ADLC, 9 septembre 2014, n° 14-MC-02
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
Relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Direct Energie dans les secteurs du gaz et de l'électricité
L'Autorité de la concurrence (section IV),
Vu la saisine enregistrée le 16 avril 2014 sous les numéros 14-0037 F et 14-0038 M par laquelle la société Direct Energie a saisi l'Autorité de la concurrence concernant des pratiques mises en œuvre dans le secteur du gaz et de l'électricité et a sollicité, en outre, le prononcé de mesures conservatoires ; Vu l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu le Code de l'énergie ; Vu le Code de la consommation ; Vu l'avis du 28 mai 2014 de la Commission de régulation de l'énergie (ci-après CRE) rendu sur le fondement des dispositions de l'article R. 463-9 du Code de commerce ; Vu l'avis du 13 juin 2014 de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (ci-après CNIL) rendu sur le fondement des dispositions de l'article R. 463-9 du Code de commerce ; Vu les observations présentées par les sociétés Direct Energie et GDF Suez ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la Commission de régulation de l'énergie et des sociétés EDF, Gas Natural, Direct Energie et GDF Suez entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 9 juillet 2014 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LA SAISINE
1. Par lettre enregistrée le 16 avril 2014 enregistrée sous le numéro 14-0037 F, l'Autorité de la concurrence a été saisie d'une plainte de la société Direct Energie dirigée contre des pratiques mises en œuvre par le groupe GDF Suez dans le secteur de la fourniture de gaz, d'électricité et de services énergétiques.
2. Les pratiques dénoncées consistent principalement à :
- maintenir la confusion entre les activités relevant d'un service public et les activités concurrentielles ;
- utiliser de manière abusive les fichiers de clientèle ;
- coupler de manière abusive les offres de fourniture de gaz, d'électricité et de services annexes ;
- dénigrer les concurrents.
3. Accessoirement à la saisine au fond, par lettre enregistrée le 16 avril 2014 sous le numéro 14-0038M, Direct Energie a sollicité, sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce, le prononcé de mesures conservatoires.
B. LES ENTREPRISES CONCERNÉES PAR LA SAISINE
1. LA SOCIÉTÉ DIRECT ENERGIE
4. Direct Energie est un fournisseur de gaz et d'électricité. Fondée en 2003, Direct Énergie commercialise des offres d'électricité à partir du 1er juillet 2004 auprès des entreprises et à partir de septembre 2007 auprès des particuliers ainsi que des offres de gaz depuis 2009.
5. L'entreprise a réalisé un chiffre d'affaires de 763 millions d'euros en 2013.
2. LE GROUPE GDF SUEZ
6. Le groupe GDF SUEZ est un acteur mondial de l'énergie, et plus particulièrement dans les métiers du gaz, de l'électricité ainsi que des services à l'énergie et à l'environnement. Il est présent sur l'ensemble de la chaîne de valeur de l'énergie, en électricité et en gaz naturel, de l'amont à l'aval. Il est également l'actionnaire industriel de référence de SUEZ Environnement, leader mondial dans les marchés de l'environnement (eau et déchets).
7. GDF Suez a réalisé en 2013 un chiffre d'affaires de 81 milliards d'euros, dont 32 milliards d'euros pour la France.
C. LE CADRE RÉGLEMENTAIRE
1. L'OUVERTURE À LA CONCURRENCE DES MARCHÉS DU GAZ ET DE L'ÉLECTRICITÉ
8. L'ouverture à la concurrence des marchés de l'énergie a été engagée dès 1996, avec l'adoption d'une première directive européenne concernant l'électricité, suivie en 1998 d'une directive sur le gaz. Les dernières directives, aujourd'hui en vigueur, sont les directives du 2009-72-CE et 2009-73-CE du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité et du gaz naturel. Elles s'appliquent dans toute l'Union européenne.
9. Ces directives ont pour objectif de construire un "marché intérieur de l'énergie" à l'échelle de l'Union européenne. Cela consiste à passer de plusieurs marchés nationaux fonctionnant indépendamment les uns des autres à un seul marché européen intégré. Pour y parvenir, les directives organisent l'ouverture à la concurrence du marché de l'énergie en prévoyant :
- pour les consommateurs, le libre choix du fournisseur,
- pour les producteurs, la liberté d'établissement,
- concernant les réseaux de transport et de distribution (c'est-à-dire les lignes électriques et les réseaux de gaz), le droit d'accès dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires pour tous les utilisateurs des réseaux.
10. En France, de 2000 à 2006, plusieurs lois ont transposé par étapes, en droit national, les directives européennes. Le marché s'est ouvert à la concurrence d'abord pour les industriels puis, progressivement, pour l'ensemble des consommateurs.
11. Ainsi, en ce qui concerne le marché du gaz naturel, cette ouverture a d'abord concerné les gros clients industriels consommant plus de 237 GWh-an, soit 600 sites de consommation représentant 20 % de la consommation nationale. Ensuite, en 2003, le marché a été ouvert aux clients consommant plus de 83 GWh-an, soit 1200 sites représentant 37 % de la consommation nationale. À partir de 2004, tous les consommateurs non résidentiels (y compris les clients professionnels) ont eu la possibilité de choisir leur fournisseur de gaz, soit 640 000 sites professionnels représentant 70 % de la consommation nationale.
12. Depuis le 1er juillet 2007, les marchés de l'électricité et du gaz sont ouverts à la concurrence pour l'ensemble des clients (clients résidentiels et non résidentiels).
13. Par ailleurs, le Code de l'énergie, notamment l'article L. 443-1, prévoit que l'activité de fourniture de gaz en France est soumise à autorisation ministérielle. Les modalités de la délivrance de cette autorisation sont précisées par le décret n° 2004-250 du 19 mars 2004 qui prévoit notamment que la demande d'autorisation doit être accompagnée d'un dossier permettant d'apprécier les capacités techniques, économiques et financières du demandeur et la compatibilité de son projet avec les obligations de service public qui lui incomberaient si sa demande était acceptée.
2. LES TARIFS RÉGLEMENTÉS DE VENTE DE GAZ
14. Les pouvoirs publics français ont, en parallèle de cette ouverture à la concurrence, souhaité maintenir l'existence de tarifs réglementés de vente (TRV) pour le gaz naturel et l'électricité, pour l'ensemble des consommateurs français (résidentiels et non résidentiels).
15. Les tarifs réglementés de vente du gaz naturel (les "TRVG") sont établis en application des articles L. 445-1 et suivants du Code de l'énergie. La procédure de fixation de ces TRVG est définie par l'article L. 445-2 du Code de l'énergie. Ces articles prévoient que les TRV sont arrêtés conjointement par les ministres chargés de l'énergie et de l'économie, après avis de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). L'article L. 445-3 du Code de l'énergie rappelle quant à lui le principe de couverture des coûts de fourniture du gaz naturel par les TRV : "les tarifs réglementés de vente du gaz naturel sont définis en fonction des caractéristiques intrinsèques des fournitures et des coûts liés à ces fournitures. Ils couvrent l'ensemble de ces coûts".
16. La fourniture de gaz aux TRV relève des fournisseurs dit "historiques" (fournisseurs présents avant l'ouverture des marchés du gaz) : GDF Suez, Total Energie Gaz et les entreprises locales de distribution (ELD). En particulier, GDF Suez est le seul fournisseur commercialisant les TRVG sur la zone de desserte de GrDF (le gestionnaire du réseau de distribution de gaz desservant 95 % des consommateurs français) et de GRT Gaz (gestionnaire du réseau de transport de gaz) qui alimente en gaz une majorité des grands consommateurs industriels français.
17. Sur la quasi-totalité du territoire français (zones de desserte de GrDF et de GRT Gaz), les consommateurs ont actuellement le choix entre deux types d'offres de fourniture de gaz :
- les offres aux TRVG qui sont proposées exclusivement par GDF Suez ;
- les offres dites "de marché" qui sont proposées à la fois par GDF Suez, mais également par les nouveaux fournisseurs de gaz naturel, dits "fournisseurs alternatifs", y compris EDF, qui se sont développés depuis l'ouverture des marchés.
18. En dépit de l'ouverture complète du marché du gaz naturel depuis le 1er juillet 2007, les TRVG occupent encore une place très importante en France. Ainsi, selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE), à la fin de 2013, 75 % des sites de consommation de gaz naturel sont aux TRV, ce qui représente 34 % de la consommation totale française.
19. Une organisation symétrique a été mise en place concernant l'électricité, EDF détenant le monopole légal de commercialisation des TRV sur la zone de desserte d'ERDF (soit 95 % du territoire français). Sur le marché de la fourniture d'électricité, GDF Suez ne peut donc proposer que des offres de marché, au même titre que les fournisseurs alternatifs.
20. Depuis la loi du 7 décembre 2010, les petits consommateurs dont la consommation annuelle est inférieure à 30 MWh en gaz ou ayant une puissance souscrite inférieure à 36 kVA en électricité peuvent librement revenir à une offre réglementée après avoir choisi une offre de marché.
3. LA SUPPRESSION DES TRV DE GAZ NATUREL POUR LES CLIENTS NON DOMESTIQUES
21. L'article 25 de la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation a introduit à l'article L. 445-4 du Code de l'énergie des dispositions prévoyant l'extinction progressive des TRVG pour les clients non domestiques dont la consommation excède 30 000 kilowattheures de gaz naturel par an.
22. Cet article résulte du compromis passé entre l'État français et la Commission européenne afin de mettre un terme à la procédure d'infraction engagée contre la France depuis 2006 du fait du maintien des TRVG pour les consommateurs non résidentiels. Dans le cadre de son avis n° 13-A-09 (1), l'Autorité avait par ailleurs recommandé au gouvernement de supprimer totalement, par étapes, les TRVG pour les clients, résidentiels et non résidentiels, dans la mesure où ils ont "une influence défavorable sur le fonctionnement de la concurrence sans pour autant contribuer positivement à la compétitivité des entreprises françaises et au pouvoir d'achat des ménages".
23. L'article L. 445-4 prévoit la suppression des TRVG en trois étapes ;
- trois mois après la publication de la loi (soit le 19 juin 2014) pour les consommateurs raccordés au réseau de transport (gros clients industriels) ;
- le 31 décembre 2014 au plus tard pour les consommateurs non domestiques dont la consommation annuelle est supérieure à 200 000 kilowattheures ;
- le 31 décembre 2015 au plus tard pour les consommateurs non domestiques dont la consommation annuelle est supérieure à 30 000 kilowattheures, sous réserve d'une exception pour les gestionnaires d'installations de chauffage collectif consommant moins de 150 000 kWh par an et d'un recul du délai pour les entreprises locales de distribution (ELD) dont la consommation est inférieure à 100 000 MWh par an.
24. En application du II de l'article 25 de la loi du 17 mars 2014, les fournisseurs historiques doivent informer leurs clients de la résiliation de fait de leur contrat et de la date de son échéance à trois reprises, le contenu des courriers étant soumis aux ministres chargés de l'énergie et de l'économie qui peuvent y apporter toute modification jugée nécessaire :
- un mois après la promulgation de la loi ;
- six mois avant la date de suppression des TRV les concernant ;
- trois mois avant la date de suppression des TRV les concernant.
25. L'article 25 de la loi du 17 mars 2014 prévoit un encadrement temporaire de la durée des offres des fournisseurs. En effet, "Durant la période allant de la date de publication de la présente loi jusqu'au 31 décembre 2015, tout fournisseur subordonnant la conclusion d'un contrat de fourniture de gaz naturel à l'acceptation, par les consommateurs finals [...], d'une clause contractuelle imposant le respect d'une durée minimale d'exécution du contrat de plus de douze mois est tenu de proposer simultanément une offre de fourniture assortie d'une durée minimale d'exécution du contrat n'excédant pas douze mois, selon des modalités commerciales non disqualifiantes".
26. Cet article a également pour objet de traiter de la situation des consommateurs qui auraient omis de souscrire une offre de marché à l'échéance de leur tarif. En effet, la suppression des TRV a pour conséquence la résiliation de fait du contrat de fourniture en cours. Les règles de fonctionnement des marchés du gaz naturel et de l'électricité prévoient qu'en l'absence de contrat de fourniture, l'alimentation du site est coupée. En conséquence, tout site pour lequel un consommateur n'aurait pas conclu un contrat en offre de marché à l'échéance de son contrat au TRV est susceptible d'être coupé.
27. Dans cette hypothèse et afin que les consommateurs ne subissent aucune interruption de leur fourniture pendant l'hiver, le législateur a prévu que le consommateur non soumis au Code des marchés publics est réputé avoir accepté les conditions contractuelles du nouveau contrat qui lui a été adressé par son fournisseur "historique" (trois mois avant la date d'extinction de son tarif). Toutefois, la durée de ce contrat ne pourra excéder 6 mois, à l'issue de laquelle la fourniture de gaz naturel sera coupée. Le texte prévoit également la faculté pour ce consommateur de résilier à tout moment ce contrat sans indemnité.
28. Sur le marché de l'électricité, en application de la loi du 7 décembre 2010, les consommateurs dont la puissance souscrite est supérieure à 36 kVA ne bénéficieront plus des TRV à partir du 1er janvier 2016.
D. LES PRATIQUES DÉNONCÉES
29. Direct Energie dénonce quatre types de pratiques qui auraient été commises par GDF Suez et qui constitueraient, selon elle, une infraction aux règles de concurrence (2) :
- premièrement, selon le plaignant, "GDF SUEZ utilise les informations relatives aux clients bénéficiant d'un TRV (les "fichiers clients TRV") qu'il possède en qualité d'ancien monopole légal afin de les cibler et tenter de les convertir à ses offres de marché, avant que ceux-ci n'aient choisi ou ne soient contraints de choisir de la mettre en concurrence avec les offres présentes sur le marché". Direct Energie mentionne par ailleurs dans sa saisine qu'elle a demandé à GDF Suez, dans un courrier daté du 5 mars 2014, un accès à l'ensemble des données relatives aux clients bénéficiant d'une offre de fourniture de gaz aux TRV. Elle a également saisi EDF d'une demande similaire ;
- deuxièmement, "GDF SUEZ maintient une confusion complète des moyens entre certains services fournis dans le cadre de son activité de service public (fourniture de gaz aux TRV) et d'autres fournis en concurrence, conduisant à ne pas facturer les seconds et ainsi à engendrer des pratiques de confusion, dans des conditions financières qui en renforcent les effets" ;
- troisièmement, "GDF SUEZ a utilisé sa clientèle de gaz naturel aux tarifs réglementés de vente pour capter et préempter la clientèle sur les marchés de fourniture au détail de gaz naturel et d'électricité, commettant ainsi des pratiques de couplage prohibées" ;
- quatrièmement, "ces pratiques s'accompagnent de discours volontairement dénigrants ou imprécis vis-à-vis des consommateurs".
30. Selon Direct Energie, en mettant en œuvre ces pratiques, GDF Suez aurait abusé de sa position dominante sur le marché de la fourniture de gaz naturel aux consommateurs français.
E. LA DEMANDE DE MESURES CONSERVATOIRES
31. Accessoirement à sa saisine au fond, Direct Energie a déposé une demande de mesures conservatoires, pour obtenir notamment que soit suspendue la commercialisation des offres de marché par GDF Suez, suspension qui ne pourrait être levée que lorsque :
- les moyens affectés aux activités de service public et ceux affectés à la commercialisation des offres de marché auront été séparés,
- les bases de données des clients aux TRV auront été mises à disposition des opérateurs alternatifs.
II. Discussion
32. L'article R. 464-1 du Code de commerce énonce que "la demande de mesures conservatoires mentionnée à l'article L. 464-1 ne peut être formée qu'accessoirement à une saisine au fond de l'Autorité de la concurrence".
33. De plus, selon l'article L. 462-8 du Code de commerce, "l'Autorité de la concurrence peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable pour défaut d'intérêt ou de qualité à agir de l'auteur de celle-ci, ou si les faits sont prescrits au sens de l'article L. 462-7, ou si elle estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence. Elle peut aussi rejeter la saisine par décision motivée lorsqu'elle estime que les faits invoqués ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants".
34. Seront donc successivement examinés :
- l'application du droit européen,
- la définition des marchés pertinents,
- les positions de marché que GDF Suez est susceptible de détenir,
- l'existence de pratiques susceptibles d'être qualifiées d'abus de position dominante,
- la nécessité d'édicter des mesures conservatoires.
A. SUR L'APPLICABILITÉ DU DROIT EUROPÉEN
35. Dans ses lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité (JOUE 2004, C 101, p. 81), la Commission européenne rappelle que les articles 81 et 82 du traité CE, devenus les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), s'appliquent aux accords horizontaux et verticaux et aux pratiques abusives d'entreprises qui sont "susceptibles d'affecter le commerce entre États membres", et ce "de façon sensible".
1. SUR L'AFFECTATION DU COMMERCE ENTRE ÉTATS MEMBRES
36. Les abus de position dominante commis sur le territoire d'un seul État membre sont susceptibles, dans certains cas, d'affecter le commerce intracommunautaire, ainsi que le souligne la Commission au point 93 de ses lignes directrices : "lorsqu'une entreprise qui occupe une position dominante couvrant l'ensemble d'un État membre constitue une entrave abusive à l'entrée, le commerce entre États membres peut normalement être affecté".
37. Dans le cas d'espèce, les pratiques dénoncées, si elles étaient avérées, couvriraient l'ensemble du territoire français puisque le groupe GDF Suez commercialise ses offres de marché relatives à l'électricité et au gaz sur la totalité du territoire français.
