CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 3 décembre 2014, n° 13-06091
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Ministre de l'Economie et des Finances
Défendeur :
Cofim (SAS), Leblay (ès qual.), Carrefour Administratif France (SAS), Carrefour France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes de Maria, Arroyo
Vu le jugement du 6 novembre 2009, par lequel le Tribunal de commerce de Paris a pris acte que la société Carrefour France venait aux droits de la société Carrefour Hypermarchés France, pris acte de l'intervention de Madame le ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, débouté la société Carrefour Administratif France de sa demande de mise hors de cause, condamné in solidum la société Carrefour Administratif France et la société Carrefour France, venant aux droits de la société Carrefour Hypermarchés France, à payer à Maître Philippe Leblay, pris en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Cofim, la somme totale de 405 000 euros, ainsi que celle de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, et, enfin, débouté Madame le ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi de l'ensemble de ses demandes ;
Vu l'appel de ce jugement interjeté par Me Philippe Leblay, en qualité de mandataire judiciaire de la société Cofim, en date du 18 décembre 2009,
Vu l'appel incident du ministre de l'Economie en date du 15 avril 2010,
Vu l'arrêt du 16 juin 2011 par lequel la Cour d'appel de Paris a déclaré recevable l'intervention de Madame le ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi mais irrecevables ses demandes en paiement d'une amende civile, au motif qu'elle n'avait pas engagé elle-même l'action en application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, déclaré irrecevable la demande de Maître Leblay, ès qualités, en paiement de la somme de 169 529 euros au titre de la perte des logiciels non amortis sur le fondement de l'article 564 du Code de procédure civile, confirmé le jugement déféré en toutes ses dispositions, dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile au bénéfice de l'une ou l'autre des parties ;
Vu le pourvoi formé par le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie le 9 août 2011 ;
Vu l'arrêt du 4 décembre 2012 dans lequel la Cour de cassation a cassé et annulé, mais seulement en ce qu'il a déclaré recevable l'intervention du ministre chargé de l'Economie et irrecevables ses demandes en paiement d'une amende civile et en application de l'article 700 du Code de procédure civile, l'arrêt rendu le 16 juin 2011, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris, remis en conséquence, sur ces points la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyées devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 19 septembre 2014, par lesquelles le ministre de l'Economie et des Finances demande à la cour de réformer le jugement entrepris en ce qu'il l'a débouté de ses demandes, et, statuant à nouveau, prononcer à l'encontre de la société Carrefour France et solidairement avec la société Carrefour Administratif France une amende civile d'un montant de 150 000 euros au titre de l'atteinte à l'ordre public économique, et condamner les sociétés Carrefour France et Carrefour Administratif France au paiement, au profit du Trésor Public, de la somme de 10 000 euros chacune au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 29 avril 2014, par lesquelles les sociétés Carrefour Administratif France et Carrefour France, venant aux droits de la société Carrefour Hypermarchés France demandent à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Monsieur le ministre de l'Economie et des Finances de l'ensemble de ses demandes et condamner le Trésor Public à payer à chacune des sociétés Carrefour France et Carrefour Administratif France la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE,
Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :
La société Cofim a pour activité la fourniture d'études de marchés et de sondages.
Cette société, créée en 1987, a réalisé un chiffre d'affaires de 2,85 millions d'euros HT pendant l'année 2004.
Elle a fait l'objet, le 5 septembre 2006, d'une liquidation judiciaire.
Le 6 octobre 1988, la société Carrefour France et la société Cofim avaient signé un contrat d'une durée d'un an renouvelable, ayant pour objet les relevés de prix dans les magasins Carrefour et dans quelques magasins concurrents, ainsi que l'élaboration de statistiques liées à ces relevés de prix.
Le 31 décembre 1990, un contrat similaire a été signé entre les deux sociétés, prorogeant le précédent.
En janvier 2005, le chiffre d'affaires confié par Carrefour à Cofim a diminué de plus de 50 %.
