Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 7 avril 2015, n° 14-07370

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Mindray Medical France (SARL)

Défendeur :

Esaote Medical (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Girerd

Conseillers :

Mmes De Gromard, Bouvier

Avocats :

Mes Galland, Belloeil, Chiss, Tric, Gonthier, Gaudriot

T. com. Créteil, du 12 mars 2014

12 mars 2014

La société Esaote France, devenue en octobre 2013 Esaote Médical est spécialisée dans la vente de matériel médical.

La SARL Mindray Médical France commercialise des équipements et solutions pour le secteur médical dont des machines 'ultrasons' et des systèmes d'imagerie médicale.

Quatre des sept salariés composant le département cardiovasculaire de la société Esaote France ayant démissionné simultanément au mois d'avril 2013, un cinquième au mois d'août 2013, pour rejoindre la société Mindray Médical France, la société Esaote France a mis celle-ci en demeure de cesser ses agissements déloyaux par courrier du 17 avril 2013, puis a saisi le juge des requêtes du tribunal de commerce de Créteil aux fins de voir autoriser une mesure d'instruction " in futurum ".

Une ordonnance du 23 décembre 2013 a désigné la SCP d'huissiers Meunier-Gendron-Di Péri avec mission, essentiellement :

- de se rendre au siège social de la société Mindray Médical France et à tous endroits où MM. Martin, Bernhard, Le Mée, Duval et Ken exercent leurs fonctions pour le compte de la société Mindray Médical France,

- de constater dans le livre d'entrées et de sorties du personnel l'embauche de ces salariés, et, s'il apparaît qu'ils sont salariés de la société Mindray Médical France, de rechercher et copier leurs contrats de travail,

- de rechercher et comparer la liste des clients de la société Mindray Médical France avec celle de la société requérante,

- et rechercher sur les ordinateurs des MM. Martin, Bernhard, Le Mée, Duval et Ken tous mails, lettres ou documents adressés à un client de la société requérante (d'après la liste des clients communiquées par la société Esoate Médical) et tous documents adressés à un salarié de la société requérante ( la liste des salariés de la société Esoate Médical devra être communiqué à l'huissier constatant).

L'huissier était autorisé à se faire assister par tout technicien ou sapiteur de son choix, à emporter momentanément les pièces à copier en son étude pour les reproduire s'il ne pouvait en prendre copie sur place, et la séquestration des documents ou fichiers saisis était ordonnée pour une durée d'une année, ceux-ci pouvant être consultés en l'Etude des huissiers par les parties dans le cadre d'une procédure au fond ou en référé éventuellement engagée.

Les opérations ont été réalisées le 19 février 2013.

Saisi par la société Mindray Médical France d'une demande de rétractation de l'ordonnance, le juge des référés du Tribunal de commerce de Créteil a, par ordonnance du 12 mars 2014, rejeté la demande ;

Appelante de cette décision, la société Mindray Médical France prie la cour aux termes de ses dernières conclusions transmises le 5 mai 2014 de réformer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions, de rétracter l'ordonnance rendue le 23 décembre 2013 , de juger nul et non avenu le procès-verbal de constat établi par maître PERI, huissier de justice, et d'ordonner la restitution immédiate des documents, pièces, fichiers et informations appréhendés, en tout état de cause de condamner la société Esaote Médical à lui verser 5000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

La société Esaote Médical intimée, aux termes de ses dernières écritures transmises le 13 octobre 2014, poursuit la confirmation de l'ordonnance de référé du 12 mars 2014, la confirmation en toutes ses dispositions de l'ordonnance sur requête du 23 décembre 2013, la confirmation de la validité du constat, y ajoutant, la condamnation de la société Mindray Médical France à lui verser 5000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens.

SUR CE LA COUR

Considérant qu'au soutien de sa demande de rétractation de l'ordonnance rendue sur requête le 23 décembre 2015, la société Mindray Médical France fait valoir que la société Esaote Médical n'a pas caractérisé la nécessité de déroger au principe de la contradiction ; qu'eu égard à la nature des documents à saisir, il n'y avait aucun risque de dépérissement des preuves; que les mesures sollicitées sont extrêmement larges, ne sont pas délimitées dans le temps ni encadrées par le moindre 'mot-clé', et de nature à permettre une violation du secret des affaires , des correspondances et de la vie privée ; enfin que la société Esoate Médical ne justifie pas d'un motif légitime à la mesure recherchée à défaut de preuve d'une perte de clientèle, entraînée par le départ de ses salariés, du nombre de contrats non renouvelés, rappelant que le nombre d'intervenants sur le marché est réduit et que la clientèle est connue de tous ; qu'en l'absence de clauses de non concurrence , la concomitance des démissions ne suffit pas à présumer d'atteintes à la concurrence en vertu de la liberté du travail ;

