CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 15 janvier 2015, n° 14-21963
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Aston France (SAS)
Défendeur :
Groupe Canal + (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Charlon
Conseillers :
Mmes Louys, Graff-Daudret
Avocats :
Mes Guerre, Ponsard, Wilhelm
La société Aston exerce une activité de fabrication et de commercialisation de décodeurs destinés à la réception de la télévision par satellite.
La société Groupe Canal + (le Groupe Canal +), filiale à 100 % de la société Vivendi, a notamment pour activité l'édition de chaînes de télévision gratuites et payantes au moyens des offres "Chaînes Canal +" et "Canalsat", accessibles par différents modes de diffusion, dont le satellite, au moyen d'un décodeur qui peut être soit loué au Groupe Canal +, soit acquis auprès de divers fournisseurs, dont la société Aston, l'utilisateur devant alors, dans ce dernier cas, louer à la société Groupe Canal + une carte d'accès (dite "carte seule") à insérer dans le décodeur.
Par ailleurs, pour la réception des chaînes de la télévision numérique terrestre par satellite (TNT), deux offres distinctes sont proposées au consommateur':
- Fransat, qui fonctionne grâce à une parabole captant le signal du satellite Eutelsat, à un décodeur et à une carte à puce, donnant accès à la TNT gratuite, mais aussi à des chaînes thématiques et locales et permettant en outre de s'abonner à des chaînes payantes dont celles de beIN Sport,
- TNTSAT dont les chaînes sont captées par une parabole orientée vers le satellite Astra, donnant aussi accès aux chaînes gratuites de la TNT et à des chaînes thématiques, mais qui permet au surplus, grâce à une carte seule fournie séparément par le Groupe Canal +, de bénéficier de l'ensemble des bouquets de celui-ci.
Les chaînes TNTSAT sont diffusées soit en définition standard ("SD"), soit en haute définition ("HD").
En 2009, le Groupe Canal + a lancé un label Canal Ready qu'elle n'attribue qu'aux fabricants de décodeurs TNTSAT qui respectent certaines spécifications techniques et sécuritaires, ce label garantissant que les décodeurs qui en bénéficient sont compatibles avec les offres Chaînes Canal + et CanalSat, et c'est ainsi que la société Groupe Canal + a accordé ce label à vingt-trois fabricants, dont la société Aston, selon un contrat de partenariat du 1er avril 2010, ce qui a permis à cette société de développer et de mettre sur le marché des décodeurs labellisés Canal Ready.
Le 1er mai 2014, le Groupe Canal + a annoncé publiquement que l'ensemble des chaînes de son bouquet Canalsat seront diffusées en haute définition à la fin du dernier semestre 2015.
Le 8 juillet 2014 le Groupe Canal + a informé la société Aston de son intention d'arrêter la commercialisation des cartes seules au premier trimestre 2015 et de résilier en conséquence le contrat de partenariat au 15 octobre 2014, tout en accordant un délai d'écoulement des stocks de six mois, soit jusqu'au 15 octobre 2014.
La société Aston a engagé devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris, sur le fondement de l'article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile, une action pour voir ordonner des mesures aux fins de faire cesser un trouble manifestement illicite et de prévenir un dommage imminent causés par un abus de position dominante résultant de la décision du Groupe Canal + de retirer le label Canal Ready, la société Aston estimant que ce retrait a pour but de l'empêcher de fabriquer et de commercialiser des décodeurs qui décryptent les chaînes payantes du Groupe Canal +, et donc de l'évincer du marché.
Par ordonnance du 17 octobre 2014, le juge des référés a rejeté les demandes de la société Aston, qui a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions du 3 décembre 2014 la société Aston demande d'infirmer l'ordonnance entreprise et de faire injonction au Groupe Canal + :
- de suspendre sa décision de résilier le contrat de partenariat Canal Ready du 1er avril 2010,
- de suspendre ses décisions imposant à la société Aston de cesser la fabrication des décodeurs labellisés Canal Ready le 15 octobre 2014 et d'écouler ses stocks jusqu'au 15 avril 2015, et ce à compter de l'arrêt de la cour et jusqu'à la décision au fond de l'Autorité de la concurrence,
- de suspendre sa décision d'arrêter la commercialisation des cartes seules, programmée en 2016, et ce à compter du prononcé de l'arrêt et jusqu'à la décision de l'Autorité de la concurrence,
- de poursuivre l'exécution du contrat de partenariat du 1er avril 2010 jusqu'au prononcé de la décision au fond de l'Autorité de la concurrence.