38. Les pratiques alléguées, si elles sont avérées, sont donc susceptibles d'affecter le commerce entre États membres.
2. SUR LE CARACTÈRE SENSIBLE DE L'AFFECTATION DU COMMERCE ENTRE ÉTATS MEMBRES
39. S'agissant du caractère sensible de l'affectation des échanges entre États membres, la Commission précise, au point 96 des lignes directrices, que "toute pratique abusive qui rend plus difficile l'entrée sur le marché national doit donc être considérée comme affectant sensiblement le commerce".
40. Dans le cas d'espèce, il apparaît que des concurrents de GDF Suez dont les sièges sociaux sont établis dans d'autres États membres sont susceptibles d'être dissuadés d'exercer une activité sur les marchés français du gaz et de l'électricité si les pratiques dénoncées sont avérées. Celles-ci sont donc susceptibles d'affecter sensiblement le commerce entre États membres.
41. En conclusion, les pratiques alléguées sont susceptibles d'être qualifiées au regard de l'article 102 TFUE. Cet élément n'a d'ailleurs pas été contesté par GDF Suez au cours de l'instruction.
B. SUR LES MARCHÉS PERTINENTS CONCERNÉS PAR LA SAISINE
1. LA FOURNITURE DE GAZ
42. La pratique décisionnelle des autorités de concurrence distingue le secteur du gaz naturel du secteur de l'électricité (3).
43. Au sein du secteur du gaz naturel, tant la Commission européenne que les autorités de concurrence nationales identifient un certain nombre d'activités, selon le stade de la chaîne de valeur auquel elles se situent. En l'espèce, seules les activités relatives à la fourniture de gaz naturel sont concernées par la présente saisine.
44. Selon l'avis de la CRE et la pratique décisionnelle de l'Autorité, la décomposition pertinente des marchés de fourniture de gaz pourrait reposer sur la combinaison d'une catégorie de consommateurs (résidentiels ou professionnels) et d'un seuil de consommation annuelle (inférieure ou supérieure à 30 MWh) (4).
a) Distinction selon le type de consommateur
45. Selon la Commission européenne, "l'existence de plusieurs groupes de clients peut inciter à définir le marché de produit de manière plus étroite" (5).
46. Il peut être établi, à ce stade, que les marchés pertinents de clients concernés par les pratiques dénoncées sont les suivants :
- la fourniture de gaz aux clients résidentiels ;
- la fourniture de gaz aux petits clients industriels et commerciaux ;
- la fourniture de gaz aux gros clients industriels.
47. Dans le cadre de l'examen de la fusion entre Gaz de France et Suez (6), la Commission européenne a observé au sujet de la distinction entre gros et petits clients industriels que "les gros clients sont des clients de "haut de portefeuille", qui ont des caractéristiques et des besoins propres nécessitant la formulation d'une offre complexe : ce sont le plus souvent des clients "multi-sites", qui exigent une grande flexibilité et nécessitent un interlocuteur dédié. Par ailleurs, l'offre de gaz qui leur est proposée s'accompagne souvent de conseils énergétiques spécialisés. Les petits clients relèvent d'une offre plus standardisée. Enfin, les parties soulignent que, d'un point de vue purement opérationnel, les clients consommant plus de 50 GWh sont très généralement raccordés au réseau de transport et ceux consommant moins, très majoritairement raccordés au réseau de distribution. Ce seuil correspond donc, selon les parties, à la démarcation effective entre clients raccordés au réseau de transport et clients raccordés au réseau de distribution".
48. De même, dans son rapport sur le "Fonctionnement des marchés de détail français de l'électricité et du gaz naturel" publié en janvier 2014, la CRE opère une distinction entre le segment "résidentiel" et le segment "non résidentiel" et, au sein du segment non résidentiel, entre les "grands clients non résidentiels raccordés au réseau de transport" et "les clients non résidentiels raccordés au réseau de distribution" (7). Direct Energie et GDF Suez n'ont pas contesté cette segmentation.
b) Distinction selon le seuil de consommation
49. La fourniture d'une offre de gaz en TRV peut apparaitre largement substituable à une offre de marché, s'agissant d'un même produit répondant au même besoin. Cependant, la substituabilité imparfaite de ces offres, en fonction du seuil de consommation, et donc la nécessité d'une définition plus étroite des marchés a été soulevée à plusieurs reprises par la jurisprudence.
Substituabilité pour les clients dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh
50. Selon la réglementation actuelle (8), les clients dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh ne peuvent plus souscrire une offre aux TRV lorsqu'ils ont auparavant souscrit à une offre au prix de marché, ni lorsqu'ils changent de domicile.
51. En d'autres termes, pour ces clients, la substituabilité qui peut exister au moment du choix initial disparait ensuite du fait de l'absence de réversibilité de ce choix. Comme l'a noté l'Autorité (9), "les clients ayant souscrit une offre de marché, en basculant du tarif réglementé vers le tarif libre, n'avaient la possibilité de revenir au tarif réglementé que sous certaines conditions. De ce fait, il existerait une asymétrie de contrainte concurrentielle entre fourniture de gaz à tarif réglementé et fourniture de gaz à tarif libre, la substituabilité entre les deux segments ne jouant que dans un sens".
52. Cette analyse est partagée par la Commission européenne qui, dans certaines de ses décisions (10), en identifiant cette non-réversibilité des offres de marché, a conclu à l'existence de marchés distincts entre, d'une part, les marchés de la fourniture au détail de gaz naturel au prix de marché et, d'autre part, les marchés de la fourniture au détail de gaz naturel aux TRV.
53. Sur ce point, GDF Suez mentionne (11) que la distinction de deux marchés n'est plus pertinente, notamment à la lumière de la suppression des TRV à venir pour une partie de cette catégorie de clients, sans démontrer en quoi l'absence de réversibilité ne constituerait plus, pour le passé et dans l'entretemps, un critère pertinent permettant de différencier un marché des offres aux TRV, d'une part, et un marché des offres de marché, d'autre part.
54. À ce stade de l'instruction, il apparait que, pour les clients raccordés au réseau de distribution dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh, et conformément à la pratique décisionnelle de la Commission européenne et de l'Autorité, quatre marchés distincts sont susceptibles d'être délimités : les deux marchés, résidentiel et non- résidentiel, des offres aux TRV, d'une part, et les deux marchés, résidentiel et non résidentiel, des offres de marché, d'autre part.
Substituabilité pour les clients dont la consommation annuelle est inférieure à 30 MWh
55. Les clients concernés par cette analyse sont les "petits" clients (clients résidentiels en majorité, mais également petits clients professionnels) qui ont, depuis la loi du 7 décembre 2010, la possibilité de revenir sans formalité ni délai aux TRV après avoir opté pour une offre de marché.
56. GDF Suez estime que cette réversibilité délimite un marché unique, sans distinction entre les offres aux TRV et les offres de marché.
57. La CRE estime également dans son avis que : "il ne fait aucun doute que les tarifs réglementés de vente et les offres de marché sont, désormais, parfaitement substituables, ce qui n'était pas le cas avant l'adoption de la loi du 7 décembre 2010" (12).
58. Cette délimitation pourrait être discutée. Selon la pratique décisionnelle des autorités de concurrence, la présence d'offreurs distincts peut conduire à la délimitation de marchés de produits différents. De même, l'existence d'une réglementation spécifique peut conduire à la délimitation de marchés de produits différents.
59. En l'espèce, les offres aux TRV ont un prix fixé par les pouvoirs publics et non un prix fixé selon le jeu de l'offre et la demande comme dans le cas des offres de marché. Par ailleurs, le faible niveau d'information qu'ont les petits clients concernant les marchés du gaz et plus particulièrement les règles gouvernant le changement de fournisseur peut limiter la substituabilité : selon le dernier baromètre sur l'ouverture des marchés (réalisé entre le 5 et le 13 septembre 2013), seuls 55% des consommateurs de gaz savent qu'ils peuvent changer de fournisseur, et plus d'un tiers des petits consommateurs ignorent qu'ils peuvent revenir aux TRV après avoir opté pour une offre de marché.
60. Sans qu'il soit nécessaire de trancher la question de savoir si une segmentation plus fine serait justifiée, sera retenue, pour les besoins de l'analyse, à ce stade de l'instruction, la délimitation proposée par GDF Suez : un marché unique des offres de marché et des TRV pour les clients dont la consommation annuelle est inférieure à 30 MWh, pour les clients résidentiels, d'une part, et les clients non résidentiels, d'autre part.
61. Compte tenu de ce qui précède, pour les consommateurs raccordés au réseau de distribution, la définition des marchés pertinents de fourniture de gaz est susceptible, en l'état de l'instruction, d'être figurée comme suit :
<Emplacement Tableau>
62. À ce stade, la question de la délimitation géographique exacte des marchés de fourniture de gaz peut être laissée ouverte. Les marchés de produits identifiés seront donc analysés au niveau national, ce que ne contestent pas les parties.
2. LA FOURNITURE D'ÉLECTRICITÉ
63. Les analyses précédentes sont largement reproductibles pour les marchés de la fourniture d'électricité.
64. Dans sa pratique décisionnelle et notamment dans la décision n° 12-DCC-20 précitée, l'Autorité a distingué les marchés de produits suivants :
- la fourniture d'électricité au détail aux gros clients industriels et commerciaux, raccordés au réseau de transport ;
- la fourniture d'électricité au détail aux petits clients industriels, commerciaux et résidentiels raccordés au réseau de distribution.
65. La Commission européenne et l'Autorité ont par ailleurs envisagé d'opérer une distinction entre (i) les petits clients industriels et commerciaux et (ii) les clients résidentiels. L'Autorité considère en effet que "ces deux segments de clientèle ont des profils de consommation distincts et la fourniture aux clients résidentiels est soumise à une réglementation spécifique résultant des obligations de service public qui ne s'appliquent pas aux clients professionnels".
66. Par ailleurs, de manière symétrique au raisonnement tenu sur le marché du gaz, et conformément à la pratique décisionnelle de l'Autorité et de la Commission européenne (13), il pourrait être envisagé de délimiter, au sein de chaque segment de clientèle, des marchés plus restreints en fonction du type d'offre commercialisée (offres aux TRV d'une part et offres de marché d'autre part).
67. À ce stade, il n'est néanmoins pas nécessaire d'opérer une distinction plus fine, car cela n'aurait pas d'incidence sur la suite de l'analyse.
68. Pour la délimitation du marché géographique, il n'apparaît également pas nécessaire, à ce stade, de délimiter les marchés à un niveau inférieur au niveau national, ce que ne contestent pas les parties.
3. LA CONNEXITÉ DES MARCHÉS
69. Le marché de la fourniture de gaz en offres de marché est distinct du marché de la fourniture de gaz aux TRV, au moins pour les clients résidentiels et commerciaux dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh.
70. Le marché de la fourniture de gaz aux TRV et le marché de la fourniture de gaz en offres de marché sont cependant des marchés connexes. En effet, matériellement, il s'agit du même produit (gaz naturel), commercialisé auprès des mêmes clients, la seule différence constatée étant le dispositif réglementaire s'appliquant aux TRV.
71. De même, le marché de la fourniture d'électricité est distinct du marché de la fourniture de gaz aux TRV pour ces mêmes clients, mais ces marchés sont connexes. Ces deux produits permettent des usages similaires chez les consommateurs, et les entreprises actives dans le secteur de l'électricité sont souvent actives également dans le secteur du gaz à travers les offres duales des fournisseurs. Dans le cadre de sa pratique décisionnelle (14), l'Autorité a déjà eu l'occasion de rappeler que "le marché de la fourniture de gaz naturel présente des liens de connexité avec les marchés de la fourniture d'électricité".
72. Ainsi, les marchés de la fourniture de gaz aux TRV, d'une part, et les marchés de la fourniture de gaz en offres de marché et de la fourniture d'électricité en offres de marché, d'autre part, sont des marchés distincts, mais connexes, au moins pour les clients résidentiels et commerciaux dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh.
4. LES MARCHÉS DES DONNÉES DE FACTURATION
73. Selon Direct Energie, il existerait un marché "des informations qui sont collectées par GDF SUEZ à l'occasion de l'exercice du droit exclusif de proposer des tarifs réglementés". GDF Suez conteste l'existence d'un tel marché.
74. À ce stade, il n'apparaît pas nécessaire de délimiter un tel marché pour les besoins de l'analyse concurrentielle.
C. SUR LES POSITIONS DE MARCHÉ DE GDF SUEZ
1. SUR LES MARCHÉS DU GAZ
75. Selon l'observatoire de la CRE, sur le marché des gros clients industriels raccordés au réseau de transport, GDF Suez détient une part de marché de 43 %, tous types d'offres confondus, et une part de marché de 41 % sur les seules offres de marché (15). Il n'est pas nécessaire d'analyser plus avant la position de GDF Suez sur ce marché puisque, comme il sera développé ci-dessous dans l'analyse, les conditions d'octroi des mesures conservatoires ne sont pas observées concernant ce segment de clientèle.
76. Pour les petits clients résidentiels et non résidentiels, selon l'observatoire de la CRE, au 31 décembre 2013, les parts de marché du gaz en nombre de sites sont les suivantes :
<Emplacement Tableau>
a) La position de GDF Suez sur les marchés aux TRV (consommations annuelles supérieures à 30 MWh)
77. Selon la réglementation, GDF Suez est le seul fournisseur qui commercialise des offres aux TRV sur la zone de desserte de GrDF. Cette zone alimente 95 % des consommateurs français.
78. GDF Suez est donc susceptible de détenir une position dominante sur les deux marchés identifiés ci-dessus de la fourniture d'offres aux TRV pour les consommateurs résidentiels et pour les consommateurs non résidentiels consommant plus de 30 MWh par an.
b) La position de GDF sur les marchés des consommateurs ayant une consommation annuelle inférieure à 30 MWh
79. Il a été retenu, au paragraphe 60, pour les besoins de la présente analyse, un marché réunissant les offres de marché et les TRV pour les clients consommant moins de 30 MWh par an, respectivement pour les résidentiels et les non résidentiels.
80. L'observatoire des marchés de la CRE ne distingue pas, parmi les parts de marché de GDF Suez pour les petits clients industriels et commerciaux et pour les clients résidentiels, la part relative aux clients dont la consommation annuelle est inférieure ou égale à 30 MWh et celle relative aux clients dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh.
81. Considérant cependant, comme il apparait au tableau présenté au § 76, que la propension à choisir une offre de marché d'un fournisseur alternatif s'élève avec le niveau de la consommation de gaz, il est probable que la part de marché de GDF Suez, si son niveau exact ne peut être déterminé avec certitude, reste largement supérieure à 50 %, que ce soit pour les consommateurs résidentiels ou les consommateurs non résidentiels.
82. Dans son rapport 2012-2013 sur "Le fonctionnement des marchés de détail français de l'électricité et du gaz naturel" (janvier 2014), la CRE fournit certains chiffres sur la part de marché en volume des fournisseurs alternatifs sur les consommateurs résidentiels et non résidentiels au 31 décembre 2012. Pour les clients consommant moins de 6 MWh par an, cette part de marché est de 12, 8 %. Pour les clients consommant entre 6 et 300 MWh-an, ce qui peut représenter un majorant de la part de marché des alternatifs sur les clients consommant moins de 30 MWh, la part de marché en volume s'élève à 12,6 %. La part de marché totale des nouveaux entrants sur les clients résidentiels et non résidentiels dont la consommation s'élève à moins de 300 MWh reste donc inférieure à cette date à 13 %, et donc celle de GDF, qui représente 95 % de la part des fournisseurs historiques, est vraisemblablement supérieure à 80 % (voir figure 34 p.37).
83. Sur ce marché, GDF Suez est donc également susceptible de détenir une position dominante.
2. SUR LE MARCHÉ DE L'ÉLECTRICITÉ
84. Selon l'avis de la CRE, le marché de détail de l'électricité est toujours largement dominé (entre 85 % et 95 % selon les segments de clientèle) par les TRV d'EDF.
85. Selon l'observatoire de la CRE, au 31 décembre 2013, les parts de marché de l'électricité en nombre de sites sont les suivantes :
<Emplacement Schéma>
86. En ce qui concerne les offres de marché, GDF Suez détient un portefeuille de clients représentant plus des deux tiers des sites. Il n'est pas utile, dans le cadre de la présente décision, de qualifier davantage la position de GDF Suez.
D. SUR LES PRATIQUES DÉNONCÉES
87. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation (16), "des mesures conservatoires peuvent être décidées (...) dans les limites de ce qui est justifié par l'urgence, en cas d'atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, dès lors que les faits dénoncés, et visés par l'instruction, dans la procédure au fond, apparaissent susceptibles, en l'état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire aux articles L. 420-1 ou L. 420-2 du Code de commerce, pratique à l'origine directe et certaine de l'atteinte relevée".
88. Il convient donc d'établir si, en l'état des éléments produits aux débats, les faits dénoncés apparaissent susceptibles, comme le soutient la partie saisissante, de constituer une pratique contraire à l'article L. 420-2 du Code de commerce et à l'article 102 du TFUE.
89. Direct Energie dénonce quatre comportements qui lui paraissent devoir être qualifiés d'anticoncurrentiels au regard du droit de la concurrence : l'utilisation du fichier des clients aux TRV sur le marché concurrentiel des offres libres, la confusion entre les moyens utilisés par le service public et ceux utilisés pour la prospection commerciale, le couplage entre la vente du gaz naturel aux tarifs réglementés et celle d'électricité en offre libre, et enfin un discours dénigrant vis-à-vis des concurrents.
