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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 27 février 2014, n° 12-04804

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Imprim Tout (Sté), Mercier (ès qual.)

Défendeur :

Techniques Pro Media (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Perrin

Conseillers :

Mme Michel-Amsellem, M. Douvreleur

Avocats :

Mes Fromantin, Debacker, Le Bloas

T. com Lille, du 25 oct. 2011

25 octobre 2011

FAITS ET PROCÉDURE

La société Techniques Pro Media (ci-après société TPMA) a pour activité l'édition de journaux et magazines spécialisés dans le domaine de l'éducation. Depuis 2003, elle confiait l'impression de certains de ses titres à la société Cadratin, installée à Tourcoing, laquelle sous-traitait une partie de ses travaux à la société Imprim Tout, société de droit belge.

En septembre 2010, la société TPMA a décidé de changer d'imprimeur et a fait part de cette décision à la société Cadratin. Celle-ci a assigné en référé la société TPMA et a obtenu sa condamnation, par ordonnance du 15 avril 2011, au paiement de factures impayées à hauteur de 80 518,77 euros ; puis la société Cadratin et la société Imprim Tout ont assigné au fond la société TPMA en faisant valoir que celle-ci avait rompu brutalement les relations commerciales établies entre elles et en demandant réparation du préjudice en résultant.

Par jugement rendu le 25 octobre 2011, le Tribunal de commerce de Lille a :

- déclaré irrecevable l'ensemble des demandes d'indemnités formulées par la société Imprim Tout à l'encontre de la société TPMA ;

- déclaré recevable l'action engagée par la société Cadratin à l'encontre de la société TPMA pour rupture brutale et sans préavis d'une relation commerciale établie ;

- condamné la société TPMA à payer à la société Cadratin la somme de 28 271 €, cette somme étant majorée des intérêts aux taux légal à compter de la signification du jugement;

- condamné la société TPMA à payer à la société Cadratin la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Vu l'appel interjeté par la société Imprim Tout le 14 mars 2012 contre cette décision.

Vu les dernières conclusions signifiées le 13 juin 2012 par la société Imprim Tout, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- constater que la rupture brutale des relations commerciales initiée par la société TPMA a causé un préjudice pour la société Imprim Tout ;

En conséquence,

- condamner la société TPMA à payer à la société Imprim Tout la somme de 179 379,58 € TTC, en réparation du préjudice subi au titre de la perte de gains manqués de marge brute, résultant de la brutalité de la rupture des relations commerciales ;

- condamner la société TPMA à payer à la société Imprim Tout la somme de 167 596,70€, en réparation du préjudice subi, au titre de la perte liée au licenciement de 9 salariés résultant de la rupture brutale des relations commerciales ;

- condamner la société TPMA à payer à la société Imprim Tout la somme de 74 637,44 €, en réparation du préjudice subi, lié à la part non amortie des investissements réalisés indispensables pour répondre aux besoins de la société TPMA ;

- condamner la société TPMA à payer à la société Imprim Tout la somme de 10 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

L'appelante souligne d'abord l'importance que représentaient dans son chiffre d'affaires les commandes passées par la société TPMA à la société Cadratin et qui lui étaient sous-traitées (18,39 % en 2008, 25,24 % en 2009, 21,17 % en 2010). Elle fait valoir qu'en rompant sans préavis ses relations avec la société Cadratin, la société TPMA lui a, par ricochet, causé un préjudice qu'elle doit réparer en application de l'article L. 442-6 5 du Code de commerce. Elle précise que la Cour de cassation a jugé que le bénéfice des dispositions de cet article pouvait être invoqué, sur le fondement d'une responsabilité délictuelle, par un tiers à une relation contractuelle.

En réparation de son préjudice, elle réclame une indemnité compensant la marge brute qu'elle aurait réalisée pendant une année, durée du préavis qui aurait dû lui être accordé, et qui s'élève à la somme de 179 379,58 euros TTC. Elle expose ensuite que l'arrêt brutal des commandes de la société TPMA l'a contrainte à licencier neuf de ses salariés et qu'elle avait investi dans du matériel non encore amorti au jour de cet arrêt. Elle demande à ces deux titres le paiement des sommes de 167 596,70 euros et 74 637,44 euros.