Enfin la société Aston demande que le Groupe Canal + soit condamné aux dépens et au paiement de la somme de 20 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par conclusions du 2 décembre 2014 le Groupe Canal + demande la confirmation de la décision du 17 octobre 2014, le rejet des prétentions de la société Aston, la condamnation de celle-ci aux dépens et au paiement d'une somme de 20 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, en faisant valoir que les conditions d'application de l'article 873, alinéa 2, du Code de procédure civile, ne sont pas réunies.
MOTIFS DE LA DECISION
Considérant qu'aux termes de l'article L. 420-2 du Code de commerce, est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci ;
que ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ;
Considérant que la position dominante est la position de puissance économique détenue par une entreprise et qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs ;
Considérant qu'il ressort de la Décision n° 14-MC-01 rendue le 30 juillet 2014 par l'Autorité de la concurrence :
- que les offres du Groupe Canal + sont distribuées, dans le cadre d'abonnements, sur toutes les plates-formes de diffusion : satellite (52 % des abonnés), ADSL (29 %), TNT (15 %), câble (uniquement l'offre "les chaînes Canal+") (4 %),
- que le Groupe Canal + conserve l'exclusivité de la relation avec ses abonnés, depuis l'activation des droits jusqu'à la résiliation, selon un modèle unique d'auto-distribution
- qu'il commercialise ses offres directement via ses sites internet, ses centres d'appels ou sur téléviseur
- qu'il s'appuie également sur un réseau de partenaires commerciaux constitué de 7 000 points de vente ainsi que des plateformes de distribution des fournisseurs d'accès internet
- qu'au 31 décembre 2013, le nombre d'abonnés aux différentes offres du Groupe Canal + s'élevait à 6,1 millions en France métropolitaine
- que le Groupe Canal + détient le plus grand parc de clients pour une offre de télévision payante sur le marché français
- que le nombre d'abonnés à Canal+ s'élevait au 31 décembre 2013 à 5,7 millions (comprenant les abonnements individuels et collectifs en métropole, Outre-Mer et en Afrique) et qu'au 31 mars 2014, l'offre des chaînes Canal+ comptait entre 4 et 4,5 millions d'abonnés en France métropolitaine ;
Que dans cette même décision, à propos des marchés de la distribution de services de télévision payante, l'Autorité de la concurrence reprenait l'appréciation faite dans sa précédente Décision n° 12-DCC-100 du 23 juillet 2012, dont il ressortait que les parts de marché de Groupe Canal + et de ses concurrents, en 2011, en volume (nombre d'abonnements), sur le marché aval de la distribution de télévision payante, en tenant compte uniquement des offres de second niveau de service des fournisseurs d'accès internet, étaient les suivantes : Groupe Canal + : [70-80] %, Orange : [5-10] %, Free : [5-10] %, SFR : [0-5] %, Bouygues [0-5] %, Numéricâble [0-5] %, la part de marché du groupe Vivendi étant supérieure à [80-90] % et qu'en valeur, les parts de marché de Groupe Canal + et de ses concurrents, en ne tenant compte que des offres de second niveau, étaient estimées à :
Groupe Canal + : [90-100] %, Orange : [0-5] %, Free : [0-5] %, SFR : [0-5] %, Bouygues [0-5] %, Numéricâble [0-5] % ;
Que l'Autorité de la concurrence ajoutait que, sur la base de ces parts de marché, de leur évolution depuis 2006, et des barrières à l'émergence d'une pression concurrentielle significative, la position dominante détenue par le Groupe Canal + a été durablement établie et que compte tenu de l'absence d'évolution majeure sur ce marché, le Groupe Canal + était toujours susceptible de détenir une position dominante sur ce marché ;
Considérant que le Groupe Canal + estime que cette analyse de l'Autorité de la concurrence n'est plus pertinente eu égard à l'évolution rapide du secteur de la télévision payante et qu'il conviendrait aujourd'hui de prendre en compte le développement des chaînes OCS et beIN Sport ;
Que le Groupe Canal + produit sur ce point des articles de presse selon lesquels beIN Sports disposerait de 2,6 millions d'abonnés en juillet 2014 ;