90. Seront successivement ici examinés :
- la pratique alléguée de couplage ;
- les pratiques alléguées de confusion des moyens et d'utilisation du fichier des TRV ;
- la pratique alléguée de dénigrement ;
- les pratiques alléguées de verrouillage mises en avant par d'autres concurrents au cours de l'instruction de la demande de mesures conservatoires.
1. SUR LES PRATIQUES ALLÉGUÉES DE COUPLAGE
a) Les arguments des parties
91. Selon Direct Energie (17), GDF Suez proposerait des offres qu'il est seul à pouvoir commercialiser, combinant électricité et gaz naturel, garantissant aux clients résidentiels et professionnels une offre couplée de gaz à prix réglementé et une offre d'électricité de marché à prix fixe. En outre, GDF Suez a développé certains services annexes aux offres de gaz naturel et d'électricité, fournis à titre gracieux, dont le fonctionnement repose sur l'utilisation des fichiers clients détenus par GDF Suez sur les clients du gaz aux TRV.
92. GDF Suez conteste ces affirmations et précise qu'elle ne commercialise aucune offre combinant la fourniture de gaz naturel aux TRV et la fourniture d'électricité. Les clients dont la fourniture de gaz naturel est aux TRV et la fourniture d'électricité au prix de marché ne bénéficieraient pas d'offres duales ou couplées comme le soutient Direct Energie, mais de deux offres individuelles distinctes.
93. Concernant les services annexes, il ne s'agirait pas de produits distincts, susceptibles d'un quelconque couplage avec la fourniture d'énergie, mais de services classiques, proposés par tous les offreurs, y compris Direct Energie.
b) Analyse
94. Conformément aux déclarations de GDF Suez, pour un consommateur, l'achat de l'offre de gaz aux TRV proposée par GDF Suez n'est pas conditionné à l'achat simultané de l'offre d'électricité de GDF Suez. Le fait de pouvoir acheter l'offre de gaz aux TRV ainsi que l'offre d'électricité indépendamment l'une de l'autre se vérifie, notamment sur les sites internet du groupe GDF Suez.
95. Le lien unissant l'offre de gaz aux TRV et l'offre d'électricité commercialisée sous la forme d'une offre duale relève d'une incitation commerciale permettant au consommateur souscrivant à cette offre de bénéficier à la fois d'un interlocuteur commercial unique et d'une facture unique pour les deux énergies. GDF Suez a par ailleurs précisé au cours de l'instruction qu'aucun rabais tarifaire n'était octroyé en cas d'achat de cette offre duale (18).
96. Enfin, pour ce qui concerne les services liés aux offres d'énergie et relatifs au suivi de la consommation du client, ils semblent faire partie des services communément proposés par l'ensemble des fournisseurs.
97. L'avis de la CRE souligne cependant que ces offres méritent une attention particulière dans la mesure où l'offre duale n'est pas réplicable par les concurrents, puisque ces derniers ne peuvent pas proposer les TRV de gaz à leurs clients, alors même que la possibilité de proposer des offres duales combinant les deux énergies constitue un axe de développement stratégique pour les opérateurs alternatifs. L'impact de ces offres est amplifié par la faible mobilité des consommateurs constatée au niveau national, par l'image de marque des opérateurs historiques, par l'attachement des clients aux tarifs réglementés, et par l'appétence des consommateurs pour ces offres permettant d'obtenir un interlocuteur commercial unique et une facture unique. Tout ceci peut constituer une incitation importante à souscrire cette offre duale, ce qui peut donner lieu à des effets d'exclusion sur le marché de l'électricité.
98. La CRE relève enfin que la manière dont GDF Suez rédige des conditions générales de vente et des conditions particulières de vente uniques, quelle que soit l'énergie concernée et quel que soit le type d'offre concerné, est facteur de confusion dans l'esprit du consommateur (19). Elle précise qu' "une telle pratique pourrait être de nature à induire le consommateur en erreur sur l'existence de deux contrats séparés entre l'électricité et le gaz, et rend la distinction entre offre de marché et tarifs réglementés de vente moins compréhensible".
99. Compte tenu de ces éléments, l'instruction au fond devra rechercher si les comportements en cause sont contraires à l'article L.420-2 du Code de commerce et à l'article 102 du TFUE.
2. SUR LA PRATIQUE ALLÉGUÉE D'UTILISATION DES MOYENS DE L'ANCIEN MONOPOLE HISTORIQUE
100. Confusion et utilisation croisée des bases de clientèle reposent sur l'utilisation par une entreprise en position dominante d'actifs matériels et immatériels constitués dans le cadre de l'exploitation d'un monopole historique, afin de développer ses positions sur un marché ouvert à la concurrence. Relevant d'une analyse identique, les deux pratiques alléguées par le saisissant seront ici examinées simultanément.
a) Les arguments de Direct Energie
101. Selon le plaignant (20), GDF Suez a mis à disposition de ses équipes des moyens matériels et humains entraînant une confusion entre les activités sous monopole et les activités en concurrence, en avantageant indûment ses activités de développement dans le secteur de l'énergie, par le biais notamment de son image de marque et de sa notoriété, et par l'utilisation des fichiers de clientèle issus de l'ancien monopole.
102. La pratique alléguée porte sur l'utilisation d'une position dominante de GDF Suez sur les marchés des offres réglementées pour promouvoir ses positions sur les marchés ouverts à la concurrence. Le saisissant invoque la jurisprudence Telia Sonera (21), "s'agissant de marchés distincts, mais connexes, des circonstances particulières peuvent justifier une application de l'article 102 TFUE à un comportement constaté sur le marché connexe, non dominé, et produisant des effets sur ce même marché" (22).
103. Direct Energie invoque à cet égard la pratique décisionnelle de l'Autorité, et en particulier la décision 13-D-20 précitée, par laquelle l'Autorité a établi qu'EDF avait favorisé sa filiale EDF ENR en mettant à sa disposition divers moyens non reproductibles par la concurrence, dont la marque Bleu Ciel d'EDF ainsi que des moyens de prospection, de promotion et de commercialisation des offres photovoltaïques via le Conseil Energie Solaire.
104. Direct Energie relève que ces deux types d'activités sont gérés par la même entité au sein du groupe GDF Suez (la branche Energie France), sans qu'il y ait eu création de filiale ad hoc dédiée soit à la commercialisation des offres aux TRV, soit à la commercialisation des offres de marché. De plus, GDF Suez dispose de sites internet communs aux deux types d'offres (23) qui proposent indistinctement les offres TRV et celles ouvertes à la concurrence. GDF Suez utilise un seul et même service commercial pour l'ensemble de ses clients, service commercial accessible à travers un numéro de téléphone unique. Les conseillers clientèle s'occupent indistinctement des clients aux TRV et des clients en offres de marché et ont accès à la même base de données couvrant l'ensemble des clients.
105. En ce qui concerne l'usage des fichiers des clients aux TRV, prestation en monopole, pour gagner des clients sur les offres de marché de fourniture de gaz, Direct Energie renvoie à la pratique décisionnelle, et notamment à l'avis de l'Autorité n° 10-A-13 sur l'utilisation croisée des bases de clientèle, selon laquelle "l'utilisation croisée des bases de clientèle par une entreprise qui dispose d'une position dominante sur le marché initial afin de prospecter le marché cible est susceptible de constituer un comportement abusif, même si le marché est concurrentiel" et en particulier "... si les informations détenues par une entreprise dominante ne sont ni accessibles par les concurrents, ni reproductibles par eux, elles constituent des informations privilégiées, dont l'exploitation est susceptible de produire des effets restrictifs de concurrence. L'utilisation croisée de telles informations peut en effet avoir pour objet ou effet d'ériger des barrières à l'entrée sur l'un ou l'autre des marchés concernés".
106. Ces moyens et ces données ayant un caractère indispensable et non reproductible par les concurrents, ceux-ci se trouveraient dans une situation d'asymétrie concurrentielle pour démarcher les prospects. Ces pratiques constitueraient donc un abus de la position dominante que GDF Suez détient sur le marché de la fourniture de gaz en TRV afin d'évincer ses concurrents.
b) Les arguments de GDF Suez
107. Selon GDF Suez, il n'existe aucun élément probant susceptible d'établir que GDF Suez aurait mis en œuvre un quelconque abus de position dominante au titre de ces prétendues "pratiques de confusion".
108. GDF soutient en premier lieu que Direct Energie pourrait tout autant qu'elle demander à distribuer les offres en TRV.
109. En deuxième lieu, si, sur le fond, GDF Suez ne conteste pas utiliser une infrastructure commerciale commune à la fois pour ses activités de service public (commercialisation des TRV de gaz), sur lesquelles elle est susceptible de détenir une position dominante, et pour ses activités concurrentielles, elle estime que l'allégation d'une confusion entre l'activité de fourniture de gaz naturel aux TRV et son activité de fourniture de gaz naturel aux prix de marché serait inopérante, dans la mesure où les deux activités concernent le même produit et relèvent du même marché. Or la confusion présuppose l'existence de marchés distincts.
110. De la même manière, l'avis précité de l'Autorité n° 10-A-13 sur l'utilisation croisée des bases de clientèle ne trouverait à s'appliquer que dans le cas où cette utilisation est constatée sur un nouveau marché, distinct de celui sur lequel la base a été constituée.
111. Quant à l'utilité de ces fichiers, GDF Suez indique qu'elle n'en fait qu'une utilisation très limitée pour la clientèle résidentielle sur les marchés de la fourniture de gaz naturel.
112. Au surplus, le caractère parfaitement réplicable des informations contenues dans ces fichiers ne les rendrait nullement indispensables à l'exercice d'une concurrence.
113. En ce qui concerne enfin le marché de l'électricité, l'argument sur la prétendue confusion entre l'activité de fourniture de gaz naturel aux TRV et l'activité de fourniture d'électricité serait également contestable, dès lors que GDF Suez ne saurait commettre de pratique abusive de confusion sur un marché caractérisé par la présence d'un autre opérateur -EDF- lui-même en position ultra-dominante. GDF Suez soutient par ailleurs que le fichier de clientèle aux TRV est sans aucune utilité pour pénétrer les marchés de l'électricité.
c) Sur la possibilité pour Direct Energie de demander à distribuer les offres en TRV.
114. GDF Suez soutient en premier lieu que rien n'empêche les fournisseurs alternatifs de demander au gouvernement le droit de distribuer également les offres en TRV.
115. Cependant, compte tenu de l'effet d'image extrêmement positif sur le consommateur que produit la distribution de ces offres liées au service public, compte tenu également du fait que, selon l'avis de la CRE, la distribution des offres en TRV est sensiblement plus rentable pour GDF Suez que la distribution des offres de marché, il ne fait pas de doute que, si une telle chose était possible, les distributeurs alternatifs l'auraient demandé et obtenu.
116. De fait, si la commercialisation des offres de marché est ouverte à l'ensemble des fournisseurs disposant d'une autorisation ministérielle (fournisseurs historiques et fournisseurs alternatifs), les offres aux TRV ne peuvent être proposées aux consommateurs que par un nombre très restreint de fournisseurs de gaz, exclusivement désignés à l'article 2 du décret n° 2009-1603 (les fournisseurs historiques).(24).
d) Sur le caractère inopérant des allégations de confusion et d'utilisation croisée des bases de clientèle en cas de marché unique
117. GDF Suez conteste que le marché de la fourniture de gaz en offres de marché soit distinct du marché de la fourniture de gaz aux TRV. Dans ces conditions, la notion de confusion, qui suppose l'existence de deux marchés, serait inopérante. L'avis précité n° 10-A-13 sur l'utilisation croisée des bases de clientèle ne serait pas davantage applicable, dans la mesure où cet avis précise que : "dans le cadre du présent avis, la notion d'utilisation croisée des bases de clientèle sera utilisée (...) lorsque le produit initial et le produit additionnel appartiennent à des marchés distincts".
118. Enfin, la jurisprudence Telia Sonera évoquée par Direct Energie (§113), qui reconnait la possibilité d'abus sur des marchés non dominés, mais qui suppose l'existence de deux marchés certes connexes, mais distincts, ne pourrait non plus être invoquée.
119. De façon préliminaire, il convient de relever que la remarque de GDF Suez ne vaut pas dans les cas où a été établie l'existence de marchés distincts. Il s'agit des marchés des offres portant sur le marché de l'électricité, ainsi que des marchés relatifs aux consommateurs dont la consommation annuelle de gaz est supérieure à 30 MWh, pour lesquels la substituabilité entre TRV et offres de marché est imparfaite.
120. En ce qui concerne en revanche les marchés relatifs aux consommateurs dont la consommation annuelle de gaz est inférieure à 30 MWh, la présente décision (§ 60 et 61) retient en effet à ce stade l'hypothèse de l'existence d'un marché unique regroupant, pour les résidentiels et pour les non résidentiels respectivement, les offres TRV et les offres concurrentielles, du moins à partir de l'entrée en vigueur de la loi du 7 décembre 2010 ayant organisé la réversibilité entre ces offres.
121. Sur ces deux marchés comprenant aussi bien les offres aux TRV que celles aux conditions de marché, l'entreprise GDF Suez est également susceptible d'être en position dominante, comme il a été vu plus haut. Il n'est donc pas exclu qu'elle puisse abuser de cette situation dominante sur ces marchés, dans les conditions rappelées par la jurisprudence communautaire et nationale.
122. Dans la décision Astra Zeneca (25), la Cour de justice rappelle qu'il incombe à une entreprise qui détient une position dominante une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée au sein de l'Union et qu'il est interdit à une telle entreprise d'éliminer un concurrent et de renforcer ainsi sa position en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites.
123. Les principes dégagés par ailleurs par l'Autorité dans le cas des pratiques de confusion des activités en monopole et des activités de marché d'une entreprise publique, tels qu'ils ont été rappelés dans la décision n° 13-D-20 (26), par laquelle l'Autorité a sanctionné la société EDF pour avoir abusé, sur le marché des services aux particuliers producteurs d'électricité photovoltaïque, de sa position dominante sur le marché de la distribution d'électricité, ne peuvent pas non plus être écartés.
124. Un opérateur distribuant sur le même marché, d'une part, un service public en monopole, et, d'autre part, des offres en concurrence avec d'autres opérateurs, et pratiquant une totale confusion des moyens commerciaux au service des offres de marché, est susceptible de créer des effets d'éviction beaucoup plus puissants sur ce marché que s'il pratiquait une telle confusion de moyens sur un marché perçu comme substantiellement différent, pour lequel la confusion avec le service public n'irait pas de soi.
125. De même, les principes d'analyse rappelés par l'avis 10-A-13 précité sur l'utilisation croisée des bases de clientèle restent également applicables, même en l'absence d'une distinction des marchés. Si cette utilisation croisée a été le plus souvent observée, et donc caractérisée par l'Autorité, dans le cadre d'une diversification sur un nouveau marché, il ne fait pas de doute que les principes s'appliquent tout autant, voire davantage, dans le cas d'un monopole distribuant son produit sur un marché en cours d'ouverture, et divisé en un segment concurrentiel et un autre segment en monopole.
126. En effet, si l'utilisation de l'information stratégique détenue dans des bases de clientèle constituées dans le cadre du monopole historique est susceptible de créer des effets d'éviction sur un marché concurrentiel de diversification, normalement substantiellement différent du marché de l'ex-monopole, même s'il en est connexe, une telle utilisation peut créer davantage encore de tels effets d'éviction, s'il s'agit du même produit, vendu en offres de marché en même temps qu'en tarifs réglementés. Dans ce cas en effet, les informations de la base de données en monopole, et tout le savoir-faire acquis pour les exploiter, seraient intégralement utilisables et particulièrement efficaces pour la conquête d'abonnés sur le même marché devenu concurrentiel.
127. La pratique décisionnelle de l'Autorité a d'ailleurs déjà dans le passé condamné l'utilisation des fichiers de l'opérateur historique sur son marché d'origine. Dans sa décision n° 09-D-24 du 28 juillet 2009, relative à des pratiques mises en œuvre par France Télécom sur différents marchés de services de communications électroniques fixes dans les DOM, l'Autorité s'est prononcée sur des pratiques de reconquête ("win back") de la clientèle ayant quitté l'opérateur historique au profit d'un opérateur alternatif .
128. Dans cette décision, France Télécom avait utilisé, outre les informations obtenues sur le marché amont en sa qualité d'opérateur de gros, les informations figurant sur les factures de ses clients disposant d'un abonnement au service de téléphonie fixe, la constatation d'une baisse importante des communications permettant de déduire avec une bonne probabilité que le client avait choisi la présélection. En considérant de manière globale l'ensemble des informations utilisées par France Télécom pour mettre en œuvre sa pratique de reconquête, l'Autorité a considéré que l'entreprise avait abusé de sa position dominante : "France Télécom a utilisé sa position dominante résultant notamment de son ancien monopole historique, pour s'octroyer, de manière déloyale, des avantages (...) dont des opérateurs alternatifs, aussi ou plus efficaces qu'elle, n'ont jamais pu bénéficier (...) verrouillant ainsi une partie de la clientèle adressable par les opérateurs alternatifs" (points 207 et s.).
129. Dans ces conditions, qu'il existe un seul marché réunissant les offres de marché et les TVR, ou deux marchés séparés, l'application des principes dégagés par l'Autorité dans le cas de l'examen des pratiques de confusion menées par des entreprises publiques ou d'utilisation croisée des bases de clientèle sur un marché en concurrence ne peut être écartée.
e) Sur l'utilisation des fichiers par GDF Suez
130. Selon GDF Suez, ce fichier n'est utilisé que pour répondre aux interrogations et demandes de ses clients et assurer une haute qualité de service et de suivi.