Considérant que la société Esaote Médical répond que la simultanéité des démissions de ses cinq salariés sur une courte période laisse présumer une concertation avec le nouvel employeur, constitutive de concurrence déloyale, que le départ massif de ses salariés désorganise ses services, que ses ex-salariés ont copié le fichier clientèle, le calendrier de renouvellement du parc de machines de ses clients, les trames et les matrices des devis ; qu'elle justifie de la nécessité pour établir les agissements déloyaux de recourir à une procédure non contradictoire à raison du risque de dissimulation ou destruction des preuves, que le secret des affaires et des correspondances ne suffit pas à faire obstacle à la mesure si les mesures sont légitimes et nécessaires à la protection de ses droits ; Considérant qu'aux termes de l'article 145 du Code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé ; que l'article 875 du Code de procédure civile dispose que le président du tribunal de commerce peut ordonner sur requête toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu'elles ne soient pas prises contradictoirement ;

Que selon l'article 493 du même code, l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ;

Sur la dérogation au principe de la contradiction

Considérant qu'il ressort des dispositions sus rappelées que les mesures d'instruction destinées à conserver ou à établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ne peuvent être ordonnées sur requête que lorsque les circonstances exigent qu'elles ne le soient pas contradictoirement ;

Qu'il appartient donc au juge saisi d'une demande de rétractation d'ordonnance sur requête de rechercher si la requête et l'ordonnance rendue sur son fondement exposent les circonstances exigeant que la mesure réclamée ne soit pas prise contradictoirement ;

Considérant qu'en l'espèce, la requête, présentée le 20 décembre 2013 par la société Esaote Médical, précise que dès lors qu'est recherchée la preuve d'agissements déloyaux à son égard, " l'urgence et les risques de dissimulation des éléments de preuve par la société Mindray Médical France justifient que cette ordonnance ne soit pas prise de façon contradictoire, l'intégrité des éléments que pourrait constater l'huissier étant à craindre si la société Mindray était appelée à débattre de la présente requête " ;

Considérant que ces motifs de dérogation au principe de la contradiction sont légitimes dans le cadre d'une procédure en concurrence déloyale qui nécessite d'intervenir par surprise pour éviter une déperdition de preuves, étant observé que, contrairement aux affirmations de la société Mindray Médical France, les pièces recherchées, à tout le moins en ce qui concerne les correspondances entre les salariés désignés dans le litige et les clients de la société Esoate Médical, ainsi que les listes de ces clients étaient susceptibles d'être dissimulées ou détruits ;

Considérant que l'ordonnance se réfère expressément à la requête et à la nécessité de ne pas statuercontradictoirement, qu'elle n'est pas tenue de la reproduire " in extenso ";

Qu'il suit de là que le recours à une mesure non contradictoire est ainsi suffisamment justifié, étantprécisé que sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile, l'urgence n'est pas exigée ;

Sur le motif légitime

Considérant qu'il résulte de l'article 145 sus visé que le demandeur à une mesure d'instruction n'a pas à démontrer l'existence des faits qu'il invoque puisque cette mesure in futurum est destinée à les établir, mais qu'il doit justifier d'éléments rendant crédibles ses suppositions ;

Considérant que les pièces produites au soutien de la requête établissent que :

- M. Dominique Martin, directeur des ventes et vendeur au sein de la société Esaote France, et bénéficiant d'une ancienneté de 21 ans a démissionné le 15 avril 2013,

- M. Julien Duval, technicien de maintenance dans cette société, a démissionné le 3 avril 2013,

- M Julien le Mée , ingénieur technico- commercial dans le domaine cardio-vasculaire dans la même société , a démissionné le 22 avril 2013,