Que cependant cette progression du principal concurrent du Groupe Canal + n'apparaît pas suffisante pour établir un changement de situation de ce dernier, si l'on se réfère à la décision du 30 juillet 2014 par laquelle l'Autorité de la concurrence, répondant précisément à une objection du Groupe Canal + sur une prétendue érosion de sa position sur le marché "du fait de la progression de beIN Sports et d'OCS", observait que "les éléments fournis relatifs à l'évolution de [l]a base d'abonnés [du Groupe Canal +] depuis l'arrivée de beIN Sports en 2012 démontrent au contraire que sa base d'abonnés est restée stable" et que "le modèle économique de GCP [Groupe Canal +] est particulièrement résilient", avec "une remarquable capacité de fidélisation de ses abonnés";
Considérant que, par ailleurs, dans le segment plus restreint de la télévision payante par satellite, le Groupe Canal + indique, dans sa plaquette de présentation de l'année 2014, qu'il y avait en France métropolitaine 9,5 millions d'abonnés individuels au 31 décembre 2013, dont 52 % disposaient d'un récepteur satellite pour accéder aux offres, alors que le Guide des chaînes numériques, publié conjointement par l'Association des chaînes conventionnées éditrices de services, le Centre national du cinéma et de l'image animée, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, la Direction générale des médias et des industries culturelles et le Syndicat national de la publicité télévisée, précise qu'au premier semestre 2013 le satellite numérique par abonnement concerne environ 3,2 millions de foyers, si bien qu'à cette époque les abonnements recueillis par le Groupe Canal + représentaient 96 % du nombre des abonnements souscrits ;
Qu'il résulte dès lors de l'ensemble de ces éléments que le Groupe Canal + détient une position dominante sur le marché français de la télévision payante par satellite ;
Considérant que l'article L. 420-2 du Code de commerce prohibe les agissements d'une entreprise bénéficiant d'une position dominante sur un marché lorsqu'il existe un lien entre cette position dominante et le comportement prétendument abusif ;
Que normalement la prohibition édictée par la loi ne s'applique pas lorsqu'une pratique abusive est mise en œuvre sur un marché distinct du marché dominé, mais qu'il en est autrement lorsqu'il est avéré que c'est pour renforcer sa position dominante sur un marché qu'une entreprise a mis en œuvre une pratique abusive sur un marché distinct qu'elle ne domine pas, ou quand il est établi que plusieurs marchés présentent des liens de connexité si étroits qu'une entreprise se trouve dans une situation assimilable à la détention d'une position dominante sur l'ensemble des marchés en cause ;
Considérant qu'en l'espèce, la société Aston prétend que le marché connexe "sur lequel le Groupe Canal + commet un abus est celui de la commercialisation des décodeurs satellites haute définition pour la réception des chaînes cryptées";
Considérant que les décodeurs présentant ces caractéristiques répondent à une demande des consommateurs, laquelle ne peut être satisfaite par un autre mode de diffusion, puisque ces appareils sont les seuls qui permettent une accessibilité et une constante qualité de réception en tous points du territoire, qu'ils offrent une plus grande variété de programmes que ceux ne donnant accès qu'aux chaînes non cryptées, qu'ils procurent aux clients une résolution d'image de bien meilleure qualité que la définition standard et qu'enfin ces décodeurs présentent un écart de prix substantiel par rapport aux autres produits susceptibles de capter la télévision par satellite ;
Qu'il convient en conséquence de retenir l'existence d'un marché des décodeurs de ce type, marché qui est en lien étroit de connexité avec le marché où le Groupe Canal + se trouve en position dominante, car l'accès aux chaînes cryptées télédiffusées en haute définition, comme celles du Groupe Canal +, nécessite un décodeur donné en location par ce dernier, ou vendu par des entreprises tierces, dont la société Aston ;
Considérant qu'en décidant, pour la mi-2015, la fin des abonnements Canal+ et Canalsat par carte seule, la fin de la fabrication des décodeurs labellisés Canal Ready et le passage à la haute définition exclusive pour la diffusion de l'ensemble des chaînes du Groupe Canal +, celui-ci impose de fait aux consommateurs la location de son décodeur satellite haute définition, s'ils veulent continuer de bénéficier des offres de chaînes payantes de cette société, lesquelles offres sont les plus attractives eu égard au nombre, à la variété et aux thématiques de ces chaînes par rapport aux seules chaînes de la TNT gratuite accessibles par TNTSAT ;