131. Il convient donc de préciser en premier lieu le contenu de ces fichiers, puis d'examiner ensuite l'utilisation qu'en fait GDF Suez.
Le fichier des TRV de GDF Suez
132. Comme mentionné par la CRE dans son avis (27), "le fichier de clients aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel de GDF Suez est constitué de données relatives à des clients ayant souscrit un contrat de fourniture avec ce dernier d'une part dans le cadre du monopole de fourniture de gaz naturel (soit jusqu'au 1er juillet 2004 pour les professionnels et soit jusqu'au 1er juillet 2007 pour les particuliers), mais également après l'ouverture des marchés à la concurrence. Avant l'ouverture à la concurrence, la contractualisation était effectuée par le service commun à EDF et GDF Suez (Gaz de France à l'époque), qui assurait la commercialisation et la distribution des deux énergies.
La gestion opérationnelle du service commun était assurée par une direction et des équipes distinctes des opérateurs historiques, EDF et GDF. Ces derniers en fixaient les orientations stratégiques et nommaient les directions. Dans ce cadre, les deux opérateurs historiques n'avaient pas besoin d'accéder directement aux fichiers de clients pour leur activité, même s'il ne semble pas qu'il existait des systèmes les en empêchant formellement. En prévision de l'ouverture à la concurrence, d'abord des marchés des professionnels, puis de ceux des particuliers, la gestion du service commun a fait l'objet d'une partition entre les deux énergies et d'une dissociation entre l'activité de commercialisation et celle de distribution. Ces opérations ont été réalisées pour chacun des segments de clientèle plus de six mois avant les échéances d'ouverture à la concurrence. À partir de ces dates, les procédures ne permettaient pas l'accès, par chacun des deux fournisseurs historiques, aux fichiers de clients et à leurs données dans l'autre énergie".
133. Ainsi, lors de l'ouverture à la concurrence de chaque type de clients (professionnels puis résidentiels), GDF Suez était en possession d'un fichier clientèle comportant des données relatives à la quasi-totalité des consommateurs français de gaz (clients localisés sur la zone de desserte de GrDF), soit 11 millions de clients environ en 2007.
134. Concernant la clientèle non résidentielle, les données figurant dans la base de données clientèle au TRV sont les suivantes :
- informations sur le client : données administratives : nom, forme juridique, numéros d'inscription au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS), numéros SIREN, SIRET, NAF ; adresse ; nom et prénom, civilité de l'interlocuteur ; coordonnées téléphoniques et électroniques ; coordonnées bancaires ; secteur d'activité du client, note de santé financière ;
- informations sur les sites de consommation : informations techniques énergie ; numéros des points de comptages gaz (PCE) ou des points de livraison en électricité (PDL), adresses, énergie ; profil GRD, tarifs des gestionnaires de réseau, type de comptage ; informations sur les locaux : surface des locaux, raccordement, interruptibilité ; types d'équipements (chauffage, process, climatisation, autres) ; activité du site ;
- informations sur les contrats : type d'offre et contrat, statut (en cours, résilié), date de souscription, date d'effet, durée ; informations techniques sur l'offre : nature, montant, conditions contractuelles, prix, engagements contractuels liés à des seuils de consommation ; données de consommations de l'énergie : puissance en électricité, consommation (index, consommation annuelle de référence en gaz naturel), capacité- débit en gaz naturel (mensuelle, horaire selon les types de sites) ; données de facturation, mode de facturation, coordonnées du payeur s'il est différent du client ;
- informations sur les demandes des clients, notamment : date, nature (intervention technique, réclamation, facturation, délais de paiement, etc.), mode, date de réponse.
135. Concernant la clientèle résidentielle, les données figurant dans la base de données clientèle au TRV sont les suivantes :
- informations sur le client : notamment : données administratives : nom, prénom, civilité, date de naissance, adresse, langue de correspondance ; coordonnées téléphoniques et électroniques ; coordonnées bancaires et catégorie socio professionnelle, client aidé (Tarif spécial de solidarité ou tarif de première nécessité, aide du fonds de solidarité logement).
- informations sur les sites de consommation : notamment ; numéros des points de comptages gaz (PCE) ou des points de livraison en électricité (PDL), adresses, énergie ; Profil GRD, tarifs des gestionnaires de réseau, type de comptage ; informations sur les locaux : surface des locaux, raccordement, date de construction, nombre d'occupants, nombre de pièces, travaux d'isolation ; types d'équipements (mode de chauffage, énergie de chauffage, mode de production d'eau chaude) ;
- informations sur les contrats : notamment type d'offre et contrat, statut (en cours, résilié), date de souscription, date d'effet, durée ; informations techniques sur l'offre : nature, montant, conditions contractuelles, prix ; données de consommations de l'énergie : puissance en électricité, consommation (index, consommation annuelle de référence en gaz naturel) ; données de facturation;
- informations sur les demandes des clients : notamment, date, nature (intervention technique, réclamation, facturation, délais de paiement, etc.).
136. Figurent par ailleurs au dossier différents scripts informatiques utilisés par les conseillers commerciaux lorsqu'ils contactent (appels dits "sortants") ou sont contactés par les clients lors d'un changement de domicile par exemple (appels dits "entrants"). Ces scripts montrent que GDF Suez utilise ces contacts avec ses clients, dont une grande partie sont des clients en offres TRV, pour mettre systématiquement à jour de nombreuses données relatives aux clients (28).
137. Il découle de ce qui précède que la base de données aux TRV est exhaustive (car elle couvre la quasi-totalité des consommateurs français), très détaillée et mise à jour régulièrement.
L'utilisation de ces fichiers
138. Dans le cadre de son avis (29), la CRE constate que : "Dans le cadre de sa mission de surveillance du marché de détail, la CRE a pu recueillir également des propositions commerciales de GDF Suez adressées à ses clients résidentiels en tarifs réglementés de vente de gaz naturel. Ces propositions portent les références contractuelles du client (nom, prénom, adresse, numéro de client, point de livraison en gaz, plage de consommation prévisionnelle), ce qui ne laisse aucun doute quant à l'utilisation du fichier des clients au tarif réglementé de vente".
139. L'avis de la CRE précise également que "GDF Suez utilise comme vecteur de prospection le démarchage téléphonique et le courrier, ainsi que le contact du client lors d'une mise en service".
140. Ainsi que le montre Direct Energie (30) dans sa saisine, un client GDF SUEZ ayant souscrit à une offre au TRV peut, dès lors qu'il est connecté à l'espace client du site GDF Suez Dolce Vita, se faire adresser une proposition commerciale contenant des conditions particulières de ventes basées sur ses données personnelles sans avoir à remplir la moindre information supplémentaire. En quelques clics, le client titulaire d'une offre TRV peut très aisément demander une proposition commerciale que le fournisseur historique pourra adapter à sa situation, y compris pour proposer des offres duales "gaz et électricité", au prix de marché et adaptées à son profil.
141. Direct Energie a ainsi joint à sa saisine (31) des exemples de courriers envoyés par GDF Suez à d'anciens clients où figurent des propositions commerciales préremplies leur proposant des offres de marché gaz et des offres de marché électricité. Ces propositions commerciales préremplies (le client n'a qu'à dater et signer ces propositions) ont été élaborées en utilisant, au moins en partie, les données clientèle au TRV.
142. GDF Suez utilise également ses fichiers client au TRV afin de promouvoir son site Internet dédié spécialement au changement de domicile (http:--www.electricitegazexpress.fr) lequel permet aux clients de transférer très rapidement leur abonnement à leur nouveau domicile et, éventuellement, de souscrire à une offre couplée (gaz + électricité). Il apparaît qu'une intense promotion de ce site Internet est faite par l'intermédiaire de courriels adressés par GDF SUEZ à des clients gaz TRV (32).
143. Par ailleurs, les pièces du dossier révèlent que GDF Suez met en œuvre des pratiques de "winback" afin de tenter de reconquérir les clients perdus et dont on peut présumer que, pour une grande part, ces clients étaient en offres TRV. Direct Energie a joint à sa saisine (33) des exemples de courriers envoyés par GDF Suez à d'anciens clients où figurent des propositions commerciales préremplies et leur proposant des offres de marché gaz et des offres de marché électricité. Ces courriers mentionnent les éléments suivants : "vous avez décidé de changer de fournisseur. Nous aimerions sincèrement vous compter parmi nos clients et vous proposons, jusqu'au JJ-MM-AAAA une offre à ne pas manquer". Ces propositions commerciales très ciblées et préremplies (le client n'a qu'à dater et signer ces propositions) ont été élaborées en utilisant, au moins en partie, les données clientèle au TRV.
144. Il ressort donc de l'instruction, au stade où celle-ci a été menée, que GDF Suez utilise l'ensemble des moyens issus des activités du service public (équipes commerciales, sites internet, marques, et fichiers des clients aux TRV) pour commercialiser des offres de marché de gaz et d'électricité.
Sur le caractère réplicable des informations détenues
145. GDF Suez (34) considère que ses concurrents peuvent aisément reproduire les informations contenues dans la base de clientèle et qu'ainsi, l'utilisation de ces fichiers sur des marchés en concurrence est licite.
146. L'avis précité de l'Autorité précise en effet que l'appréciation de la conformité de la pratique au droit de la concurrence dépend notamment des conditions dans lesquelles l'entreprise a constitué sa base de clientèle, ainsi que de la possibilité pour ses concurrents de reproduire ces informations. Si les données ont été acquises par l'entreprise dominante dans le cadre d'une compétition par les mérites et qu'elles peuvent être reproduites par des concurrents aussi efficaces sur le marché, "à des conditions financières raisonnables et dans des délais acceptables", l'utilisation croisée de bases de clientèle n'est pas susceptible de constituer un abus au sens des dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce. En effet, si la base aux TRV est facilement reproductible par les concurrents de GDF Suez, l'utilisation de cette base par GDF Suez pour commercialiser des offres de marché gaz et électricité ne créera vraisemblablement pas d'effet sur ces marchés.
147. En l'occurrence, il ne peut être soutenu que la base de données aux TRV soit le fruit d'une innovation particulière que GDF Suez aurait développée par son mérite propre. Il s'agit d'un héritage de son statut d'ancien monopole du secteur de la fourniture de gaz. La CRE souligne que "ces données ont été accumulées dans le cadre de l'ancien monopole et des missions de service public des opérateurs historiques et la constitution et l'entretien de ces fichiers ont, comme l'ensemble des charges liées à la fourniture aux tarifs réglementés, été financés par ces tarifs" (35).
148. En ce qui concerne la réplicabilité des données, les éléments figurant au dossier transmis par les fournisseurs alternatifs, sur les coûts et les délais d'acquisition d'informations permettant la prospection de clients sur le marché du gaz, démentent l'affirmation de GDF Suez.
149. En particulier, la société Gas Natural, nouvel entrant d'origine espagnole, a indiqué qu'il n'existe aucune base de données exploitable permettant d'identifier les clients consommant du gaz et que la base que les gestionnaires de réseau de distribution communiquent aux expéditeurs, qui regroupe l'ensemble des adresses et des PCE des consommateurs de gaz français, n'est pas exploitable pour plusieurs raisons : la consommation du site fourni n'est pas indiquée, la base n'est pas "normée" et aucune différence n'est faite entre les consommateurs particuliers et les professionnels.
150. Elle a ajouté qu'il n'existe aucune base de données, même payante, permettant de récupérer les données permettant de faire une prospection efficace et a donné l'exemple suivant :
"Par exemple, pour nous développer sur les clients consommant entre 500 MWh et 25 GWh en région [information confidentielle], nous avons essayé de travailler sur une base de départ de professionnels. Cette base représentait environ 19 000 entreprises. Nous avions déjà opéré un pré-tri, en retirant les codes NAF d'entreprises que nous ne considérions pas comme consommatrices de gaz. Sur ces 19 000 entreprises, seulement 3 500 environ, soit 18 %, étaient consommatrices de gaz.
Après nos appels, 2 000 entreprises nous ont permis d'avoir des données exploitables, les autres ne connaissant pas leur consommation, ou étant gérées par des acheteurs centralisés.
Sur ces 2000 entreprises, seulement 25 % correspondaient à notre cible de consommation.
Au final, entre l'achat des bases de données, le coût du prospecteur téléphonique et le nombre d'appels nécessaires pour récupérer les informations, le coût à la piste détectée est d'environ [150-600] . Le coût ramené par client signé est bien sûr bien plus important et il dépend du pourcentage d'offres finales signées.
Cette prospection a duré environ six mois (36)".
151. De même, la société Total Energie Gaz a précisé au cours de l'instruction que "les coûts d'acquisition pour chaque nouveau client non résidentiel réduisent à une peau de chagrin la marge commerciale réalisée par Total Energie Gaz" (37).
152. Enfin, dans ses observations (38), la CRE mentionne que "dans le contexte de la fin des tarifs réglementés de vente pour les clients non résidentiels, la possession des fichiers de clients aux tarifs réglementés de vente [donne] aux fournisseurs historiques, sur leurs territoires respectifs, un avantage qui ne [peut]être contrebalancé par l'accès aux données détenues par les gestionnaires de réseaux de distribution".
153. La base de données clientèle aux TRV de GDF Suez n'apparaît donc pas reproductible par les concurrents, à des conditions financières raisonnables et dans des délais acceptables.
154. Les fournisseurs alternatifs ne peuvent pas davantage reproduire l'avantage que tire GDF Suez de la confusion des équipes commerciales, des centres d'appels, des sites internet, des marques et des offres, des envois de factures entre les offres aux TRV et les offres de marché, confusion évidemment non réplicable par eux.
Sur l'utilité des fichiers des clients aux TRV gaz sur le marché de l'électricité
155. GDF conteste l'utilité de ces fichiers sur le marché de l'électricité et estime qu'en tout état de cause aucune pratique anticoncurrentielle ne peut lui être reprochée compte tenu de la dominance d'EDF.
156. Sur le premier point, les fichiers des clients aux TRV comprennent des données portant également sur l'électricité, notamment la puissance souscrite ou le numéro du point de livraison de l'électricité. Par ailleurs, les fichiers comportent des informations très utiles pour cibler la clientèle comme le mode de chauffage, la surface des locaux, le nombre d'occupants. Il ne semble pas que l'ensemble de ces données soit sans intérêt pour prospecter le marché de l'électricité.
157. GDF Suez le reconnait d'ailleurs par la voix de ses commerciaux. Direct Energie fait notamment référence à un reportage télévisé, joint au dossier, au cours duquel un directeur commercial de GDF Suez a déclaré "ce que l'on voit ici est notre fichier client, c'est 10 millions de clients. Autant de prospects pour l'électricité. C'est là que l'on va chercher nos futurs clients", et qui montre, plus largement, une démarche commerciale s'appuyant sur un bilan du contrat de gaz pour proposer des offres libres d'électricité.
158. GDF Suez a confirmé au cours de l'instruction (39) que l'entreprise "appelle certains de ses clients (dont certains sont en TRV) pour faire des bilans de satisfaction dans des cas très particuliers de type anomalie de consommation. Elle peut, à cette occasion, proposer des offres libres gaz ou électricité en réponse à des demandes en ce sens de ses clients".
159. Selon la CRE, "GDF Suez a également répondu utiliser les coordonnées (adresse postale et téléphone) présentes dans ses bases de données clientèle pour proposer des offres électricité à ses clients gaz naturel" La CRE ajoute que "GDF Suez a déclaré que "20 % des mises en service réalisées par GDF SUEZ pour des clients gaz naturel en tarifs réglementés de vente donnent lieu une souscription d'une offre de marché électricité".
160. GDF estime cependant que ces pratiques ne posent aucun problème concurrentiel, dans la mesure où EDF est totalement dominante sur son marché. Mais le fait que GDF ne soit pas dominant sur le marché de l'électricité ne saurait exclure, en soi, l'existence d'un abus de position dominante de sa part, ainsi que le rappellent par exemple les jurisprudences Tetra Pak et Telia Sonera : "s'agissant de marchés distincts, mais connexes, des circonstances particulières peuvent justifier une application de l'article 102 TFUE à un comportement constaté sur le marché connexe, non dominé, et produisant des effets sur ce même marché" (40).
f) Les effets potentiels de ces pratiques
161. Le baromètre mis en place par la CRE et le médiateur de l'énergie montre que peu de consommateurs savent ce que sont les TRV. Près d'un consommateur sur deux ignore qu'il peut changer de fournisseur. De même, seuls 28% des foyers interrogés savent que GDF Suez et EDF sont deux entreprises différentes et concurrentes, 29% croyant qu'elles ne forment qu'une seule et même entreprise et 37% qu'elles sont différentes, mais non concurrentes.
162. Cette ignorance est susceptible d'affecter la capacité des consommateurs à faire des choix rationnels pour optimiser leur facture de gaz et d'électricité en faisant jouer la concurrence, permettant ainsi à GDF de transférer sur les marchés concurrentiels des offres libres de gaz et d'électricité les avantages dont il jouit sur son marché historique des TRV.
163. Ceci peut s'appliquer également, pour partie, aux petits clients industriels et commerciaux, qui ont une connaissance variable de l'ouverture des marchés du gaz et de l'électricité à la concurrence. Si les entreprises, et notamment les entreprises raccordées au réseau de transport, dont les coûts de production dépendent du prix du gaz ont une connaissance suffisante de l'ouverture des marchés, tel n'est pas le cas des petits clients professionnels, notamment les artisans, et les TPE-PME.
