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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 10 avril 2014, n° 2013-12458

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Nocibé France (SAS)

Défendeur :

Président de l'Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, des Finances et du Commerce extérieur

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Cocchiello

Conseillers :

Mmes Leroy, Prigent

Avocats :

SCP Grappotte Benetreau, Me Jalabert-Doury

T. com. Salon-de-Provence, du 28 juill. …

28 juillet 1995

Par décision n° 06-D-04 du 13 mars 2006, rectifiée le 24 mars 2006, le Conseil de la concurrence (aujourd'hui Autorité de la concurrence) a dit établi que treize fabricants de parfums de luxe et trois chaînes nationales de distribution, dont la société Nocibé, avaient participé à des ententes sur les prix, entre 1997 et 2000, en violation des dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de l'article 81 du Traité CE, devenu article 101 du TFUE). Le Conseil leur a infligé des sanctions pécuniaires allant de 90 000 à 12 800 000 euros. Une sanction pécuniaire d'un montant de 5 400 000 euros a été infligée à la société Nocibé.

Sur le recours des entreprises, la Cour d'appel de Paris, par un arrêt du 26 juin 2007, rectifié le 27 juillet 2007, a annulé la décision en ce qu'elle concernait le marché des cosmétiques de luxe qu'elle a estimé non visé dans sa saisine. Elle a réduit le montant des sanctions pécuniaires des entreprises demeurées dans la cause, et fixé celle concernant la société Nocibé à 405 000 euros.

Sur pourvois formés par le ministre de l'Economie, dix des fabricants de parfums et deux des chaînes nationales de distribution, les sociétés Séphora et Marionnaud, la Cour de cassation, par arrêt du 10 juillet 2008, a cassé et annulé l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris le 26 juin 2007 en toutes ses dispositions, à l'exception de celles relatives à la prescription et aux principes d'impartialité et du contradictoire.

Par arrêt du 10 novembre 2009, la Cour d'appel de Paris, saisie comme cour de renvoi, estimant déraisonnable la durée de la procédure et constatant la violation des droits de la défense, a annulé l'instruction et la décision du Conseil de la concurrence.

Sur le pourvoi formé par le ministre de l'Économie, la Cour de cassation, par arrêt du 23 novembre 2010, a cassé et annulé l'arrêt rendu par le Cour d'appel de Paris le 10 novembre 2009 en toutes ses dispositions, et a renvoyé les parties devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.

Par arrêt du 26 [janvier] 2012, la Cour d'appel de Paris, saisie comme cour de renvoi, a rejeté tous les moyens d'annulation soulevés par les sociétés. Elle a réduit le montant de la sanction infligée à la société Nocibé, à la somme de 3 150 000 euros.

Dix pourvois ont été formés à l'encontre de cet arrêt, par sept des fabricants de parfums et par les trois chaînes nationales de distribution.

Par arrêt du 11 juin 2013, la Cour de cassation a cassé l'arrêt de la Cour d'appel mais seulement en ce qu'il a fixé à 3 150 000 euros la sanction infligée à la société Nocibé. La cour a considéré que la cour d'appel s'était contredite en ce que, pour fixer la sanction infligée à la société Nocibé, elle retient :

"que l'entente de cette dernière avec l'un de ses fournisseurs est plus particulièrement établie pour les années 1998 et 1999 et que les autres éléments du dossier permettent d'affirmer qu'elle a participé à la police des prix mise en place par les fournisseurs au titre des années 1997 à 1999" ;

alors qu'elle avait précédemment relevé :

"que la seule pièce évoquant clairement la participation de la société Nocibé à la police des prix des fournisseurs, citée au point 306 de la décision du Conseil, ne concerne pas la période de référence et que la lettre visée au point 303 ne peut servir à accréditer la thèse d'une participation à une police des prix, faute de pouvoir être identifiée avec précision" ;

La Cour de cassation a renvoyé la cause devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.

Le 21 juin 2013, la société Nocibé a déposé au greffe de la cour, une déclaration de saisine après renvoi de la Cour de cassation.

LA COUR

Vu le mémoire déposé le 19 septembre 2013 par la société Nocibé, et ses conclusions récapitulatives et en réplique déposées le 10 décembre 2013, aux termes desquels :

* elle sollicite l'annulation de la décision en ce qui la concerne et en conséquence, de "l'amende" prononcée à son encontre aux motifs, à titre principal, que sa participation à la police des prix mise en place par les fournisseurs ne peut être établie, et à titre subsidiaire, que l'application par elle, des prix souhaités par les fournisseurs, ne peut être établie ;

* en toute hypothèse, elle demande à la cour :

- de dire qu'en application de l'article L. 464-2 du Code de commerce, la sanction prononcée à son encontre est disproportionnée par rapport à la gravité des faits, au dommage qu'elle aurait pu causer à l'économie et à sa situation ;

- de la mettre hors de cause ;