Considérant qu'ainsi les décisions prises par le Groupe Canal + ont une finalité anti-concurrentielle, dès lors que leur application selon le calendrier fixé entraînerait nécessairement l'élimination de la société Aston du marché connexe au marché où le Groupe Canal + se trouve en position dominante, aussi bien que l'élimination des autres entreprises placées dans la même situation que la société Aston ;
Considérant que le Groupe Canal + prétend que son attitude est justifiée d'abord parce qu'elle s'est contentée d'appliquer la clause de résiliation du contrat conclu avec la société Aston, ensuite parce qu'elle a agi dans la seule intention de lutter contre le piratage massif des cartes seules par satellite ;
Mais considérant, en premier lieu, que s'il est exact que le contrat à durée indéterminée, conclu entre le Groupe Canal + et la société Aston le 1er avril 2010, prévoyait une faculté de résiliation par chaque partie à tout moment sous réserve d'un préavis de trois mois et que le Groupe Canal + a accordé à la société Aston un délai de préavis supérieur, il n'en reste pas moins que le respect de cette convention ne saurait faire obstacle aux dispositions d'ordre public prohibant l'abus de position dominante, abus qui sera la conséquence directe de cette résiliation ;
Qu'en second lieu le Groupe Canal +, se contente d'exposer des généralités sur le piratage des contenus des télévisions payantes et sur la politique qu'elle mène depuis ses débuts pour endiguer ce phénomène et que la seule pièce spécialement relative au piratage des cartes seules est un tableau des "cartes détectées piratage" couvrant la période de janvier 2013 à septembre 2014, document dépourvu de toute force probante dans la mesure où le Groupe Canal + n'en désigne ni l'auteur, ni les sources ;
Que dès lors le Groupe Canal + n'établit pas que la pratique dénoncée par la société Aston est justifiée par un quelconque intérêt légitime ;
Considérant qu'en définitive, et sans qu'il soit même nécessaire de rechercher si l'attitude du Groupe Canal + est susceptible d'entraîner un dommage imminent pour la société Aston, il apparaît que la violation par le Groupe Canal + de la règle légale prohibant l'abus de position dominante constitue un trouble manifestement illicite qu'il y a lieu de faire cesser ;
Qu'il convient donc d'infirmer en toutes ses dispositions la décision prononcée par le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris le 17 octobre 2014 et d'ordonner les mesures de nature à mettre fin au trouble subi par la société Aston, d'abord en suspendant les effets de la résiliation du contrat du 1er avril 2010, pouvoir qui appartient au juge des référés dès lors que la rupture même régulière de cette convention de partenariat a pour effet l'abus de position dominante, ensuite en suspendant les décisions du Groupe Canal + imposant la cessation de la fabrication des terminaux labellisés Canal Ready au 15 octobre 2014, limitant à la date du 15 avril 2015 l'écoulement des stocks par la société Aston et fixant à 2016 le moment de l'arrêt de la commercialisation des cartes seules ;
Que ces mesures provisoires de suspension s'appliqueront jusqu'à la date de la décision au fond du Conseil de la concurrence, ce qui constitue un terme certain ;
Que par ailleurs, les mesures prises par la cour apparaissent les plus appropriées à la préservation des intérêts de la société Aston, confrontée à un abus de position dominante, et qu'il importe peu qu'elles puissent avoir indirectement des répercussions à l'égard d'autres fabricants de décodeurs, non parties au présent litige ;
Par ces motifs : Infirme l'ordonnance rendue le 17 octobre 2014 par le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris ; Statuant à nouveau : Ordonne la suspension : - des effets de la résiliation du contrat de partenariat conclu entre la société Groupe Canal + et la société Aston le 1er avril 2010, - des décisions du Groupe Canal + imposant la cessation de la fabrication des terminaux labellisés Canal Ready au 15 octobre 2014 et limitant à la date du 15 avril 2015 l'écoulement des stocks par la société Aston, - de la décision du Groupe Canal + d'arrêter la commercialisation des cartes seules en 2016 ; Dit que ces mesures de suspension s'appliqueront jusqu'à la date de la décision qui sera rendue par l'Autorité de la concurrence sur l'existence d'un abus de position dominante par la société Groupe Canal + : Vu les articles 696 et 700 du Code de procédure civile : Condamne la société Groupe Canal + aux dépens de première instance et d'appel ; Laisse à sa charge ses frais irrépétibles ; La Condamne à payer à la société Aston la somme de 15.000 euros en remboursement de ses frais non compris dans les dépens.