164. La promotion par GDF Suez de ses offres de marché en utilisant les moyens commerciaux issus de l'ancien monopole est ainsi susceptible de créer ou de renforcer la confusion pour le consommateur. En exploitant les bases de données, non reproductibles par les concurrents, consacrées aux offres de service public, elle confère à l'opérateur historique un avantage significatif sur les marchés concernés.
165. Cet avantage est susceptible, en l'état de l'instruction, de créer un effet potentiel d'éviction des opérateurs alternatifs nouveaux entrants, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour prospecter la clientèle sur un pied d'égalité. Ils ne jouissent ni de l'image de marque, ni de la taille critique nécessaire pour compenser la puissance des moyens de l'opérateur historique redirigés vers les offres de marché, au moins sur les marchés des petits clients résidentiels et non résidentiels, même en y consacrant des ressources considérables et non rentables à court voire moyen terme.
166. Les données de marché fournies par la CRE corroborent la démonstration qui vient d'être faite. Plusieurs années après l'ouverture théorique du marché à la concurrence, la part de marché totale, toutes offres confondues, des fournisseurs "nouveaux entrants" (c'est-à-dire non présents avant l'ouverture du marché français, ce qui exclut GDF Suez et EDF) y apparait très faible : 5% pour les consommateurs résidentiels (soit 500 000 clients environ) et 13% pour les consommateurs non résidentiels (soit 70 000 clients environ).
167. Il en va de même sur les marchés de l'électricité. GDF Suez, profitant de l'abstention d'EDF, qui ne commercialise quasiment pas d'offres de marché, est parvenu à détenir une part très significative des clients en offres de marché, en particulier pour les clients résidentiels (71 %), au détriment des nouveaux entrants. Ainsi, la part de marché des "nouveaux entrants" non présents avant l'ouverture du marché français, toutes offres confondues, est extrêmement faible : 2,6% pour les consommateurs résidentiels (soit 800 000 clients environ) et 4% pour les consommateurs non résidentiels (soit 200 000 clients environ).
168. Les pratiques commerciales de GDF Suez décrites ci-dessus sont bien susceptibles, en l'état de l'instruction, d'entrainer des effets d'éviction.
g) Conclusion
169. En l'état de l'instruction, il ressort que GDF Suez a utilisé des moyens communs pour commercialiser à la fois ses offres de gaz aux TRV, qui relèvent de ses obligations de service public, et ses offres de marché de gaz et d'électricité. Elle a utilisé dans les mêmes conditions son fichier des clients aux TRV pour prospecter ses clients aux tarifs réglementés afin de les inciter à s'orienter vers ses offres de marché de gaz et d'électricité.
170. Ces pratiques peuvent concerner des marchés d'offres aux TRV sur lesquels GDF Suez est susceptible d'être en position dominante, ou des marchés par hypothèse non dominés connexes des offres aux TRV, que sont les offres de marché.
171. Dans tous les cas, l'utilisation de l'infrastructure commerciale et des fichiers clients apparait, en l'état de l'instruction, étrangère à une concurrence par les mérites dans la mesure où une partie significative de cette infrastructure commerciale a été développée lorsque GDF Suez détenait un monopole de la fourniture de gaz naturel.
172. Par ailleurs, la faible connaissance qu'ont les clients du fonctionnement concurrentiel du marché de l'énergie, ainsi que la non-réplicabilité par les concurrents des moyens commerciaux utilisés, constituent des circonstances particulières, susceptibles de renforcer l'effet potentiel d'éviction des nouveaux entrants des marchés du gaz et de l'électricité.
173. Ces effets potentiels d'éviction ont été mis en évidence et sont corroborés par les données de la CRE qui démontrent la faible pénétration des nouveaux entrants sur ces marchés.
174. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'en l'état de l'instruction, la confusion des moyens commerciaux entre les offres aux TRV et les offres en concurrence, ainsi que l'utilisation des bases de clientèle des clients aux TRV pour prospecter les clients en offres de marché de gaz et d'électricité, sont susceptibles de constituer des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE.
3. SUR LES PRATIQUES DE DÉNIGREMENT
a) Les arguments des parties
175. Selon Direct Energie, GDF Suez développe un discours commercial discréditant vis-à-vis des fournisseurs alternatifs pour accréditer le fait qu'il disposerait d'une "meilleure" qualité de gaz, d'une "meilleure" sécurité d'approvisionnement et de capacités de stockage inégalées. Ce discours, délivré par le fournisseur historique, viendrait ainsi entretenir et renforcer la perception erronée des consommateurs selon laquelle l'opérateur historique leur permettrait de disposer de tarifs avantageux et d'une sécurité d'approvisionnement accrue, dans une phase de marché particulière (disparition des TRV pour certains clients), qui amplifie ses effets anticoncurrentiels.
176. GDF Suez soutient n'avoir jamais tenu de propos dénigrants vis-à-vis des fournisseurs alternatifs, ses propos relevant de constatations objectives, ce qui rend sans fondement, tant factuel que juridique, l'allégation de Direct Energie. Les pratiques dénoncées par Direct Energie auraient été soit purement inventées, soit ne pourraient s'analyser comme des pratiques anticoncurrentielles.
b) Sur la nature du discours commercial tenu par GDF Suez
177. Direct Energie relate que le directeur général de GDF Suez Énergies France a déclaré au journal Le Figaro le 24 novembre 2013 que "en choisissant GDF SUEZ, le consommateur a l'assurance du meilleur rapport qualité-prix du marché et d'être approvisionné en permanence quels que soient les événements alentours - météo rigoureuse, tensions sur les prix, contexte géopolitique difficile...-, il s'agit d'un avantage incomparable (41)".
178. De même, le vice-président Directeur général délégué de GDF Suez, à l'occasion d'une interview sur Radio Classique en date du 27 novembre 2013, faisant référence à une offre proposée par un fournisseur alternatif en partenariat avec l'association de consommateur UFC Que Choisir a déclaré qu'une offre d'énergie : "encore une fois, c'est un ensemble : prix, sécurité d'approvisionnement. Nous rentrons dans une période hivernale, le gaz c'est là qu'il est vendu l'hiver: il faut des stockages pour apporter le gaz s'il y a des problèmes. Le marché c'est bien gentil, nous nous approvisionnons sur le marché aussi, mais pas que, nous avons aussi des contrats à long terme avec des grands fournisseurs tels que les Russes, les Norvégiens, les Algériens parce qu'il faut aussi assurer dans la durée la sécurité d'approvisionnement de nos clients (42)".
179. Par ailleurs, dans des scripts téléphoniques utilisés par les conseillers commerciaux de GDF Suez figure l'argumentaire suivant : "Avec une offre prix fixe, (...), vous conservez tous les bénéfices d'un contrat avec GDF SUEZ : relation commerciale unique, sécurité d'approvisionnement maximale, accompagnement par nos experts dans tous vos projets d'efficacité énergétique..." (43). De même, à la question type : "Quel intérêt ai-je à rester chez vous ?", la réponse type est la suivante : "GDF SUEZ c'est aussi une sécurité d'approvisionnement maximale (44)".
180. Enfin, GDF Suez a posté une vidéo sur le compte You Tube de GDF Suez dans laquelle il déclarait que les consommateurs peuvent "trouver des prix d'appel qui en apparence paraissent plus attractifs, mais derrière ces prix [...] en matière de sécurité d'approvisionnement est-ce la même chose ? Non ! Nos propres offres sont garanties par des contrats de long terme avec des fournisseurs qui disposent du gaz naturel et par des stockages en France qui vous assure d'être livrés, y compris quand il fait le plus froid, c'est-à-dire quand vous avez le plus besoin de gaz naturel et non pas simplement sur des offres de court terme signées sur les bourses de l'énergie (45)".
c) Analyse
181. GDF Suez mentionne dans son discours commercial, à de nombreuses reprises, qu'en choisissant GDF Suez comme fournisseur de gaz (ou en restant chez GDF Suez), le consommateur bénéficierait d' "une sécurité d'approvisionnement maximale", et précise, dans la vidéo citée ci-dessus, que les offres de ses concurrents ne "sont pas la même chose" en matière de sécurité d'approvisionnement.
182. Ces assertions de GDF Suez relatives à une "sécurité d'approvisionnement maximale" peuvent tromper le consommateur. En effet, en application de l'article L. 443-2 du Code de l'énergie, l'autorisation de fourniture de gaz est délivrée ou refusée "en fonction des capacités techniques, économiques et financières du demandeur et de la compatibilité du projet du demandeur avec les obligations de service public mentionnées à l'article L. 121-32". Aux termes des dispositions de l'article 4 du décret n° 2004-251 du 19 mars 2004 relatif aux obligations de service public dans le secteur du gaz, l'ensemble des fournisseurs est tenu d'assurer la continuité d'approvisionnement, tout particulièrement pour les clients domestiques. Tous les fournisseurs sont par conséquent soumis à de strictes obligations en matière de sécurité d'approvisionnement de leurs clients.
183. Il est vrai que le contrat de service public entre GDF Suez et l'État impose à GDF Suez des obligations particulières en matière d'approvisionnement. Néanmoins, ces obligations sont sans incidence sur la sécurité d'approvisionnement effective des clients de GDF Suez par rapport à celle des clients des concurrents. En effet, les mécanismes de délestage en vigueur sur les réseaux de distribution ne prévoient pas de traiter différemment les clients des différents fournisseurs. Le rapport 2012-2013 de la CRE (p.6) mentionne que "tous les fournisseurs de gaz naturel, historiques et alternatifs, sont soumis aux mêmes obligations en termes de sécurité d'approvisionnement. En cas de tension sur l'équilibre offre demande global en France, les clients supportent le même risque de coupure de leur alimentation en gaz naturel quel que soit leur fournisseur. La sécurité d'approvisionnement n'est donc pas un élément différenciant d'une offre par rapport à une autre."
184. Rien ne permet donc à GDF Suez d'affirmer ou de laisser entendre que les clients de GDF Suez bénéficieraient plus que les autres d'une assurance d'être livrés "quels que soient les événements alentours" ou "y compris quand il fait le plus froid".
185. La CRE indique dans son avis qu'à la suite des faits décrits ci-dessus, elle a auditionné GDF Suez et lui a demandé de "procéder immédiatement au retrait ou à la modification des vidéos litigieuses et de tout autre moyen de communication commerciale susceptible des mêmes reproches", considérant que "les assertions de GDF Suez étaient trompeuses (...) et particulièrement dommageables pour le bon fonctionnement du marché de détail du gaz naturel, lorsqu'il est le fait de l'acteur dominant" (46).
186. GDF Suez n'a pas souhaité suivre totalement les recommandations de la CRE dans la mesure où les scripts téléphoniques qu'utilisent actuellement les conseillers commerciaux évoquent toujours "les bénéfices d'un contrat avec GDF Suez : (...) sécurité d'approvisionnement maximale".
187. Plusieurs circonstances ont pu permettre à ce discours d'avoir des effets significatifs auprès des consommateurs, y compris sur des marchés connexes non dominés. En effet, compte tenu du faible niveau d'information des petits consommateurs, de la notoriété de GDF Suez et de la confiance toute particulière dont elle jouit auprès d'eux en tant que détenteur du monopole réglementaire pour commercialiser les TRV de gaz, les consommateurs ont pu réellement craindre de ne plus être alimentés en gaz en cas de vague de froid s'ils optaient pour une offre concurrente, ou en tout cas ont pu craindre de prendre un risque inutile.
188. L'effet a pu être d'autant plus puissant que l'argument a été largement diffusé, étant utilisé à la fois dans des interviews données par les dirigeants du groupe GDF Suez aux médias, mais également dans plusieurs outils de prospection commerciale utilisés par le groupe (lettre d'information, scripts commerciaux et vidéos postées sur les sites internet du groupe notamment).
189. Enfin, le discours de GDF Suez est intervenu dans un contexte très particulier, à la fin de l'année 2013, dans une période de tension sur les stockages de gaz naturel sur laquelle GRT gaz (gestionnaire du réseau de transport de gaz) et les pouvoirs publics ont communiqué. Cette communication s'est également produite le matin du dernier jour de préinscription des consommateurs à l'offre proposée par Lampiris dans le cadre de l'appel d'offres de l'UFC-Que choisir (47), alors que ces consommateurs pouvaient encore renoncer à leur souscription.
190. Compte tenu de ces éléments, l'instruction au fond devra rechercher si les comportements en cause sont susceptibles d'être contraires à l'article L. 420-2 du Code de commerce et à l'article 102 du TFUE.
4. SUR LES PRATIQUES DE VERROUILLAGE
191. Au cours de l'instruction, la société Total Energie Gaz a mis en avant certaines pratiques commerciales mises en œuvre par GDF Suez. Ces pratiques pourraient avoir pour objet ou effet de verrouiller une fraction importante des petits clients industriels et commerciaux, que ces clients soient en offres aux TRV ou qu'ils soient en offres de marché.
a) Les clauses des contrats des petits clients industriels et commerciaux aux TRV
192. Total Energie Gaz a fourni :
- un courrier (48) de GDF Suez à une copropriété parisienne en offres TRV qui mentionne les éléments suivants : "l'actuel contrat de la copropriété est effectivement au tarif réglementé (B2S) et date effectivement de novembre 2005. Il s'est renouvelé tacitement à son échéance le 01-10-2010, conformément aux Conditions Générales de Vente des tarifs réglementés qui sanctionnent, art. 8.1, que "Le Contrat est conclu pour une durée de trois ans à compter de la date d'effet mentionnée aux Conditions Particulières, sous réserve de l'obtention des autorisations administratives nécessaires, le cas échéant [...] À son expiration, il se renouvelle par tacite reconduction par période d'une année, sauf dénonciation de l'une des parties moyennant un préavis de 6 mois".
- plusieurs factures de petits clients industriels et commerciaux en offres TRV chez GDF Suez et qui comportent l'information suivante "votre tarif réglementé : XXX.
Votre contrat arrive à échéance le JJ-MM-AAAA. Il sera renouvelé tacitement (préavis de résiliation : X mois)" (49).
193. Ces informations sont de nature à convaincre le client qu'il est engagé auprès de GDF Suez pour une certaine durée (jusqu'à une date d'échéance contractuelle particulière) et que, s'il ne résilie pas son contrat avant une certaine date, son contrat sera tacitement reconduit pour une nouvelle période.
194. Or, selon l'article L. 441-4 du Code de l'énergie, les consommateurs ayant conclu un contrat aux TRV ont la possibilité de résilier leur contrat "de plein droit, sans qu'il y ait lieu à indemnité à la charge de l'une ou l'autre partie", ce qui interdit au fournisseur de gaz d'imposer une durée d'engagement et un délai de préavis dans un contrat de gaz aux TRV (50). Les mentions sur les factures des clients aux TRV et sur certains courriers envoyés par GDF Suez aux clients apparaissent donc susceptibles d'induire en erreur le consommateur.
195. Figure par ailleurs au dossier un courrier, adressé à une commune, montrant que GDF Suez applique ces clauses et tente d'imposer des indemnités de résiliation à certains clients aux TRV qui ne respecteraient pas les préavis de résiliation en cas de changement de fournisseur. Ce courrier mentionne :
- "Conformément à l'article "Résiliation" des Conditions Générales de Vente, la résiliation de plein droit sans formalité judiciaire, par lettre recommandée avec accusé de réception et sans préjudice des indemnités éventuellement dues, ne peut intervenir qu'à la date d'expiration mentionnée aux conditions particulières ou à la date anniversaire, moyennant un préavis de 60 jours. Compte tenu de l'échéance de votre contrat, votre engagement contractuel court jusqu'au 31-07-2014" et
- "N'ayant pas reçu de courrier de résiliation de votre part et en application de l'article 11 des Conditions Générales de Vente, les frais de résiliation qui vous seront appliqués correspondent aux termes fixes restant à courir jusqu'au 31-07-2014.".
196. Interrogée sur l'envoi d'une telle lettre, GDF Suez a mentionné que cette lettre avait été envoyée par erreur au client concerné, car GDF Suez n'aurait pas identifié que ce client était en offres aux TRV. Il sera nécessaire de vérifier, dans le cadre de l'instruction au fond, si cette pratique d'envoi de courrier est bien une erreur ou si elle a été utilisée plus largement par GDF Suez pour dissuader les clients aux TRV de changer de fournisseur.
b) Les pratiques contractuelles envers les petits clients industriels et commerciaux aux offres de marché
L'absence de communication de propositions commerciales d'une durée n'excédant pas 12 mois pour les clients dont les TRV vont être supprimés
197. Le V de l'article 25 de la loi sur la consommation du 17 mars 2014 prévoit l'obligation, pour tout fournisseur qui propose à un client aux TRV la conclusion d'un contrat portant sur une offre de marché d'une durée minimale de plus de 12 mois, de proposer simultanément une offre de fourniture n'excédant pas 12 mois, selon des modalités commerciales non disqualifiantes. Cette disposition législative a été introduite pour prévenir la conclusion par des clients peu informés de contrats pluriannuels, au profit notamment de GDF Suez.
198. Cette obligation ne semble pas systématiquement observée. Figure au dossier, parmi d'autres documents, une proposition commerciale (51) envoyée par GDF Suez à une communauté religieuse en banlieue parisienne mentionnant une durée d'engagement de 36 mois, sans que cette proposition commerciale ait été accompagnée d'une autre proposition commerciale de moins de 12 mois.
