel qui a décidé de limiter son préavis au 31 mars 2011 en ne répondant pas à sa proposition de prolonger la durée du préavis jusqu'au 30 juin 2011 ; que l'intimée a refusé d'étendre le préavis au-delà de sept mois car elle savait que ce délai était suffisant pour opérer sa reconversion vers une autre marque et un autre réseau ; qu'en effet, le point de vente de la société Bertrand Delobel est devenu franchisé de l'enseigne SoCoo'c, issue du groupe Fournier, et a ouvert ses portes dès le 18 juin 2011 ;
Considérant que la société Bertrand Delobel expose que le contrat de concession étant à durée indéterminée et n'ayant pas prévu de préavis, les dispositions de l'article L. 442-6, 5 ° du Code de commerce sont applicables ; qu'au regard de la durée des relations commerciales des parties, 8 années, du caractère de ces relations, 100 % du chiffre d'affaires réalisé, et de la nature des produits concédés sous marque du distributeur, un préavis de 6 mois ne présente pas le caractère "raisonnable" imposé par les dispositions de l'article L. 442-6, 5° du Code de commerce et la jurisprudence ; qu'en l'espèce la durée raisonnable du préavis ne saurait être inférieure à 12 mois ; que l'intimée soutient qu'elle a été contrainte de vendre son droit au bail, à Longueau, à la société ICA qui l'a exploité sous l'enseigne SoCoo'c et qu'elle-même a créé un fonds de commerce à Barentin dont l'exploitation n'a débuté qu'en mai 2012 ;
Considérant que la société Salm, qui souhaitait modifier la zone de chalandise de son concessionnaire, était en droit de résilier le contrat de concession à durée indéterminée dès lors que les parties n'ont pu se mettre d'accord sur la modification proposée ; que cette rupture qui est survenue subitement et n'a pu être anticipée par la société Bertrand Delobel, devait s'accompagner d'un préavis raisonnable, tel que prévu par les dispositions de l'article L. 442-6, 5° du Code de commerce ;
Considérant que, par des motifs pertinents que la cour approuve, le tribunal de commerce a décidé que compte tenu de la durée de la relation commerciale et d'autres circonstances au moment de la notification de la rupture, notamment la nature de l'activité et du fait que la relation commerciale portait sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée raisonnable du préavis aurait dû être de 12 mois ;
Considérant que le préavis effectivement accordé à la société Bertrand Delobel n'ayant été que de 6 mois et 21 jours, la rupture des relations commerciales établies entre les sociétés doit être qualifiée de brutale, au sens de l'article L. 442-6- 5° du Code de commerce ; que l'intimée est en droit de demander réparation du préjudice résultant pour elle de la brutalité de la rupture ;
Sur le préjudice résultant de la brutalité de la rupture :
Considérant que la société Salm expose que la perte de marge ne doit être intégralement indemnisée que si elle est avérée au jour où le juge statue ; qu'en l'espèce, la société Bertrand Delobel s'est reconvertie en devenant un franchisé de l'enseigne SoCoo'c dès le 18 juin 2011, soit moins de trois semaines après la résiliation du contrat, le 31 mars 2011 ; qu'en conséquence l'intimée ne peut prétendre à aucune indemnisation ; d'autant que la consultation de ses comptes sociaux, arrêtés au 31 décembre 2011, démontrent que sa reconversion a été une réussite ; que si l'existence d'un préjudice était retenue, le calcul de l'indemnisation devrait être fait selon la marge dite "sur coûts variables";
Considérant que la société Bertrand Delobel sollicite que son préjudice soit évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période d'insuffisance de préavis, soit 6 mois, en référence aux exercices sociaux 2007 à 2010, soit une marge brute moyenne de 274 302,50 euros sur 6 mois ; que l'intimée fait valoir que la méthode d'indemnisation selon la marge sur coûts variables est inadaptée à son activité car, comme le précise son expert-comptable, seule la pose des cuisines génère un coût variable mais dans les chiffres retenus cette dernière a déjà été neutralisée en chiffre d'affaires et en charge ;