Le 7 octobre 2005, les sociétés Carrefour ont adressé une lettre de résiliation à la société Cofim, en lui octroyant un préavis de 15 mois.
Le 21 décembre 2006, le mandataire judiciaire de la société Cofim, Maître Leblay, a assigné la société Carrefour Administratif France devant le Tribunal de commerce de Paris, en réparation de la rupture brutale des relations commerciales que les deux sociétés entretenaient depuis de nombreuses années.
Le 27 mars 2009, le ministre chargé de l'Economie a déposé des conclusions d'intervention volontaire devant le Tribunal de commerce de Paris.
Le tribunal de commerce a estimé qu'un préavis de 20 mois aurait dû être consenti à la société Cofim et a condamné les sociétés Carrefour Administratif France et Carrefour France à lui verser la somme de 405 000 , représentant la marge sur coûts variables sur le chiffre d'affaires perdu. Il a en revanche rejeté la demande d'amende civile du ministre de l'Economie, en relevant la faible atteinte à la concurrence résultant de la disparition des activités de la société Cofim.
Considérant que le ministre rappelle que la décision sanctionnant la société Carrefour pour rupture brutale des relations commerciales a désormais autorité de la chose jugée ; que la rupture brutale des relations commerciales constitue en elle-même une pratique restrictive de concurrence ; qu'il précise qu'il est chargé d'une mission de protection de l'ordre public économique, mission qui comprend "une action autonome de protection du fonctionnement du marché et de la concurrence" ; qu'il n'a pas à apporter la preuve de l'existence d'un préjudice effectif, celui-ci étant présumé découler d'une rupture brutale des relations commerciales ; que les effets de la pratique n'ont pas à être pris en considération ; que l'existence d'un trouble à l'ordre public nécessite le prononcé d'une amende civile ; que la dépendance de la victime envers l'auteur de la rupture doit également constituer un élément aggravant, dans la fixation du quantum de l'amende civile ; que le fait que la rupture brutale ait été commise par un acteur majeur de la grande distribution française, et de surcroît dans des conditions ambiguës à l'égard d'une petite société qui n'a pas pu se réorganiser, à la suite de la perte de ce client majeur, est aussi de nature à justifier le prononcé d'une amende civile d'un montant élevé ;
Considérant que les sociétés Carrefour font valoir que l'action du ministre ne relèverait pas de la défense de l'ordre public économique mais se limiterait à la protection du fonctionnement du marché et de la concurrence, ce qui signifie, par voie de conséquence que le ministre de l'Economie dispose d'une action distincte de celle du ministère public, gardien traditionnel de l'ordre public ;
Considérant que les sociétés intimées contestent que la violation de l'article L. 442-6 du Code de commerce puisse entraîner automatiquement l'infliction d'une amende civile ; qu'elles ajoutent que la demande de prononcé d'une amende civile doit être justifiée par la caractérisation d'un trouble à l'ordre public économique, qui ne peut découler per se de la constatation d'une rupture brutale des relations commerciales ; que les sociétés intimées ajoutent que la liquidation judiciaire de la société Cofim n'est pas due à la rupture de ses relations commerciales avec Carrefour, le lien de causalité entre la brutalité de la rupture et la procédure collective n'étant pas suffisamment établi ; que la rupture des relations commerciales entre Carrefour et la société Cofim n'a causé aucun trouble à l'ordre public économique et n'a porté aucune atteinte au marché ; qu'en toute hypothèse, le montant de l'amende civile sollicitée par le ministre de l'Economie est manifestement excessif ;
Sur la recevabilité de l'action du ministre et de sa demande
Considérant que le ministre chargé de l'Economie a, exerçant le droit propre que lui confère l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, demandé devant les Premiers Juges par voie de conclusions déposées au visa de l'article L. 470-5 de ce même Code, la condamnation des sociétés Carrefour au paiement d'une amende civile pour ne pas avoir respecté les dispositions de l'article L. 442-6 I 5° ; que le ministre a donc la qualité de partie à l'instance et peut, en conséquence, par la voie de l'appel incident, demander à la cour d'appel de réformer le jugement en ce que celui-ci a rejeté sa demande d'amende civile ;