199. En séance, GDF Suez a indiqué qu'elle avait probablement informé ce client oralement avant l'envoi de la proposition commerciale écrite quant à sa possibilité d'avoir également une proposition commerciale n'excédant pas 12 mois et qu'en tout état de cause, la proposition commerciale mentionnait que le client pouvait contacter le service client de GDF Suez s'il souhaitait une offre n'excédant pas une année.
200. Il n'en demeure pas moins que, contrairement à ce que prévoit la loi, GDF Suez n'a pas procédé, au moins dans ce cas, à un envoi simultané d'une proposition commerciale dont la durée n'excède pas 12 mois.
Des préavis de résiliation importants
201. Il apparaît que certains contrats en offre libre de gaz conclus avec des petites entreprises comportent des préavis de résiliation importants. Total Energie Gaz a fourni une copie d'une facture relative à un contrat conclu entre GDF Suez et une blanchisserie-teinturerie qui mentionne un préavis de résiliation d'une année52. De tels préavis de résiliation rendront difficile l'exercice de la concurrence par les consommateurs concernés. Interrogée sur ce sujet, GDF Suez a mentionné que le contrat en question faisait état d'un préavis de deux mois et non de douze mois. L'instruction au fond devra vérifier les raisons pour lesquelles GDF Suez a mentionné un préavis d'une année sur la facture fournie par Total Energie Gaz.
Des indemnités de résiliation difficilement compréhensibles
202. De même, certains contrats de fourniture de gaz de GDF Suez prévoient des indemnités de résiliation difficilement compréhensibles pour des petits consommateurs. Ainsi, dans la proposition commerciale faite à la communauté religieuse dont il a été fait mention ci-dessus, il apparaît que les indemnités de résiliation mentionnées à l'article 11 des conditions générales de vente sont les suivantes (53) :
"Le Client versera au Vendeur les frais de résiliation suivants :
Lorsque le prix du Gaz comporte un Abonnement, 10 % de la somme ;
de la totalité de l'Abonnement Annuel,
et du produit de la Quantité Annuelle Prévisionnelle et du Terme de Quantité en vigueur.
Lorsque le prix du Gaz ne comporte pas d'Abonnement, 10% de la somme ;
du produit du Terme de Quantité TQ1 en vigueur et du seuil de consommation,
du produit de la différence :
* entre le Terme de Quantité en vigueur et la réduction de prix,
* et entre la Quantité Annuelle Prévisionnelle et le seuil de consommation.
Si la durée prévue par le Contrat est supérieure à un (1) an, la somme ci-dessus est alors augmentée de la même somme multipliée par le nombre d'années restant à courir à l'issue de l'année en cours.
Les éventuels Compléments de Prix dus au titre des Engagements d'Enlèvement, portant sur l'Année Contractuelle en cours et les suivantes, et prévus aux Conditions Particulières du Client, deviendront immédiatement exigibles".
203. Si les grands clients industriels sont éventuellement en mesure de comprendre le calcul d'une telle indemnité de résiliation, ce ne sera pas le cas des petits clients.
204. L'instruction au fond devra déterminer si ces pratiques de résiliation dépourvues de clarté, et susceptibles de décourager toute volonté de changer de fournisseur, restent isolées ou si elles ont été mises en œuvre à une plus grande échelle.
c) Conclusion
205. Les consommateurs, déjà peu intéressés par des offres de marché qui leur paraissent moins sûres que l'offre du fournisseur historique, risquent de considérer qu'au surplus, et en tout état de cause, ils sont liés par des clauses contractuelles ne leur donnant pas la liberté de changer de fournisseur à tout moment. Ceci peut les décourager de s'informer sur les offres concurrentes et donc créer un effet au moins potentiel d'éviction des opérateurs concurrents de GDF Suez.
206. Compte tenu de ces éléments, l'instruction au fond devra rechercher si les comportements en cause sont contraires à l'article L.420-2 du Code de commerce et à l'article 102 du TFUE.
E. SUR LA DEMANDE DE MESURES CONSERVATOIRES
207. Pour déterminer si les pratiques décrites ci-dessus aux paragraphes 100 à 174 (utilisation abusive du fichier clientèle et maintien d'une confusion entre les activités relevant du service public d'une part, et du champ concurrentiel d'autre part) permettent de prononcer des mesures conservatoires, il convient d'apprécier le caractère grave et immédiat de l'atteinte portée à l'économie générale, au secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. Ces différentes atteintes ne constituent toutefois pas des conditions cumulatives, mais alternatives : une atteinte grave et immédiate relevée dans un seul de ces cas suffit à permettre l'attribution de mesures conservatoires.
208. En revanche, la gravité et l'immédiateté de l'atteinte sont deux critères cumulatifs.
209. Si ces critères sont remplis, une mesure conservatoire peut être prononcée s'il existe un lien de causalité entre les faits dénoncés et l'atteinte grave et immédiate constatée. 38
1. SUR L'ATTEINTE GRAVE ET IMMÉDIATE AU SECTEUR, AUX CONSOMMATEURS OU À L'ENTREPRISE PLAIGNANTE
a) Sur l'atteinte grave et immédiate au secteur concerné
210. Direct Energie souligne que le marché de fourniture de gaz devrait s'ouvrir avec la disparition des TRV pour les non résidentiels à proche échéance. Mais cette ouverture risque d'être préemptée par GDF Suez, qui a d'ores et déjà prospecté sa clientèle de petits professionnels pour diffuser ses offres et qui est sur le point de structurer définitivement le marché sur une base monopolistique.
211. Selon GDF Suez, il n'existe au contraire aucune atteinte grave au secteur. Selon l'entreprise, "les marchés du gaz naturel sont aujourd'hui extrêmement ouverts à la concurrence - les concurrents de GDF Suez et en particulier Direct Energie disposant de parts de marché significatives, en croissance permanente" puisque "la part de marché en volume des fournisseurs alternatifs sur le marché de la fourniture de gaz aux clients non résidentiels était de 47,5% au 31 décembre 2013, alors qu'elle était de 17,5% au 31 décembre 2008 (54) ".
212. Il convient cependant de préciser que les parts de marché ici fournies par GDF Suez font l'amalgame entre deux marchés différents : le marché des petits clients industriels et commerciaux d'une part, et les marchés des gros clients industriels d'autre part.
213. Comme l'Autorité a pu le mentionner dans son avis n° 13-A-09 précité, si la concurrence sur le segment des gros clients industriels raccordés au réseau de transport est animée, tel n'est pas le cas sur le marché des petits clients industriels et commerciaux ni sur celui des clients résidentiels.
214. Dix ans après l'ouverture des marchés à l'ensemble des consommateurs non résidentiels et sept ans après l'ouverture des marchés aux clients résidentiels, et bien que de nombreux acteurs nouveaux se soient introduits sur le marché, la situation des fournisseurs alternatifs nouveaux entrants, qui disposent d'une part de marché globale, toutes offres confondues, de 13 % du marché des petits clients industriels et commerciaux, et de 5 % du marché résidentiel, est préoccupante.
215. En raison du coût d'entrée élevé qu'implique la pénétration d'un marché de masse, d'une part, et des marges relativement faibles du secteur, d'autre part, les portefeuilles des nouveaux entrants doivent impérativement bénéficier d'une taille critique, sous peine de compromettre leur maintien sur le marché et donc l'existence d'une animation concurrentielle du marché.
216. Comme l'a noté l'Autorité dans la décision 09-MC-01 du 8 avril 2009, relative à la demande de mesures conservatoires présentées par la société Solaire Direct, "des pratiques anticoncurrentielles émanant d'un opérateur historique susceptibles de fausser le libre jeu sur un marché émergent, connexe de celui sur lequel il détient une position dominante héritée de son monopole légal, intervenant lors d'une étape clé de développement de ce marché, peuvent causer une atteinte grave et immédiate aux intérêts des concurrents, au secteur et, in fine, aux consommateurs finals".
217. L'Autorité a également rappelé dans sa décision n° 07-D-33 (55), à propos du secteur des télécommunications, que "des abus de domination mis en œuvre sur un marché naissant sont d'une gravité particulière en raison du caractère potentiellement structurant qu'ils ont pour le marché, voire le secteur en cause". La Cour d'appel de Paris a confirmé que "des pratiques portent une atteinte grave à la concurrence en ce qu'elles renforcent les tendances monopolistiques des secteurs concernés et permettent à France Télécom de structurer le marché à sa guise en donnant à sa filiale un avantage décisif sur ses concurrents" (56).
218. Pour justifier des mesures conservatoires, l'Autorité rappelle dans sa pratique décisionnelle que "l'immédiateté peut (...) être caractérisée par le caractère imminent de l'échéance." (voir par exemple la décision n° 13-D-04 du 14 février 2013 relative à une demande de mesures conservatoires concernant des pratiques mises en œuvre par le groupe EDF dans le secteur de l'électricité photovoltaïque).
219. Dans son étude thématique sur les mesures conservatoires, l'Autorité a également précisé que "l'appréciation de l'immédiateté de l'atteinte est particulièrement utile dans les secteurs s'ouvrant à la concurrence ou peu concurrentiels, pour lesquels la pression concurrentielle, déjà faible ou peu stabilisée, peut être menacée par les pratiques de l'opérateur dominant".
220. Or, plus de 162 000 clients industriels et commerciaux consommant plus de 30 MWh par an devront abandonner, d'ici seize mois (58 000 au 1er janvier 2015 et 104 000 au 1er janvier 2016), les offres aux TRV pour choisir une offre de marché.
221. La CRE rappelle dans son avis (57) les conditions de l'ouverture prochaine du marché: "s'agissant du segment des professionnels dont les sites ont une consommation de gaz naturel supérieure à 30 000 kWh, l'évolution récente du cadre juridique, qui prévoit la disparition des tarifs réglementés de vente pour ces clients, justifie la mise en œuvre de mesures conservatoires dans le cas où l'Autorité de la concurrence estimerait que certains des comportements visés dans la saisine de Direct Energie seraient susceptibles d'être contraires au droit de la concurrence.
En effet, la fin des tarifs réglementés de vente de gaz entraînera, selon GDF Suez, le basculement vers des offres de marché d'environ ;
- 42 sites représentant un volume d'environ 1 TWh le 19 juin 2014 ;
- 58 000 sites représentant un volume d'environ 44 TWh le 1er janvier 2015 ;
- 104 000 sites représentant un volume d'environ 9 TWh le 1er janvier 2016.
La période concernée est donc une phase particulièrement sensible de l'évolution du marché, au cours de laquelle les pratiques incriminées par Direct énergie, si elles étaient susceptibles d'être contraires au droit de la concurrence, pourraient avoir un impact important et difficilement réversible sur ce segment du marché.
222. Il est possible que le risque de préemption mis en évidence par la CRE soit irréversible, car les clients petits professionnels concernés par la suppression des TRV ne peuvent bénéficier des dispositions du Code de la consommation, qui permettent de changer de fournisseur à tout moment et sans frais. Par ailleurs, comme le souligne la CRE, les contrats de fourniture proposés actuellement à ces consommateurs comportent très régulièrement des clauses d'engagement pour des durées allant de deux à trois ans.
223. L'imminence de l'échéance de l'ouverture d'une partie importante du marché du gaz et le caractère difficilement réversible de la préemption susceptible d'être constatée représentent une menace immédiate pour le développement des opérateurs alternatifs.
224. Il existe donc bien une menace grave et immédiate pour le secteur qui est d'ailleurs particulièrement important au regard de la place qu'il occupe dans l'économie générale.
b) Sur l'atteinte grave et immédiate aux consommateurs
225. GDF Suez conteste toute atteinte aux intérêts des consommateurs et explique qu'elle a perdu 500 000 clients résidentiels au cours des dernières années (58).
226. Mais le taux de pénétration des opérateurs alternatifs nouveaux entrants sur les clients résidentiels, tous types d'offres confondus, n'est que de 5 % et de 22% sur les seules offres de marché.
227. Ce faible taux de pénétration a des conséquences réelles pour les consommateurs, car depuis plusieurs années, certaines offres proposées par les nouveaux entrants sont nettement plus compétitives que les offres de gaz aux TRV ou de marché proposées par GDF. Ainsi, dans le cadre de l'avis n° 13-A-09, l'Autorité notait qu'une comparaison des prix effectuée par le biais du site internet energie-info.fr (développée par la CRE et le médiateur de l'énergie) permettait de mettre en évidence le fait qu'un consommateur résidentiel pouvait réaliser jusqu'à 450 EUR d'économie sur sa facture annuelle de gaz. Les offres proposées l'hiver dernier par le distributeur Lampiris proposaient par ailleurs un prix fixe inférieur de 15 % aux offres réglementées.
228. Mais les offres compétitives proposées par certains fournisseurs alternatifs sont largement méconnues par les consommateurs, résidentiels comme non résidentiels. Cette méconnaissance est telle que, selon les graphiques fournis par la CRE, GDF Suez commercialise certaines offres libres à des montants nettement plus élevés que certaines offres alternatives, mais également plus élevés que les TRV. C'était ainsi le cas pour l'offre à prix fixe pour un client de type TRV B1 (client qui utilise le gaz pour se chauffer) jusqu'en 2013 et c'est toujours le cas pour l'offre à prix fixe pour un client type TRV Base (client qui utilise le gaz pour la cuisine) :
229. Ce succès commercial d'offres particulièrement peu compétitives a des conséquences importantes pour les consommateurs, car l'énergie, dont le coût a fortement augmenté depuis 2007, est un poste de dépense contrainte pour les ménages et les entreprises.
230. Selon le baromètre energie-info.fr mentionné plus haut, près de 8 foyers sur 10 déclarent que la consommation d'énergie constitue pour eux un sujet de préoccupation important ; une part croissante des personnes interrogées déclarent avoir rencontré des difficultés pour payer certaines factures d'électricité ou de gaz naturel.
231. Le nombre de ménages en précarité énergétique s'est fortement accru et a nécessité la mise en place des tarifs sociaux de l'énergie. Il est paradoxal de constater que la subvention accordée par ce biais aux consommateurs les plus vulnérables, qui se monte au maximum à 142 euros par foyer, reste sensiblement inférieure à l'économie que leur permettrait le choix de l'offre la plus compétitive, comme mentionné dans l'avis n° 12-A-03 du 14 février 2012 relatif à l'automatisation de la procédure d'attribution des tarifs sociaux du gaz et de l'électricité.
232. Les mêmes remarques peuvent être faites pour les petits clients industriels et commerciaux, qui voient le prix croissant de l'énergie amputer leurs marges et leur capacité à investir ou à baisser leurs prix.
233. Les pratiques constatées, qui aggravent les difficultés rencontrées par les opérateurs alternatifs pour accéder à la clientèle, créent donc bien une atteinte grave aux petits consommateurs de gaz, résidentiels ou professionnels, et notamment aux plus vulnérables d'entre eux.
234. Après avoir constaté que le critère de gravité est rempli, l'Autorité distingue deux situations d'atteinte immédiate justifiant des mesures conservatoires : "l'immédiateté peut (...) être caractérisée par le caractère imminent de l'échéance. L'intervention de l'Autorité peut également être sollicitée pour mettre fin en urgence à un comportement récent qu'il conviendrait de stopper afin que le dommage ne puisse se matérialiser ou prendre de l'ampleur".
235. Dans le cas d'espèce, il convient de vérifier si au moins une de ces deux situations peut être constatée. Les cas sont différents :
- pour les consommateurs résidentiels, qui représentent la masse de ces contrats,
- et pour les clients industriels et commerciaux.
Cas des consommateurs résidentiels
236. Il convient d'examiner, conformément à la pratique décisionnelle de l'Autorité, si les pratiques de GDF Suez relèvent d'"un comportement récent qu'il conviendrait de stopper afin que le dommage ne puisse se matérialiser ou prendre de l'ampleur".
237. En premier lieu, il apparait que les pratiques commerciales de GDF Suez, telles que décrites ci-dessus, ont été utilisées avec une intensité nouvelle dans la période récente. Si, entre 2009 et 2012, GDF Suez n'a pas eu pour stratégie commerciale de convertir ses clients aux TRV en offres de marché gaz, un changement du comportement sur le marché est observé à la fin de l'année 2012, confirmé par des documents internes de GDF Suez relatifs à la stratégie commerciale du groupe.
238. Dans un document intitulé "GDF Suez Energie France - Marketing and Sales - Budget 2014-2016 - PAMT 2017-2019" et daté du 3 octobre 2013, il est mentionné dans le transparent n° 959 que "la trajectoire stratégique sur le marché B to C s'appuie sur les axes suivants :
- la fidélisation des clients gaz par la forte intensification de la dualisation et le développement des offres de marché, avec l'objectif de demeurer leader sur un marché concurrentiel,
- le développement des ventes électricité en ciblant les clients à valeur (..)".
239. GDF Suez a donc établi une stratégie de conversion de ses clients aux TRV en offres libres pour étendre au marché concurrentiel sa position de leader.
240. Les chiffres de la CRE montrent que cette stratégie a été couronnée de succès depuis 2013. Selon son avis : "La tendance a sensiblement évolué depuis les années 2010 et 2011, au cours desquelles GDF Suez a perdu des clients en offre de marché (-2,5% en 2010 et -3,2% en 2011). Depuis la fin de 2012, GDF Suez capte une part croissante des nouveaux sites en offre de marché : plus de 60 % des sites sur l'ensemble de l'année 2013".