- d'ordonner la restitution à son profit, des sommes versées en exécution de la Décision annulée ou réformée - incluant les frais de publication judiciaire du résumé de ladite décision au journal Le Figaro partagés au prorata du montant de sa sanction pécuniaire (8 044,57 euros TTC) - assorties des intérêts au taux légal à compter de la notification de l'arrêt rendu par la cour, avec capitalisation des intérêts, conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil, et la condamnation du ministre de l'Economie et de l'Autorité de la concurrence à lui payer la somme de 60 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les observations écrites de l'Autorité de la concurrence du 20 novembre 2013, tendant au rejet du recours ;

Vu les observations écrites du ministre de l'Economie et des Finances en date du 19 novembre 2013, tendant au rejet de la demande d'annulation de la décision et qui s'en remet à la sagesse de la cour quant au montant de la sanction ;

Vu les observations du Ministère public aux fins de réduction de la sanction à la somme de 3 150 000 euros ;

Après avoir entendu à l'audience publique du 6 février 2014, le conseil de la société Nocibé, qui a été mis en mesure de répliquer, le représentant de l'Autorité, le représentant du ministre de l'Economie et le Ministère public ;

LA COUR,

Considérant que la société Nocibé a déposé au greffe le 10 décembre 2013, des "conclusions récapitulatives et en réplique" qui seront considérées comme telles ;

Sur l'annulation de la Décision :

Considérant que la Cour de cassation s'est ainsi prononcée :

"(...) Et sur le pourvoi n° 12-14.584 : Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a fixé à 3 150 000 euros la sanction infligée à la société Nocibé France, l'arrêt rendu le 26 janvier 2012, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris autrement composée";

Considérant qu'en cassant partiellement ce dernier arrêt dans une rédaction exempte de toute ambiguïté, la Cour de cassation a limité la portée de la cassation au montant de la sanction infligée à la société Nocibé ;

que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 26 [janvier] 2012 en ce qu'il a retenu que la société Nocibé avait participé à l'entente est définitif, de sorte que les moyens développés aux fins d'annulation de la décision doivent être rejetés ;

Sur la sanction :

Considérant à titre liminaire, que la société Nocibé demande l'annulation de la sanction au motif que l'implication active du distributeur est indispensable pour entrer en voie de sanction et qu'il n'est pas établi qu'elle ait participé à la police des prix mise en place par les fournisseurs ;

Mais considérant qu'ainsi qu'il a été dit, il est définitivement acquis que la société Nocibé a participé à des ententes verticales sur les prix constituant une infraction unique et continue au sens du droit de la concurrence, au sein des réseaux de distribution sélective en cause ;

que la Cour de cassation a constaté que l'adhésion à l'entente de la société Nocibé était établie au moyen de preuves directes, résultant des éléments relevés par la cour d'appel, relatifs à l'existence de comptes-rendus de réunion faisant état d'accords entre la société Nocibé et ses fournisseurs, ainsi qu'aux déclarations du président du directoire de cette société ;

Considérant que dès lors, il est inopérant à ce stade, de faire état de l'absence de participation de la société Nocibé à la police des prix, cette question relevant de la preuve de l'entente lorsqu'elle est rapportée au moyen du faisceau d'indices, à défaut de preuve directe ;

Considérant s'agissant du montant de la sanction prononcée à son encontre, à hauteur de 5,4 millions d'euros, représentant 1,7 % du chiffre d'affaires total du groupe pour l'année 2004, que la société Nocibé dénonce son caractère disproportionné et discriminatoire en faisant valoir qu'aucune des conditions posées par cet article n'a été respectée en ce que :

- elle n'est proportionnée ni à la gravité des faits qui lui sont reprochés, ni à la gravité du dommage qu'elle a pu causer à l'économie,

- elle ne tient aucun compte de la spécificité de la structure du chiffre d'affaires d'un distributeur, mécaniquement bien supérieur à celui d'un fabricant,

- enfin, le Conseil n'a pas respecté la jurisprudence de la cour d'appel en ce qui concerne l'assiette de l'amende;

Considérant qu'il convient de rappeler que l'article L. 464-2 II du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi du 15 mai 2001, en vigueur à l'époque des faits, dispose : "Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos"

Sur la gravité des pratiques :

Considérant tout d'abord que la Décision a justement rappelé que si les ententes horizontales revêtent, par nature, un caractère de gravité accrue par rapport aux ententes verticales, celles-ci "sont graves par nature car elles ont pour conséquence de confisquer au profit des auteurs de l'infraction le bénéfice que le consommateur est en droit d'attendre d'un fonctionnement concurrentiel du marché de détail" (§ 777) ;

qu'elle a ensuite, par d'exacts motifs, qui ne sont pas utilement contestés et que la cour adopte, analysé la gravité de la pratique eu égard au cas d'espèce (§ 778 à 781); que la critique de la société Nocibé sur le fait que la décision n'aurait pas tenu compte de la gravité des faits commis individuellement par chaque entreprise, et spécifiquement, par elle, relève de la question de l'individualisation de la sanction, examinée ci-après ;

Sur le dommage à l'économie :