- M. Patrick Bernhard, responsable des ventes, a démissionné de ses fonctions dans l'entreprise

le 22 avril 2013,

- M. Thomas Ken technicien dans la même société, a démissionné le août 2013

Que sont produites des captures d'écran du site " Viadeo.com " faisant apparaître dès le 22 juillet 2013, que M. Dominique Martin est désormais directeur des ventes échographie chez Mindray Médical France , et M. Julien Duval " Ingenieur service " chez Mindray Médical France , que le 17 septembre 2003, M. Julien Le Mee figure sur le site " Linkedin " en qualité d'ingénieur technico-commercial chez Mindray Médical France ;

Qu'il n'est pas contesté que les deux derniers salariés ayant démissionné ont aussi été engagés par la société Mindray Médical France ;

Qu'ainsi cinq salariés du département cardiovasculaire de la société Esoate Médical, dont il n'est pas contesté que ce service n'en comporte que sept, ont donné leur démission dans un court laps de temps , entre les mois d'avril et d'août 2013, pour rejoindre l'entreprise concurrente Mindray Médical France ; qu'il est constant que ces salariés présentaient au sein de l'entreprise une ancienneté et par conséquent une expérience ; que leur départ désorganise dès lors nécessairement un service de taille réduite comme le département concerné de la société Esoate Médical ;

Considérant que la simultanéité, non seulement des démissions mais encore des embauches, par une même société concurrente, suffit à faire présumer d'une collusion et d'un comportement déloyal à l'égard d'une société concurrente ;

Qu'il se déduit de l'ensemble de ces constatations qu'existe un litige " en germe " dont la solution peut dépendre de la mesure d'instruction sollicitée, que la société Esoate Médical a ainsi justifié du motif légitime qu'elle avait, au sens de l'article 145 du Code de procédure civile, à voir ordonner la mesure d'instruction sollicitée dans le but de corroborer ses soupçons de concurrence déloyale ;

Sur le caractère admissible des mesures ordonnées

Considérant que la communication à l'huissier constatant des livres du personnel et des contrats de travail dans le but de confirmer la présence des salariés désignés par la requête, et la copie de la liste des clients de la société Mindray Médical France pour la comparer avec celle de la société Esoate Médical , cette dernière devant être remise à l'huissier, en vue d'établir une éventuelle captation de clientèle, sont des mesures proportionnées à leur objet ;

Que la recherche à fin de copies des communications entre les clients de Esoate Médical, à partir de la liste établie par cette dernière de sa clientèle, et ses anciens salariés, dans les ordinateurs des intéressés, si elle n'est pas conditionnée par des mots-clés, est néanmoins limitée aux seuls ordinateurs des cinq salariés présumés impliqués dans le litige ; qu'elle est limitée aux messages échangés avec les clients de la société requérante dans le but de démontrer d'éventuels détournements de cette clientèle, et par conséquent ne vise que des documents en rapport avec les faits de concurrence déloyale allégués ;

Qu'il suit de là que les mesures ordonnées sont suffisamment circonscrites et ne présentent pas de caractère général ;

Considérant que le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile dès lors que le juge constate que les mesures qu'il ordonne procèdent d'un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées ;

Qu'en l'occurrence les mesures ordonnées procèdent de la nécessité de rechercher des éléments de preuve pour étayer la suspicion de concurrence déloyale, qu'au demeurant , en ce qu'elles ne sont pas de nature à dévoiler la situation économique de l'entreprise, elles ne heurtent pas le principe du secret des affaires ;

Considérant encore qu'aucune atteinte à la vie privée ne saurait être invoquée dès lors que les messages recherchés ne concernent que les communications entre les cinq salariés dénommés et des clients ; que la recherche est par conséquent limitée à des messages professionnels ;

Qu'il résulte de ces constatations que le juge de la requête a contrôlé la proportionnalité de la mesure d'instruction ordonnée au regard des intérêts et droits respectifs des parties ; que les mesures sont par conséquent parfaitement admissibles ;

Considérant, partant, qu'il n'y a pas lieu de rétracter l'ordonnance entreprise, que l'ordonnance déférée à la cour doit être confirmée de ce chef ;

Considérant que le sort de l'indemnité de procédure a été exactement réglé devant le premier juge ; qu'à hauteur de cour, la société Esoate Médical s'est trouvée contrainte d'exposer de nouveaux frais irrépétibles, qu'une indemnité de 5000 euro lui sera allouée sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Considérant que la société Mindray Médical France, partie perdante, devra supporter la totalité des dépens de première instance et d'appel.

Par ces motifs : Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société Mindray Médical France à verser à la société Esoate Médical une indemnité de 5000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Mindray Médical France aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.