241. Ainsi, depuis la fin de l'année 2012, le nombre de clients en offres libres gaz a augmenté de manière très forte par rapport aux années précédentes, faisant plus que doubler :
<Emplacement graphique>
242. Cette augmentation particulièrement rapide des clients en offre de marché du fournisseur GDF Suez est illustrée par la figure suivante, qui présente le taux de croissance mensuel du nombre de clients en offre de marché chez GDF Suez et les fournisseurs alternatifs, qui passe de 0 %, entre janvier et septembre 2012, à un taux de progression situé entre 5 % et 9 % à partir du printemps 2013.
<Emplacement graphique>
243. La CRE indique à ce sujet : "Dès septembre 2012, le taux de croissance des clients en offres de marché chez GDF Suez commence à augmenter fortement pour atteindre son maximum, environ +9 % par mois, en juillet 2013. Étant donné que le taux de croissance des fournisseurs alternatifs est quasi-constant, une telle situation fait que le fournisseur GDF Suez regagne des parts de marché sur les fournisseurs alternatifs". La CRE estime donc dans son avis que l'intervention est urgente.
244. GDF Suez souligne cependant qu'il n'existe pas d'irréversibilité dans les conquêtes de parts de marché pour les particuliers, qui peuvent toujours passer librement d'une offre de marché à l'autre, conformément aux dispositions du Code de la consommation.
245. Mais, quelles que soient les dispositions légales autorisant les particuliers à changer de fournisseur à tout moment, il apparait que les pratiques commerciales relevées supra ont créé un réflexe durable pour les consommateurs de choisir d'abord les offres de l'opérateur historique, comme en témoignent les chiffres relevés ci-dessus sur les parts de marché des opérateurs alternatifs.
246. Les gains rapides de parts de marché par GDF Suez s'insèrent par ailleurs dans une phase très particulière du marché.
247. Comme l'a indiqué la CRE pendant la séance, la rapide croissance du prix du gaz en TRV ces dernières années, ainsi que les multiples épisodes de rattrapage tarifaire imposés par la juridiction administrative, qui a systématiquement annulé les limitations que souhaitait imposer l'État aux augmentations prévues par les textes régissant l'évolution des TRV, a fait émerger chez les consommateurs une forte demande de prix fixes pour la fourniture de gaz, afin de se prémunir de l'instabilité des tarifs.
248. Cette demande nouvelle s'est, comme on l'a vu, tournée préférentiellement vers les offres de GDF, malgré leur caractère globalement moins compétitif.
249. Cette préférence durable pour les offres de l'opérateur historique crée un risque immédiat pour les consommateurs compte tenu de l'importance qu'a prise la dépense énergétique dans leur budget, notamment pour les plus vulnérables d'entre eux. L'ignorance de l'existence d'une véritable compétition en ce domaine crée une véritable "perte de chance" pour eux, compte tenu des gains économiques importants qu'ils pourraient attendre d'une offre plus compétitive, y compris pour une seule saison. L'approche de la période de chauffe renforce l'urgence d'une action à l'égard des consommateurs.
250. Dans ces conditions, compte tenu du caractère récent de l'intensification des pratiques de conquête commerciale de GDF Suez, de l'impact particulièrement fort, et peut-être durable compte tenu du manque d'information des consommateurs, de ces pratiques dans la phase actuelle de basculement du marché, compte tenu enfin de l'imminence de la période de chauffe, le caractère immédiat de l'atteinte est établi pour les consommateurs résidentiels.
Cas des consommateurs industriels et commerciaux
Clients raccordés au réseau de transport
251. Une large fraction de ces clients est sortie des TRV depuis plusieurs années, car, contrairement aux petits consommateurs, ces consommateurs bien informés ont saisi massivement les opportunités de baisser leur facture de gaz en faisant jouer la concurrence. Par ailleurs, les TRV pour les consommateurs raccordés au réseau de transport de gaz ont été supprimés le 19 juin 2014, soit il y a quelques mois. Il n'y a donc plus d'urgence à ce que l'Autorité intervienne sur ce marché.
Petits clients industriels et commerciaux
252. L'existence d'un risque immédiat se vérifie également pour ces consommateurs, pour les mêmes raisons que relevées ci-dessus : importance de la facture énergétique et gains substantiels à espérer d'une offre compétitive à l'approche de l'hiver.
253. S'ajoute dans le cas des clients dont la consommation annuelle est supérieure à 30 MWh, comme il a été vu supra, la circonstance de l'imminence de l'ouverture complète à la concurrence, dans la mesure où ces consommateurs devront obligatoirement renoncer aux TRV d'ici le 1er janvier 2016, et dès le 1er janvier 2015 pour une partie d'entre eux, et donc choisir un fournisseur pour passer aux offres de marché.
254. Le risque de préemption, par GDF Suez, du fait des pratiques examinées plus haut, mérite d'autant plus d'être prévenu en urgence.
c) Sur l'atteinte grave et immédiate à la situation de l'entreprise plaignante
255. Direct Energie estime que les pratiques de GDF Suez lui causent un préjudice immédiat et irrémédiable, car le nombre de clients susceptibles d'être gagnés par les pratiques de GDF Suez et le caractère très difficile ou impossible de leur reconquête, loin de ne représenter qu'un "manque à gagner", handicaperont définitivement les perspectives économiques de l'entreprise et ses chances de devenir un véritable compétiteur de GDF Suez sur le marché.
256. GDF Suez fait observer en revanche que Direct Energie voit croitre son chiffre d'affaires et son parc de clients depuis son entrée sur le marché du gaz en 2009. Elle note également que le chiffre d'affaires de l'entreprise plaignante a cru de 29% en 2013. Il n'existerait donc aucun péril imminent pour Direct Energie et la condition d'atteinte grave et immédiate ne saurait être retenue en l'espèce.
257. En premier lieu, il convient de souligner que, si Direct Energie connaît en effet une croissance de son parc client, celle-ci résulte de son arrivée récente sur le marché du gaz.
258. En second lieu, la circonstance que Direct Energie continue de se développer par ses mérites propres ne signifie pas qu'une pratique anticoncurrentielle n'est pas susceptible de lui causer un dommage grave. Selon une pratique décisionnelle constante, une pratique d'éviction peut avoir pour objet et pour effet de retarder l'entrée d'un concurrent sur le marché et être condamnable à ce titre, quand bien même ce concurrent verrait ses parts de marché progresser. Il n'est donc pas nécessaire de constater une baisse des parts de marché du saisissant ou d'identifier un risque de sortie prochaine du marché pour démontrer l'existence d'un dommage grave.
259. Ainsi, le Conseil de la concurrence a prononcé des mesures conservatoires concernant des pratiques commises sur des marchés dont l'ouverture à la concurrence était imminente et où un opérateur historique retardait la remise en cause de son monopole par les opérateurs alternatifs.
260. Par ailleurs, comme le mentionne la CRE dans son avis, il apparaît que les parts de marché de Direct Energie reculent sensiblement depuis la fin de l'année 2012 du fait notamment de l'intensification des conversions de clients, des TRV aux offres de marché, opérées par GDF Suez. Ainsi, selon la CRE (60), "la société Direct Energie est présente sur le marché résidentiel du gaz naturel depuis 2009. Ses parts de marché ont progressivement augmenté jusqu'en 2012, avec une forte augmentation en juillet 2012 du fait de la fusion avec la société Poweo. Toutefois, depuis lors, les parts de marché du fournisseur Direct Energie sont nettement orientées à la baisse ; elles sont passées de 14 % en juillet 2012 à 9% en janvier 2014. L'apport de la société Poweo en part de marché a ainsi été complètement effacé en 18 mois".
261. Toujours selon la CRE, "le fournisseur GDF Suez a suivi une évolution exactement opposée. Alors que ses parts de marché diminuaient depuis 2008, la tendance s'infléchit début 2013 et reprend sa croissance à un rythme très soutenu de 12 % par an. Les parts de marché du fournisseur GDF SUEZ passent ainsi de 30% en décembre 2012 à 42% en janvier 2014".
262. Comme évoqué plus haut dans la section consacrée à l'atteinte au secteur, le portefeuille client de Direct Energie, à l'instar des autres fournisseurs alternatifs, doit impérativement atteindre une taille critique, sous peine de compromettre son maintien sur le marché.
263. L'atteinte est également immédiate, car un risque de préemption difficilement réversible notamment du marché des petits clients industriels et commerciaux existe à horizon de quelques mois à l'occasion de l'ouverture de ce marché.
264. Il existe donc bien une atteinte grave et immédiate à la situation de l'entreprise plaignante.
d) Sur l'atteinte grave et immédiate sur les marchés de l'électricité
265. Au 31 décembre 2013, selon l'observatoire de la CRE, seulement 8% des consommateurs résidentiels et 8% des consommateurs non résidentiels sont alimentés par des fournisseurs alternatifs (parts de marché en nombre de sites).
266. GDF Suez est considéré par la CRE comme un fournisseur alternatif pour les marchés de l'électricité. En décembre 2013, GDF Suez déclarait détenir 1 700 000 clients résidentiels (parmi les 2 500 000 clients détenus par des fournisseurs alternatifs) et 200 000 clients non résidentiels (parmi les 400 000 clients détenus par les fournisseurs alternatifs). GDF Suez, profitant de l'abstention d'EDF, qui ne commercialise quasiment pas d'offres de marché, est donc parvenu à détenir une part très significative des clients en offres de marché, en particulier pour les clients résidentiels (71%), au détriment des nouveaux entrants.
267. Ainsi, la part de marché des "nouveaux entrants" non présents avant l'ouverture du marché français est extrêmement faible : 2,6% pour les consommateurs résidentiels (soit
800 000 clients environ) et 4% pour les consommateurs non résidentiels (soit 200 000 clients environ).
268. Il existe donc bien une atteinte grave au secteur, menacé de duopolisation entre les deux fournisseurs historiques que sont GDF Suez et EDF.
269. En ce qui concerne l'immédiateté de l'atteinte, en ce qui concerne le marché des petits consommateurs non résidentiels, la même libéralisation du marché est prévue dans le cas de l'électricité. En application des dispositions de l'article L. 337-9 du Code de l'énergie issues de la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 (loi NOME), les TRV de l'électricité seront supprimés pour les consommateurs dont la puissance souscrite est supérieure à 36 kVa (tarifs vert et jaune) à la fin de l'année 2015.
270. Il existe donc ici également une échéance imminente et une menace immédiate de préemption du marché. Mais EDF apparait mieux placée que GDF Suez pour gagner des clients en offres libres à cette occasion.
271. Par ailleurs, il est apparu pendant la séance qu'EDF était prête à prendre en faveur des opérateurs alternatifs, compte tenu des échéances prévues, des mesures d'accès aux informations tirées de son fichier. Si ces mesures interviennent effectivement, les opérateurs alternatifs devraient se retrouver sur un pied d'égalité avec GDF Suez s'agissant de la prospection à partir de l'accès aux bases de données clients.
272. En ce qui concerne les consommateurs résidentiels, l'importance de la domination actuelle des TRV et l'absence de situation d'ouverture graduelle du marché indépendante de toute mesure réglementaire, comme on l'observe sur le marché résidentiel du gaz, ne permettent pas non plus de caractériser une situation d'urgence.
273. Dans ces conditions, l'urgence d'une mesure conservatoire sur les marchés résidentiels et non résidentiels de l'électricité n'est pas établie dans les conditions actuelles.
2. LE LIEN DE CAUSALITÉ ENTRE LES PRATIQUES IDENTIFIÉES ET L'ATTEINTE AU SECTEUR ET AUX CONSOMMATEURS
274. Les difficultés des opérateurs alternatifs pour pénétrer le marché, révélées par leurs faibles parts de marché, ne peuvent trouver leur explication dans leur moindre attractivité dans la mesure où, pour un prix parfois sensiblement moins élevé, ils offrent exactement le même produit, avec les mêmes garanties aux consommateurs, que GDF Suez, alors même que le coût de la dépense énergétique pèse de plus en plus sur le budget des ménages.
275. Ce sont bien les pratiques commerciales décrites ci-dessus aux paragraphes 100 à 174 qui, pour l'ensemble des raisons qui sont décrites dans les développements précédents, créent les atteintes graves et immédiates qui viennent d'être constatées, justifiant le prononcé de mesures conservatoires.
3. LES MESURES CONSERVATOIRES
276. Il résulte de ce qui précède que les trois conditions cumulatives posées par le deuxième alinéa de l'article L. 464-1 du Code de commerce pour le prononcé de mesures conservatoires sont remplies.
277. Aux termes du troisième alinéa du même article, ces mesures conservatoires "peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu'une injonction aux parties de 47 revenir à l'état antérieur. Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence".
a) Sur les mesures conservatoires demandées
Direct Energie
278. Au terme des observations en réplique, Direct Energie demande que soient ordonnées les mesures suivantes :
"1) accorder à tout fournisseur d'énergie qui en fait la demande, un accès aux informations visées dans la lettre de cette dernière du 5 mars 2004, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoire et orientées vers les coûts de leur mise à disposition, notamment via des web services accessibles 24heures -24 et 7jours -7 dans le cadre d'un contrat de partenariat leur accordant les mêmes droits d'utilisation des données que ceux dont GDF Suez bénéficie pour la commercialisation de ses propres services ;
2) suspendre la possibilité de proposer des offres de marché "gaz" à destination des clients résidentiels ou professionnels aussi longtemps que ces clients peuvent bénéficier d'un TRV;
3) informer par lettre, à ses frais, tous les clients résidentiels ayant souscrit à une offre en prix de marché "gaz" proposée par GDF Suez que l'offre à laquelle ils ont souscrit ne sera plus proposée et qu'ils peuvent à tout moment la résilier pour souscrire à l'offre d'un des opérateurs alternatifs dont la liste et les caractéristiques succinctes des offres sont jointes ;
4) organiser, dans le cadre du processus de terminaison des TR gaz, sous le contrôle de la Commission de régulation de l'Energie, un appel d'offres afin de déterminer qui sera le fournisseur de l'offre de continuité prévu par l'article L. 445-4-III du Code de l'énergie et les conditions de présentation des offres de ses concurrents qui seront applicables après la fin des TRV, ainsi que les siennes, sous réserve de la mesure 7 ci-dessous ;
5) publier à ses frais [un résumé de la décision]
6) séparer sous l'égide de la Commission de régulation de l'énergie, ses activités de service public et celles exercées en concurrence et notamment de constituer deux bases séparées comportant les données relatives aux clients éligibles aux TRV d'une part, et celles des autres clients ainsi que de proposer aux fournisseurs le demandant un contrat de partenariat ;
7) suspendre la commercialisation de ses offres de marché à destination de tous ses clients, y compris les clients "pro", dans l'attente de la séparation des moyens relevant de ses missions de service public visées ci-dessus, étant précisé que cette suspension pourra être levée par l'Autorité, qui sera saisie à cet effet par la partie la plus diligente, dès que la Commission de régulation de l'Énergie aura attesté de ce que la séparation est suffisante pour, à titre conservatoire, restaurer des conditions d'égalité dans la concurrence, d'une part, et d'autre part, qu'au moins deux fournisseurs d'énergie auront signé le contrat de partenariat visé à la mesure 1 ;
Il devra être également prévu que dans un délai de six mois au plus tard à compter de la notification de la présente décision, que les parties rendront compte à l'Autorité de la concurrence des dispositions prises par GDF Suez pour se conformer à l'injonction définie à l'article 1er".
La CRE
279. La CRE, dans le cadre de son avis, estime que "l'accès au fichier des clients semble nécessaire pour les clients non résidentiels dont la consommation est supérieure à 30 MWh". La CRE souhaite également que soient mises en place "des restrictions à la commercialisation des offres de marché de gaz naturel (...), tant que les données pertinentes ne sont pas mises à disposition des autres opérateurs".
280. S'agissant des clients résidentiels, la CRE est d'avis que "l'accès aux fichiers semble également nécessaire" et que "si l'Autorité de la concurrence n'accédait pas à la demande de Direct Energie d'accéder au fichier des clients au tarif réglementé de vente, il pourrait être envisagé d'interdire à GDF Suez d'utiliser ces mêmes données pour proposer des offres de marché à ces clients". La CRE ajoute qu' "il pourrait être enjoint à GDF Suez de séparer fonctionnellement les équipes de vente au tarif réglementé de vente de celles opérant sur les offres de marchés. Cela pourrait se traduire par un numéro de téléphone différent, des pages Internet différentes qui ne fassent pas coexister les offres en tarif réglementé de vente de celles en offres de marchés et l'impossibilité pour les équipes de vente au tarif réglementé de vente de proposer des offres de marché".
281. De plus, la CRE propose qu' "afin d'éviter toute confusion entre les activités de vente au tarif réglementé et en offre de marché et toute subvention croisée entre les deux activités, l'Autorité de la concurrence pourrait interdire à GDF Suez d'utiliser les supports de communication dédiés aux tarifs réglementés de vente pour prospecter en offre de marché, en particulier à l'occasion de l'envoi des factures".
282. S'agissant des offres duales (TRV gaz et offre de marché électricité), la CRE prône l'interdiction de commercialisation de ces offres à destination des clients résidentiels et non résidentiels dont la consommation annuelle est inférieure à 30 MWh.
b) Sur les mesures conservatoires nécessaires
283. Aux termes de l'article L. 464-1 du Code de commerce, l'Autorité de la concurrence peut "prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires". Elle n'est donc pas liée par les mesures demandées par la partie saisissante, et dispose de la faculté de prononcer toute autre mesure qui lui apparaîtrait à la fois nécessaire et proportionnée.