Considérant que le préjudice de la société Bertrand Delobel doit être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période d'insuffisance de préavis, du 1er avril au 9 septembre 2011, soit durant 5 mois et 9 jours, sans qu'il y ait lieu de tenir compte des conditions dans lesquelles s'est opérée la reconversion de l'intimée ; que le tribunal a justement retenu que, pour ce faire, il convenait de prendre pour base de calcul les années 2009 et 2010, qui rendent plus exactement compte de l'état du marché ; qu'au vu des pièces produites par l'intimée, notamment les attestations de son expert-comptable, la marge brute moyenne doit être fixée à 993 907 euros par an, soit 82 825 euros par mois, soit 441 736 euros sur 5 mois et 9 jours ;
Sur le caractère abusif et vexatoire de la rupture :
Considérant que la société Bertrand Delobel soutient que la société Salm a utilisé des procédés déloyaux, abusifs, vexatoires et contraires aux usages commerciaux, en mettant en avant de faux manquements pour justifier la rupture du contrat de concession, en avertissant les salariés avant que l'intimée soit elle-même informée de la rupture, en radiant les salariés de l'intimée de la liste des invités du salon Euro Forum d'octobre 2010, en modifiant de façon injustifiée les conditions de paiement durant la période de préavis ce qui a entraîné des difficultés de trésorerie ; que l'intimée sollicite à ce titre le versement d'une somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts supplémentaires ;
Considérant que la société Salm conteste les affirmations de la société Bertrand Delobel faisant valoir que les commandes qui lui sont transmises son concessionnaire lui permettaient de savoir que l'activité de l'intimée sur le canton d'Albert était marginale, que M. Delobel a été informé dès le 8 septembre 2010 de la décision de résilier le contrat de concession, que la participation des salariés de l'intimée à L'Euro Forum 2010, manifestation organisée afin de présenter les nouveautés commercialisées à compter du printemps 2011, ne se justifiait plus dès lors que la société devait cesser la commercialisation des produits Cuisine Schmidt à compter du mois de mars 2011, que la modification des conditions de paiement appliquées à l'intimée était la conséquence des incidents de paiement générés par celle-ci à compter du 5 janvier 2011 ;
Considérant que l'invocation par la société Salm, dans sa lettre du 21 juillet 2010, de la non-réalisation par la société Bertrand Delobel des objectifs de part de marché attribué à sa zone, pour solliciter son accord afin de modifier sa zone de chalandise, ne constitue pas un procédé déloyal dès lors qu'il n'est pas démontré que cette affirmation soit inexacte et que ce motif n'a pas été repris dans la lettre de résiliation du 9 septembre 2010 ; que l'intimée ne démontre pas que ses salariés aient été informés de la résiliation du contrat de concession avant son gérant ; que la non-invitation des salariés de l'intimée au salon Euro Forum d'octobre 2010 s'explique par l'imminence de la cessation des relations contractuelles, qui rendait inutile la présentation de produits que la société intimée ne pourrait vendre ; que les pièces versées aux débats par les parties, qui démontrent que les modifications des conditions de paiement survenues durant les trois derniers mois du préavis ont été la conséquence d'incidents de paiement et d'une situation de tension existant entre les parties, excluent tout comportement abusif ou vexatoire de la part de l'appelante ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Bertrand Delobel de sa demande en paiement de dommages et intérêts supplémentaires ;
Par ces motifs : Confirme le jugement sauf en sa disposition ayant condamné la SAS Salm à payer à la SARL Bertrand Delobel à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relations commerciales la somme de 248 476,50 euros ; Et statuant à nouveau dans cette limite, Condamne la SAS Salm à payer à la SARL Bertrand Delobel à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies la somme de 441 736 euros majorée des intérêts de retard à compter du jugement ; Et y ajoutant, Dit brutale la rupture des relations commerciales établies notifiée par la SAS Salm, le 9 septembre 2010, à la SARL Bertrand Delobel ; Déboute les parties de leurs autres demandes ; Condamne la SAS Salm à verser à la SARL Bertrand Delobel la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la SAS Salm aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.