Considérant qu'il y a donc lieu de déclarer recevable l'action du ministre, ainsi que sa demande ;
Sur l'amende civile
Considérant que les sociétés Carrefour prétendent, d'une part, que l'action du ministre ne relèverait pas de la défense de l'ordre public économique mais se limiterait à la protection du fonctionnement du marché et de la concurrence, et d'autre part, que le ministre devrait prouver les effets de la rupture sur la concurrence pour pouvoir demander et obtenir une amende civile ;
Considérant que l'article L. 442-6, III du Code de commerce précise que le ministre chargé de l'Economie et le ministère public peuvent "demander le prononcé d'une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 2 millions d'euros. Toutefois, cette amende peut être portée au triple du montant des sommes indûment versées" ; qu'aux termes de sa décision du 13 mai 2011 (décision n° 2011-126 QPC), le Conseil constitutionnel a confirmé "que, conformément à l'article 34 de la Constitution, le législateur détermine les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales ; que, compte tenu des objectifs qu'il s'assigne en matière d'ordre public dans l'équilibre des rapports entre partenaires commerciaux, il lui est loisible d'assortir la violation de certaines obligations d'une amende civile à la condition de respecter les exigences des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789 au rang desquelles figure le principe de légalité des délits et des peines qui lui impose d'énoncer en des termes suffisamment clairs et précis la prescription dont il sanctionne le manquement" ;
Considérant, en premier lieu, que les pratiques de rupture brutale des relations commerciales font partie des pratiques énumérées à l'article L. 442-6 du Code de commerce, pour lesquelles est prévue la faculté, pour le ministre de l'Economie, de demander au juge le prononcé d'une amende civile, ces pratiques faisant partie de la rubrique "les pratiques restrictives de concurrence" du chapitre II du titre IV du livre IV du Code de commerce ; que les Premiers Juges ne pouvaient donc indiquer qu'"il n'est nullement établi qu'en rompant ses relations commerciales avec Cofim, Carrefour se soit livré à une pratique restrictive de concurrence" ;
Considérant, en deuxième lieu, que le Conseil constitutionnel a bien précisé, dans la décision citée plus haut, que l'action du ministre de l'Economie tend à préserver l'ordre public économique lorsqu'il demande le prononcé d'une amende civile ; qu'aucune distinction n'est opérée par le Conseil constitutionnel entre l'action du ministre chargé de l'Economie et l'action du ministère public, en ce qui concerne cet objectif de protection de l'ordre public économique ;
Considérant, en troisième lieu, que les pratiques restrictives sont présumées porter atteinte au marché, sans qu'il soit requis de démontrer qu'elles ont effectivement affecté ce marché ;
Considérant, toutefois, que la faculté, pour le ministre, de demander au juge le prononcé d'une amende civile est laissée à son appréciation, selon le principe d'opportunité des poursuites ; qu'il appartient, ensuite, au juge saisi d'une telle demande, d'apprécier, au cas par cas, en premier lieu, s'il y a lieu de prononcer une amende civile et en second lieu quel quantum de sanction doit être fixé ;
Considérant, en effet, s'agissant du principe même de l'amende civile, qu'il serait contraire au principe d'individualisation des peines qu'une sanction civile soit automatiquement prononcée en cas de pratiques restrictives de concurrence ; que cette appréciation doit être effectuée au cas par cas, nulle peine automatique ne pouvant résulter d'un texte ;
Considérant, s'agissant des critères à prendre en considération pour la fixation du quantum, que l'amende civile doit viser à prévenir et dissuader les pratiques restrictives prohibées, ainsi qu'à éviter leur réitération ; que la gravité du comportement en cause et le dommage à l'Economie en résultant doivent donc être pris en compte, ainsi que la situation individuelle de l'entreprise poursuivie, en vertu du principe d'individualisation des peines ;