Vu les conclusions signifiées le 4 octobre 2013 au nom de Me Olivier Mercier, curateur judiciaire de la société Imprim Tout, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- déclarer Me Olivier Mercier ès-qualité de curateur judiciaire de la société Imprim Tout, recevable et bien fondé en son intervention volontaire ;

- constater que la rupture brutale des relations commerciales initiée par la société TPMA a causé un préjudice pour Maître Olivier Mercier, ès qualités de curateur judiciaire de la société Imprim Tout ;

En conséquence,

- condamner la société TPMA à payer à Maître Olivier Mercier, ès qualités de curateur judiciaire de la société Imprim Tout, la somme de 179 379,58 € TTC, en réparation du préjudice subi au titre de la perte de gains manqués de marge brute, résultant de la brutalité de la rupture des relations commerciales ;

- condamner la société TPMA à payer à Maître Olivier Mercier, ès qualités de curateur judiciaire de la société Imprim Tout, la somme de 167 596,70 €, en réparation du préjudice subi, au titre de la perte liée au licenciement de 9 salariés résultant de la rupture brutale des relations commerciales ;

- condamner la société TPMA à payer à Maître Olivier Mercier, ès qualités de curateur judiciaire de la société Imprim Tout, la somme de 74 637,44 €, en réparation du préjudice subi, lié à la part non amortie des investissements réalisés indispensables pour répondre aux besoins de la société TPMA ;

- condamner la société TPMA à payer à Maître Olivier Mercier, ès qualités de curateur judiciaire de la société Imprim Tout, la somme de 10 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces conclusions signifiées en son nom, Me Olivier Mercier, qui se présente comme curateur judiciaire de la société Imprim Tout, demande à la cour de juger son intervention volontaire recevable et, sur le fond, reprend l'exacte teneur des conclusions précédemment signifiées par cette société.

Vu les dernières conclusions signifiées le 10 août 2012 par la société TPMA, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- déclarer irrecevable l'action de la société Imprim Tout à l'encontre de la société TPMA;

- débouter la société Imprim Tout de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions à l'encontre de la société TPMA ;

- condamner la société Imprim Tout à payer à la société TPMA la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société TPMA considère que sa responsabilité ne saurait être engagée à l'égard de la société Imprim Tout avec laquelle elle n'a jamais contracté et dont elle ignorait l'existence jusqu'à l'assignation qui lui a été délivrée. Subsidiairement, elle soutient que le taux de marge brute de 50 % sur la base duquel la société Imprim Tout a calculé le montant de sa demande est excessif et ne correspond pas au taux habituellement constaté dans le secteur de l'imprimerie, qui est de l'ordre de 25 %. Par ailleurs, elle conteste que l'arrêt des commandes qu'elle passait à la société Cadratin ait conduit l'appelante à devoir, comme elle le prétend, licencier neuf salariés.

LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

MOTIFS

Sur la recevabilité de l'intervention volontaire de Me Olivier Mercier

Des conclusions ont été signifiées le 4 octobre 2013 au nom de Me Olivier Mercier, "ès-qualité de curateur judiciaire de la société Imprim Tout", "intervenant volontaire et comme tel appelant". Il est indiqué en page 5 de ces conclusions que "La société Imprim Tout a fait l'objet de l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire et Maître Olivier Mercier a été nommé ès-qualité de curateur". Cette seule mention cependant, qui n'est accompagnée d'aucune autre information ni pièce justificative concernant la décision ayant prononcé cette liquidation, la situation qui en résulte pour la société Imprim Tout et la mission confiée à Me Olivier Mercier, ne permet pas à la cour de vérifier que celui-ci peut valablement intervenir conformément aux dispositions de l'article 544 du Code de procédure civile. L'intervention volontaire de Me Olivier Mercier sera donc déclarée irrecevable.

Sur la recevabilité des demandes de la société Imprim Tout

Le tribunal a jugé irrecevables les demandes formées par la société Imprim Tout aux motifs que celle-ci ne justifiait pas qu'elle entretenait des relations d'affaires avec la société TPMA ni que celle-ci savait qu'elle intervenait comme sous-traitante de la société Cadratin. Mais la cour observe que la société Imprim Tout, qui ne prétend pas qu'elle était contractuellement liée à la société TPMA, impute à celle-ci une faute délictuelle qui consiste dans la rupture brutale de ses relations avec la société Cadratin et dont elle soutient qu'elle lui a causé un préjudice indirect. Démontrant ainsi un intérêt à agir, ses demandes seront jugées recevables et le jugement sera infirmé sur ce point.

Sur la responsabilité de la société TPMA à l'égard de la société Imprim Tout

Il est établi que la société Imprim Tout, si elle n'entretenait pas de relations commerciales directes avec la société TPMA, exécutait comme sous-traitante l'impression d'une partie des commandes que celle-ci confiait à la société Cadratin. Il en résulte qu'en cessant de passer des commandes à la société Cadratin et en mettant ainsi fin à ses relations commerciales avec elle, la société TPMA a causé un préjudice à la société Imprim Tout. Or, il est également établi que l'arrêt de ces commandes d'impression a un caractère fautif puisque, comme l'a jugé le tribunal, il n'a pas été précédé du préavis écrit qu'exige l'article L. 442-6 5 du Code de commerce ce qui a mis la société Cadratim dans l'impossibilité de laisser à son sous-traitant un délai pour se réorganiser et a entrainé pour cette dernière une interruption de fait de son activité résultant de cette sous traitance. Dès lors, la responsabilité de la société TPMA se trouve engagée, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, à l'égard de la société Imprim Tout et l'oblige à réparer le préjudice qu'elle a causé. Le jugement entrepris sera donc infirmé.