284. Le caractère stratégique des bases de données clientèle aux TRV, l'urgence, pour les clients résidentiels, d'un recours effectif aux offres les plus compétitives, ainsi que l'imminence de l'ouverture réelle du marché pour les clients non résidentiels rendent indispensable l'accès des concurrents à ces bases.
285. Cette mesure conservatoire permettra de rétablir l'égalité des armes pour la conquête des clients actuellement aux TRV et permettra d'éviter que GDF Suez ne préempte une large fraction de ces consommateurs, ce qui aurait un impact largement irréversible sur un marché en phase de structuration.
286. GDF Suez estime cependant qu'aucun accès ne doit être accordé à ses fichiers de clientèle, dans la mesure où il ne s'agit pas d'une facilité essentielle. Elle rappelle également que la loi Informatique et Libertés comme les clauses des contrats signés avec les consommateurs interdisent, pour les personnes physiques, toute transmission aux tiers des informations qu'ils contiennent. GDF souligne enfin que l'Autorité n'a pas compétence pour prononcer une mesure aussi lourde que la suspension de la commercialisation des offres de marché.
287. Mais le Conseil de la concurrence a déjà dans le passé enjoint à la société France Télécom de transmettre, par la voie de l'accès à un serveur Extranet, les informations des fichiers clients nécessaires à l'exercice d'une concurrence effective à sa filiale Wanadoo Interactive, dans la décision
02-MC-03, relative à la demande de mesures conservatoires de la société T-Online France. Le Conseil se prononçait dans la même décision en faveur de la suspension immédiate des offres commerciales en cause dans les termes suivants : "il est enjoint à la société France Télécom de suspendre la commercialisation des packs ADSL de la société Wanadoo Interactive de ses agences commerciales jusqu'à ce que l'outil extranet soit rendu effectivement disponible".
288. La décision précitée du Conseil de la concurrence a été confirmée par la Cour d'appel de Paris dans un arrêt du 9 avril 2002 qui se prononce dans les termes suivants : "des pratiques portent une atteinte grave à la concurrence en ce qu'elles renforcent les tendances monopolistiques des secteurs concernés et permettent à France Télécom de structurer le marché à sa guise en donnant à sa filiale un avantage décisif sur ses concurrents" (61). Dans ce même arrêt, la Cour d'appel de Paris considère que les mesures conservatoires octroyées par le Conseil de la concurrence "apparaissent proportionnées à la gravité et à l'immédiateté de l'atteinte en ce qu'elles constituent l'unique moyen de mettre fin à une discrimination structurelle susceptible d'affecter les opérateurs et le marché et en ce qu'elles sont limitées, pour la mesure prévue à l'article premier au strict rétablissement de l'égalité entre FAI et, s'agissant de la mesure de suspension, à la commercialisation des packs ADSL dans les agences de France Telecom".
289. Enfin, et conformément aux observations faites par GDF Suez, la communication de ces données ne peut se faire que dans le respect des dispositions ayant trait à la protection de la vie privée et conformément aux recommandations que la CNIL a faites à l'Autorité dans son avis en date du 13 juin 2014 (62). L'article 2 de la loi du 6 janvier 1978 ne touche cependant que les personnes physiques. La transmission devra donc se faire dans des conditions différentes pour les personnes morales et les personnes physiques.
290. Dans ces conditions, la mesure à la fois nécessaire et proportionnée à l'urgence constatée est d'enjoindre à la société GDF Suez, à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, d'accorder, à ses frais et avant le 3 novembre 2014 pour les personnes morales et le 15 décembre 2014 pour les personnes physiques, aux entreprises détenant une autorisation ministérielle de fourniture de gaz naturel qui en feraient la demande, un accès à certaines informations relatives aux clients aux tarifs réglementés de vente de gaz dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, notamment via des web services accessibles 24h-24h et 7 jours-7.
291. En cas de non-respect de cette injonction dans les délais fixés, la suspension temporaire de la commercialisation des offres concernées apparaît nécessaire afin d'empêcher d'éventuelles manœuvres dilatoires dans la mise en place d'un accès effectif aux données, qui rendraient les mesures inefficaces pour rétablir rapidement des conditions de concurrences équitables.
292. Les informations concernées devront être celles dont la communication aux concurrents est strictement nécessaire afin qu'ils puissent être en mesure de formuler des offres aux clients encore aux TRV, la liste des données ayant été établie à partir des recommandations faites par la CRE dans son avis. Il s'agit des numéros de point de comptage et d'estimation (PCE), des consommations annuelles de référence (CAR), des profils de consommation, des noms des sociétés titulaires des contrats (pour les personnes morales), des noms et prénoms des clients (pour les personnes physiques) et des interlocuteurs (personnes morales), des adresses de facturation, de consommation, et des numéros de téléphone fixe des interlocuteurs (personnes morales) et des clients (personnes physiques).
293. Pour les personnes morales, pour lesquelles il n'existe pas d'obligation d'interrogation préalable des clients, les données précisées au paragraphe 292 devront être rendues accessibles aux entreprises qui les auront demandées au plus tard le 3 novembre 2014.
294. Pour les personnes physiques, conformément aux prescriptions de la CNIL dans son avis précité, préalablement à la mise en place de l'accès aux informations, il convient d'enjoindre à la société GDF Suez de mettre en place une information de ces clients et un système de recueil des éventuelles oppositions à cette communication sous la forme d'un formulaire papier avec une case à cocher par le client à côté de la mention suivante : "L'Autorité de la concurrence a enjoint à GDF Suez, par décision n° 14-MC-02 du 9 septembre 2014, de donner à ses concurrents accès à certaines données figurant dans les fichiers des clients ayant un contrat de fourniture au tarif réglementé de vente de gaz, afin de rétablir les conditions d'une concurrence effective entre ses offres et celles des autres opérateurs, en fonction de leurs mérites propres. Ces données sont les suivantes : numéros de point de comptage et d'estimation (PCE), consommations annuelles de référence (CAR), profils de consommation, noms et prénoms des clients, adresses de facturation, adresses de consommation, numéros de téléphone fixe. Si vous ne souhaitez pas que vos données soient transmises à des fins de prospection commerciale aux fournisseurs ayant fait une demande d'accès à la base de données clients de GDF SUEZ, veuillez renvoyer le formulaire en cochant la case ci-contre. À défaut d'opposition de votre part dans les 30 prochains jours, vos données seront automatiquement rendues accessibles à ces fournisseurs".
295. Pour les clients ayant fait le choix de ne plus recevoir de papier, l'information des clients pourra être faite par un courriel renvoyant à un formulaire accessible dans un espace sécurisé (comme l'espace client) sur le site Internet de l'entreprise et comportant la mention ci-dessus.
296. Seules les données relatives aux clients ne s'étant pas formellement opposés à la communication de leurs données seront alors rendues accessibles, au plus tard le 15 décembre 2014, aux entreprises qui les auront demandées.
297. Pour renforcer l'efficacité de l'injonction décrite plus haut, il apparaît nécessaire d'enjoindre à la société GDF Suez, dans le cas où,
- au 3 novembre 2014 pour les personnes morales,
- au 15 décembre 2014 pour les personnes physiques,
les données n'auraient pas été rendues effectivement accessibles aux concurrents, dans des conditions qui devront être validées par l'Autorité de la concurrence, de suspendre l'activité de commercialisation (émission de propositions commerciales et conclusion de contrats) de l'offre ou des offres libres de gaz.
Décision
Article 1er : Il est enjoint à GDF Suez, à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, d'accorder, à ses frais, aux entreprises disposant d'une autorisation ministérielle de fourniture de gaz naturel qui en feraient la demande, un accès à certaines des données figurant dans les fichiers des clients ayant un contrat de fourniture au tarif réglementé de vente de gaz, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, notamment via des web services accessibles 24h-24h et 7 jours-7.
Données relatives aux clients personnes morales
Article 2 : Les données relatives aux contrats détenus par des personnes morales auxquelles il sera donné accès sont les suivantes : les numéros de point de comptage et d'estimation (PCE), les consommations annuelles de référence (CAR), les profils de consommation, les noms des sociétés titulaires des contrats, les noms et prénoms des interlocuteurs, les adresses de facturation, les adresses de consommation, les numéros de téléphone fixe des interlocuteurs.
Article 3 : Les informations énumérées ci-dessus relatives aux contrats détenus par des personnes morales devront être rendues accessibles le 3 novembre 2014 au plus tard. Si ces données ne sont pas effectivement accessibles à cette date, conformément à l'obligation visée aux articles 1 et 2, il est enjoint à GDF Suez de suspendre à partir de cette même date toute activité de commercialisation de ses offres de marché de gaz à destination de ses clients ayant la qualité de personnes morales et raccordés au réseau de distribution.
Données relatives aux clients personnes physiques
Article 4 : Les données relatives aux contrats détenus par des personnes physiques auxquelles il sera donné accès sont les suivantes : les numéros de point de comptage et d'estimation (PCE), les consommations annuelles de référence (CAR), les profils de consommation, les noms et prénoms des clients, les adresses de facturation, les adresses de consommation, les numéros de téléphone fixe.
Article 5 : Préalablement à la mise en œuvre de l'obligation mentionnée à l'article 4 ci-dessus, il est enjoint à GDF Suez, à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, de mettre en place une information permettant de recueillir une éventuelle opposition de ces clients à la communication des données les concernant.
Article 6 : Pour les clients qui n'ont pas renoncé à la facture papier, cette information prendra la forme d'un formulaire papier, rédigé de la façon suivante : "L'Autorité de la concurrence a enjoint à GDF Suez, par décision n° 14-MC-02 du 9 septembre 2014, de donner à ses concurrents accès à certaines données figurant dans les fichiers des clients ayant un contrat de fourniture au tarif réglementé de vente de gaz, afin de rétablir les conditions d'une concurrence effective entre ses offres et celles des autres opérateurs, en fonction de leurs mérites propres. Ces données sont les suivantes : numéros de point de comptage et d'estimation (PCE), consommations annuelles de référence (CAR), profils de consommation, noms et prénoms des clients, adresses de facturation, adresses de consommation, numéros de téléphone fixe. Si vous ne souhaitez pas que vos données soient transmises à des fins de prospection commerciale aux fournisseurs ayant fait une demande d'accès à la base de données clients de GDF SUEZ, veuillez renvoyer le formulaire en cochant la case ci-contre. À défaut d'opposition de votre part dans les 30 prochains jours, vos données seront automatiquement rendues accessibles à ces fournisseurs".
Article 7 : Pour les clients qui ont renoncé à la facture papier, cette information prendra la forme d'un courriel reprenant le texte cité à l'article 6 ci-dessus et permettant le droit d'opposition via un lien redirigeant vers un formulaire accessible dans un espace sécurisé sur le site Internet de l'entreprise.
Article 8 : Les informations énumérées ci-dessus relatives aux contrats détenus par des personnes physiques devront être rendues accessibles le 15 décembre 2014 au plus tard. Si les données relatives aux contrats des clients qui ne se seront pas opposées à cette communication ne sont pas effectivement accessibles à cette date, il est enjoint à GDF Suez de suspendre, à partir de cette même date, toute activité de commercialisation de ses offres de marché de gaz à destination de ses clients ayant la qualité de personnes physiques.
Article 9 : GDF Suez rendra compte à l'Autorité de la concurrence, au plus tard quinze jours avant les dates limites fixées respectivement aux articles 3 et 8, de l'état d'avancement de la procédure d'accès aux informations décrite à l'article premier.
Délibéré sur le rapport oral de M. Édouard Leduc, rapporteur, et l'intervention de M. Umberto Berkani, rapporteur général adjoint, par Mme Élisabeth Flüry-Hérard, vice-présidente, présidente de séance, Mme Pierrette Pinot, M. Noël Diricq et Mme Séverine Larère, membres.
Notes :
1 Avis n° 13-A-09 du 25 mars 2013 concernant un projet de décret relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel.
2 Cotes 32 à 33.
3 Voir notamment la décision de l'Autorité n° 12-DCC-20 du 7 février 2012 relative à la prise de contrôle exclusif d'Enerest par Electricité de Strasbourg.
4 Voir notamment les décisions de l'Autorité n° 11-DCC-142 du 22 septembre 2011 relative à la prise de contrôle de la société Poweo par la société Direct Énergie et la décision n° 12-DCC-20 du 7 février 2012 relative à la prise de contrôle exclusif d'Enerest par Electricité de Strasbourg.
5 Communication de la Commission européenne du 9 décembre 1997 sur la "définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence".
6 Décision de la Commission européenne n° COMP-M5220 Gaz de France-Suez du 14 novembre 2006.
7 Rapport de la CRE publié en janvier 2014 sur "Le fonctionnement des marchés de détail français de l'électricité et du gaz naturel" pour les années 2012-2013, p.37. Cette analyse est également retenue par la CRE dans son observatoire des marchés de l'électricité et du gaz du 4ème trimestre 2013, p.22.
8 Article L.445-4 du Code de l'énergie.
9 Décision de l'Autorité n° 11-DCC-142 du 22 septembre 2011 relative à la prise de contrôle de la société Poweo par la société Direct Énergie.
10 Voir décision de la Commission n° COMP-M.4180 Gaz de France-Suez du 14 novembre 2006 (p. 86 à 89).
11 Cotes 2736 à 2739.
12 Cote 1660.
13 Voir par exemple la décision n° 12-DCC-20 du 7 février 2012 relative à la prise de contrôle exclusif d'Enerest par Électricité de Strasbourg.
14 Décision n° 09-DCC-28 du 30 juillet 2009 relative à la prise de contrôle exclusif de la société POWEO par la société Osterreichische Elektrizitatswirtschafts - Aktiengeselischaft, p.6, point 27.
15 Source : observatoire des marchés de la CRE, situation au 31 décembre 2013, parts de marché en nombre de sites.
16 Cour de cassation, 8 novembre 2005, Neuf Télécom.
17 Cote 2614.
18 Cote 1554 à 1555.
19 Cote 1677 à 1678.
20 Cote 52.
21 Arrêt de la Cour de justice du 17 février 2011, TeliaSonera
22 Voir en particulier l'application de cette jurisprudence dans la décision de l'Autorité n° 12-D-24 du 13 décembre 2012 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la téléphonie mobile à destination de la clientèle résidentielle en France métropolitaine, §578, citant la jurisprudence suivante : arrêt TeliaSonera, 17 février 2011, C-52-09, points 84 à 86 ; 3 octobre 1985, CBEM, 311-84, Rec. p. 3261, point 26 ; et Tetra Pak-Commission, C-333-94 P, Rec. p. I-5951, points 24 à 27 ; Cass. com., 17 mars 2009, Glaxosmithkline, n° 08-14.503.
23 Le site http:--www.gdfsuez-dolcevita.fr pour les clients résidentiels et le site http:--www.gdfsuez-energiesfrance.fr pour les clients non résidentiels.
24 Décret n° 2009-1603 du 18 décembre 2009 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel. L'article 2 du décret mentionne explicitement les entreprises en mesure de commercialiser les TRV : GDF Suez, les ELD et Tégaz.
25 Cour de justice, 6 décembre 2012, AstraZeneca, points 75, 133 et 134.
26 Décision n° 13-D-20 du 17 décembre 2013 relative à des pratiques mises en œuvre par EDF dans le secteur des services destinés à la production d'électricité photovoltaïque.
27 Cote 1674.
28 Cotes VC 1314 et VC 1326 par exemple.
29 Cote 1675.
30 Cote 39.
31 Cote 38 et 362 à 406.
32 Cotes 2600 à 2602.
33 Cotes 362 à 406.
34 Cotes 1539 à 1540.
35 Cote 1675.
36 Cotes 1109 et 2709.
37 Cote 1046.
38 Cote 1675.
39 Cote 924.
40 Décision de l'Autorité n° 12-D-24 du 13 décembre 2012 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la téléphonie mobile à destination de la clientèle résidentielle en France métropolitaine, §578, citant la jurisprudence suivante : arrêt TeliaSonera, 17 février 2011, C-52-09, points 84 à 86 ; 3 octobre 1985, CBEM, 311-84, Rec. p. 3261, point 26 ; et Tetra Pak-Commission, C-333-94 P, Rec. p. I-5951, points 24 à 27 ; Cass. com., 17 mars 2009, Glaxosmithkline, n° 08-14.503.
41 Voir http:--www.lefigaro.fr-conso-2013-11-24-05007-20131124ARTFIG00145-gdf-suez-offre-l-assurance-du-meilleur-rapport-qualite-prix.php
42 Interview accessible via le lien suivant : http;--twitter.com-radioclassique-status-405640366335881216
43 Cote VC 1444. Voir aussi cote VC 1458.
44 Cote VC 1454.
45 Cote VC 1695.
46 Cote 1678.
47 Pour plus d'information sur cette offre, voir notamment le lien suivant : http:--www.gazmoinscherensemble.fr-
48 Cote VC 1020.
51 Cotes VC 967 à 989.
52 Cote VC à 1010 à 1011.
53 Cote VC 975.
54 Cote 1145.
55 Décision n°07-D-33 du 15 octobre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l'accès à Internet haut débit.
56 Arrêt de la Cour d'appel de Paris 9 avril 2002, France Telecom.
57 Cotes 1680 à 1681.
58 Cotes 2786 à 2791.
59 Cote VC 1495.
60 Cote 1665.
61 Arrêt de la Cour d'appel de Paris 9 avril 2002, France Telecom.
62 Cotes 2674 à 2677.