Considérant en l'espèce, que la pratique reprochée aux sociétés Carrefour consiste en une rupture brutale des relations commerciales avec la société Cofim, avec laquelle elles entretenaient un partenariat depuis 17 ans ; que les sociétés Carrefour ont octroyé à la société Cofim un préavis de rupture de 15 mois, alors que le préavis contractuel était fixé à une durée de trois mois ; que les Premiers Juges, approuvés par la Cour d'appel de Paris, ont porté à 20 mois la durée du préavis qui aurait dû être respectée par Carrefour ; que, compte tenu de ces éléments, la gravité de cette pratique, au regard du trouble à l'ordre public, est modérée, la société Carrefour n'ayant fait preuve d'aucune déloyauté particulière à l'égard de son partenaire et ayant seulement minimisé la durée du préavis raisonnable ;
Considérant, s'agissant de l'effet des pratiques, que si la liquidation de la société Cofim n'est pas sans lien avec la perte d'un partenaire avec lequel elle entretenait 75 % de son chiffre d'affaires, la responsabilité ne peut en être exclusivement attribuée à la pratique de rupture litigieuse ; qu'en effet, il a été souligné par le précédent arrêt de la cour d'appel que la société Cofim avait déjà fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire en 1999, soit antérieurement à la pratique en cause ; que le contexte général du secteur concerné, où la société Cofim a dû faire face à la concurrence d'avancées technologiques, doit être également pris en compte ; qu'en définitive, la sortie du marché de la société Cofim n'est pas entièrement imputable aux sociétés Carrefour ; que, de plus, au vu des éléments dont dispose la cour, il semble que cette société opérait sur le marché des sociétés "panélistes" et que ce marché soit caractérisé par la présence de nombreuses sociétés ; que la variété et l'importance de l'offre sur ce marché ne sont donc pas affectées par la pratique litigieuse ; qu'enfin, compte tenu du chiffre d'affaires de la société Cofim, de l'ordre de 3 millions d'euros, le marché concerné est très faiblement affecté par sa disparition ;
Considérant qu'il y a lieu cependant de prendre en considération la nécessité de fixer l'amende à un niveau suffisamment dissuasif, ce qui exige de tenir compte de l'importance du chiffre d'affaires des sociétés Carrefour ; qu'il y a lieu également de prendre en considération l'effet d'entraînement que peut avoir le comportement de sociétés de la taille et de la notoriété de Carrefour sur les autres opérateurs économiques ;
Considérant que le ministre de l'Economie verse aux débats un certain nombre d'arrêts de cours d'appel ayant prononcé des amendes, pour des pratiques de rupture brutale, et, notamment un arrêt de la Cour d'appel de Nîmes du 25 février 2010 (07-00606), qui a infligé une amende de 150 000 à la société Carrefour ;
Mais considérant que la pratique en cause consistait, pour la société Carrefour, à avoir obtenu d'un partenaire des avantages manifestement disproportionnés, contrairement à l'article L. 442-6 I 2 du Code de commerce ; que les circonstances de l'affaire, caractérisées par l'usage abusif du pouvoir de marché de Carrefour sur un partenaire, et la nature même de la pratique restrictive en cause, ne sont pas comparables aux faits de l'espèce, nullement caractérisés par un abus de puissance de marché ;
Considérant qu'au regard de ces éléments il y a lieu de condamner les sociétés Carrefour à payer une amende civile de 100 000 ;
Par ces motifs : Déclare recevables l'action et les conclusions du ministre chargé de l'Economie, Infirme le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 6 novembre 2009 en ce qu'il a débouté le ministre chargé de l'Economie de sa demande d'amende civile, et, statuant à nouveau sur ce point, Condamne la société Carrefour France et la société Carrefour administratif France à payer in solidum une amende civile d'un montant de 100 000 , Condamne la société Carrefour France et la société Carrefour administratif France in solidum aux dépens de l'instance d'appel, qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, Condamne la société Carrefour France et la société Carrefour administratif France à payer in solidum au profit du trésor public la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.