Sur le préjudice subi par la société Imprim Tout

Ce préjudice sera réparé par l'allocation de dommages et intérêts qui seront calculés selon la marge brute que la société Imprim Tout aurait réalisée si elle avait disposé d'un délai suffisant pour se réorganiser. Au vu des circonstances de l'espèce, la cour fixera la durée de ce délai non à douze mois comme le demande l'appelante, mais à six mois. La cour retiendra par ailleurs le taux moyen de marge brute de 50 % attesté par l'expert-comptable de la société Imprim Tout (pièce n° 30), en notant que si l'intimée fait observer qu'il ressort d'une étude du ministère de l'Economie que le taux constaté en 2004 dans le secteur de l'imprimerie était de 25 %, elle n'apporte pas d'éléments qui conduiraient à écarter l'attestation de ce professionnel. Ce taux moyen sera appliqué à la moyenne des chiffres d'affaires réalisés durant les trois années précédant la rupture au titre des commandes passées par la société TPMA et exécutées en sous-traitance par la société Imprim Tout soit, selon les données figurant dans la même attestation, un chiffre d'affaires moyen de 299 965,86 euros. A cet égard, le fait que la société TPMA ait eu l'intention, comme elle le soutient dans ses écritures, de ne plus publier l'un de ses titres ne saurait être pris en considération pour diminuer le montant de ce chiffre d'affaires moyen, puisque cette décision n'était pas prise lorsque les relations commerciales ont été rompues.

Dès lors, les dommages et intérêts dus par la société TPMA à la société Imprim Tout en réparation du préjudice causé par la rupture sans préavis écrit de ses relations commerciales avec la société Cadratin s'élèvent à la somme de 74 991,46 euros (299 965,86 euros X 0,5 : 2).

L'appelante, par ailleurs, soutient que l'arrêt brutal des commandes de la société TPMA l'a contrainte à licencier neuf de ses salariés et demande, à ce titre, des dommages et intérêts d'un montant de 167 596,70 euros représentant le coût résultant pour elle de ces licenciements. Mais si elle produit des pièces attestant de la réalité de ces licenciements, elle n'établit nullement que ceux-ci ont pour origine la cessation sans préavis des commandes sous-traitées. C'est ainsi que selon les lettres de licenciement, seuls deux d'entre eux sont motivés par des "raisons économiques", les autres ayant pour motif une " réorganisation ", et que, par ailleurs, l'appelante ne donne pas d'indication sur le nombre total des effectifs qu'elle employait, ce qui ne permet pas de vérifier qu'existe un rapport de proportionnalité entre la part de son chiffres d'affaires réalisé au titre des commandes passées par la société TPMA de l'ordre de 20 %, et le nombre de salariés licenciés sur le nombre total de salariés. Enfin, l'appelante fait valoir qu'afin d'exécuter les travaux qui lui étaient sous-traités, elle a investi dans du matériel non encore amorti au moment de la cessation des commandes, et elle demande en conséquence le paiement, à proportion du chiffre d'affaires représenté par ces commandes dans son chiffre d'affaires total, de la part non amortie de ces investissements, soit la somme de 74 637,44 euros. Cependant, elle ne démontre pas que ces investissements répondaient à des besoins spécifiques nécessaires à l'exécution des commandes de la société TPMA, étant entendu, de surcroît, que la responsabilité de la société TPMA est engagée, non pour avoir cessé de passer de telles commandes, mais pour l'avoir fait sans préavis écrit. Les demandes de dommages et intérêts présentées à ces deux titres par l'appelante seront donc rejetées.

Sur les frais irrépétibles

Au regard de l'ensemble de ce qui précède, il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Imprim Tout la totalité des frais irrépétibles engagés pour faire valoir ses droits et la société TPMA sera condamnée à lui verser la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement attaqué ; Statuant à nouveau, Declare recevables les demandes de la société Imprim Tout ; Déclare irrecevable l'intervention volontaire de Me Olivier Mercier ; Condamne la société Techniques Pro Media (TPMA) à payer à la société Imprim Tout la somme de 74 991,46 euros ; Condamne la société Techniques Pro Media (TPMA) à payer à la société Imprim Tout la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toutes les demandes autres, plus amples ou contraires des parties ; Condamne la société Techniques Pro Media (TPMA) aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.