Considérant que le dommage à l'économie s'apprécie en fonction de l'étendue du marché affecté par les pratiques anticoncurrentielles, de la durée et des effets conjoncturels ou structurels de ces pratiques; qu'il n'a pas à être quantifié précisément ; qu'il est seulement nécessaire d'en évaluer l'existence et l'importance en se fondant sur une analyse aussi complète que possible des éléments du dossier ;

Qu'en l'espèce, le dommage à l'économie a été suffisamment caractérisé au point 782 de la décision, auquel il est renvoyé; qu'en effet il a été établi que les pratiques illicites ont impliqué la moitié des trente principales marques de parfums et cosmétiques de luxe françaises et les trois principales chaînes de distribution sélective du pays, sur l'ensemble du territoire national pendant la période considérée ; qu'elles ont entraîné un surcoût pour le consommateur et que les effets de ces pratiques sont d'autant plus dommageables qu'il s'agit d'un marché très spécifique où la concurrence par les prix est restreinte du fait de l'absence d'élasticité de la demande inhérente aux produits concernés ;

Considérant que le dommage à l'économie s'appréciant globalement, en fonction de la pratique incriminée en son entier, et non selon la contribution apportée par telle ou telle entreprise impliquée, l'argument tiré de ce que, pour évaluer le dommage, le Conseil n'a opéré aucune différenciation entre les seize entreprises incriminées, est inopérant ;

Sur la situation particulière de la société Nocibé :

Considérant que la société Nocibé critique l'application d'un taux de sanction unique de 1,7 % aux seize entreprises sanctionnées, à l'exception de Chanel, révélant l'absence d'individualisation des sanctions prononcées ;

Considérant que la participation active de la société Nocibé à l'entente, pendant toute la période durant laquelle elle a fonctionné (1997 à 1999) a été démontrée ; que d'ailleurs, elle a elle-même reconnu en 1999 déterminer ses prix "à partir du prix d'achat et du prix de vente conseillé communiqué par les marques" ;

Considérant que le chiffre d'affaires hors taxes et hors exportations, du dernier exercice connu, de la société Nocibé, au moment du prononcé de la Décision s'est élevé à la somme de 316,699 millions d'euros et que sa part de marché était, au moment des faits, inférieure à 5 % et qu'elle ne lui permettait pas d'exercer une influence notable sur le marché des parfums et des cosmétiques de luxe ;

Considérant que ni les moyens développés sur la durée de la procédure et la comparaison des sanctions prononcées entre distributeurs et fournisseurs, ni l'argument relatif aux difficultés du secteur ne peuvent être accueillis ;

Considérant qu'en effet, s'agissant de la durée de la procédure, elle ne peut influer sur le montant de la sanction, en l'absence d'atteinte aux droits de la défense de l'intéressée; que la circonstance que le chiffre d'affaires de la requérante se soit accru depuis la survenance des faits est sans incidence sur le montant du chiffre d'affaires de référence, constitué par le dernier connu au moment du prononcé de la sanction ;

Considérant également que doit être écarté le moyen tiré de la comparaison avec les sanctions prononcées à l'encontre des fournisseurs dans la mesure où la sanction doit être fixée de manière individuelle et non relativement à celles prononcées à l'encontre d'autres entreprises ;

Considérant enfin que les difficultés du secteur alléguées par la société Nocibé ne figurent pas parmi les critères énumérés à l'article L. 464-2 du Code de commerce, et qu'elle ne rapporte pas la preuve de difficultés propres à sa situation ;

Considérant que compte tenu des éléments individuels et des éléments généraux ci-dessus rappelés, il y a lieu d'infliger à la société Nocibé une sanction pécuniaire de 3 150 000 euros ;

Considérant que le présent arrêt réformant la décision déférée constitue le titre exécutoire ouvrant droit à la restitution des sommes versées en exécution de celle-ci, lesquelles portent intérêts au taux légal à compter de la notification du présent arrêt, valant mise en demeure ;

qu'il s'ensuit que la demande est sans objet, et qu'il n'y a donc pas lieu à statuer de ce chef ;

Qu'il ne sera pas fait droit à la demande tendant à ordonner que soit inclus dans cette restitution les frais de publication judiciaire du résumé de ladite décision au journal Le Figaro partagés au prorata du montant de la sanction pécuniaire ;

Considérant que la société Nocibé succombant supportera la charge des dépens ;

Considérant enfin que la Décision critiquée ayant été prononcée au visa combiné des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du TCE (aujourd'hui 101 du TFUE), les dispositions de l'article R. 470-2 du Code de commerce relatives aux notifications doivent trouver application ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs Réforme la décision du Conseil de la concurrence du 13 mars 2006 ; Dit qu'est infligée à la société Nocibé une sanction pécuniaire de 3 150 000 euros ; Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande ; Dit que les dépens seront à la charge de la société Nocibé ; Vu l'article R. 470-2 du Code de commerce, dit que sur les diligences du greffe de la Cour d'appel de Paris, le présent arrêt sera notifié, par lettre recommandée avec accusé de réception, à la Commission européenne, à l'Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l'Economie.