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Décisions

Cass. com., 14 avril 2015, n° 13-26.527

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Milliman (SAS), Milliman Inc (SA)

Défendeur :

Deloitte conseil (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mouillard

Rapporteur :

M Gauthier

Avocats :

SCP Fabiani, Luc-Thaler, Pinatel, SCP Barthélemy, Matuchansky, Vexliard, Poupot

T. com. Nanterre, du 22 juill. 2011

22 juillet 2011

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Versailles, 17 septembre 2013) et les productions, que la société Deloitte conseil exerçait depuis 2005 une activité d'actuariat employant trente salariés, placés sous la responsabilité de deux salariés associés, MM. Serant et Nebout ; que ceux-ci ont démissionné en juillet 2008 pour exercer leur activité au sein de la société par actions simplifiée Milliman (la société Milliman), créée en janvier 2008 par la société Milliman Inc., spécialisée dans l'activité d'actuariat ; que la société Milliman a, dans les deux mois de la démission de MM. Serant et Nebout, embauché vingt-cinq des vingt-huit personnes qui travaillaient avec eux dans le département actuariat de la société Deloitte conseil ; que se plaignant de ce départ massif ainsi que de la perte de ses principaux clients au profit de la société Milliman, la société Deloitte conseil a assigné les sociétés Milliman Inc. et Milliman (les sociétés Milliman) en concurrence déloyale et parasitaire devant le tribunal de commerce de Nanterre ;

Sur le premier moyen : - Attendu que les sociétés Milliman font grief à l'arrêt de rejeter leur exception d'incompétence alors, selon le moyen, qu'il résulte de la combinaison des articles 42 et 46 du Code de procédure civile que l'option de compétence ouverte au profit du demandeur par l'article 46 ne s'applique pas en cas de pluralité de défendeurs, le demandeur ne pouvant dans cette hypothèse que saisir le tribunal du lieu où se trouve l'un des défendeurs ; que la cour d'appel, qui a jugé l'inverse, a violé les articles 42 et 46 du Code de procédure civile ;

Mais attendu qu'ayant relevé que le dommage invoqué par la société Deloitte conseil a été subi dans le ressort du tribunal de commerce de Nanterre, l'arrêt retient que la faculté pour le demandeur, prévue par l'article 42, alinéa 2, du Code de procédure civile, de saisir à son choix, en cas de pluralité de défendeurs, la juridiction du lieu où demeure l'un d'eux n'est pas exclusive de celle que lui offre l'article 46, alinéa 3, du même Code en matière délictuelle de saisir la juridiction du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle il a été subi, lorsque cette juridiction est à ce titre compétente à l'égard de tous les défendeurs ; que la cour d'appel a pu en déduire que le tribunal de commerce de Nanterre était compétent ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen : - Attendu que les sociétés Milliman font grief à l'arrêt de leur condamnation alors, selon le moyen :1°/ qu'il n'est de concurrence déloyale qu'en cas d'actes positifs caractérisant un manquement de leur auteur à l'obligation générale de loyauté entraînant la désorganisation de l'entreprise concurrente ; qu'à cet égard, le recrutement massif par une société concurrente de salariés libres de tout engagement, hors toute manœuvre déloyale, ne constitue pas un acte de concurrence déloyale, même s'il entraîne un déplacement d'une partie de la clientèle, dès lors que la désorganisation de l'entreprise n'est pas établie ; qu'en l'espèce, la cour d'appel, qui s'est bornée à relever l'embauche par les sociétés Milliman de la plupart des salariés composant le département actuariat de la société Deloitte conseil et le déplacement, vers celle-ci, de la clientèle sans caractériser la désorganisation de l'entreprise, n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle et a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ; 2°/ que ne peuvent être qualifiés d'actes de concurrence déloyale ceux qui, quelle que soit leur nature, sont uniquement relatifs à une activité accessoire de l'entreprise concurrente ; qu'en l'espèce, les sociétés Milliman avaient exposé dans leurs conclusions d'appel que le département actuariat, seul concerné par les actes qui leur étaient reprochés, ne représentait qu'une activité accessoire de la société Deloitte conseil, réalisant moins de 10 % du chiffre d'affaires de celle-ci et n'employant que trente salariés, dont deux associés, sur un effectif global de quatre cent soixante-deux salariés, dont une centaine d'associés ; qu'en retenant l'existence d'actes de concurrence déloyale au seul regard de la situation du département actuariat de la société Deloitte conseil quand il lui appartenait de statuer au regard de celle de l'entreprise dans son ensemble et de rechercher si, au regard de cette situation, les actes reprochés aux sociétés Milliman, à les supposer fautifs, pouvaient être qualifiés d'actes de concurrence déloyale, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ; 3°/ que le seul fait, pour une entreprise, de procéder à l'embauche même massive des salariés d'une entreprise concurrente, et ce avec l'espoir que ces embauches conduiront à un déplacement d'une partie de la clientèle, ne caractérise pas à lui seul un acte de concurrence déloyale dès lors que les salariés concernés sont libres de tout engagement et que, mises à part ces embauches, le juge ne constate l'accomplissement d'aucun acte manifestant un manquement de l'entreprise à l'obligation générale de loyauté qui s'attache aux relations commerciales ; qu'en l'espèce, la cour d'appel s'est bornée à relever : - que vingt-sept des trente salariés du département conseil en actuariat de la société Deloitte, dont les deux associés de ce département, MM. Serant et Nebout, ont quitté celle-ci pour s'engager auprès de la société Milliman qui venait d'ouvrir un bureau à Paris, et ce alors qu'ils n'étaient pas liés à la société Deloitte par une clause de non-concurrence et que la société Milliman ne leur avait consenti aucun avantage, notamment financier, susceptible de les inciter à ce départ, si ce n'est l'absence de période d'essai ; - que MM. Serant et Nebout, qui étaient au départ les seuls interlocuteurs des sociétés Milliman, avaient envisagé, dès le début de leurs négociations avec celles-ci, que leur équipe et éventuellement une partie de leurs clients souhaiteraient les rejoindre et qu'ils avaient construit sur ces bases un " projet " de business plan ; - que les sociétés Milliman avaient engagé MM. Serant et Nebout et ceux de leurs collaborateurs qui avaient choisi de les suivre, avec l'espoir qu'une partie des clients avec lesquels ils travaillaient au sein de la société Deloitte les suivent également ; - que MM. Serant et Nebout, craignant la réaction de la société Deloitte conseil, ont demandé à la société Milliman de les protéger dans le cas d'un éventuel litige avec celle-ci ; qu'en l'état de ces constatations, la cour d'appel, qui n'a relevé aucun acte de nature à caractériser un manquement à l'obligation générale de loyauté, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ; 4°/ que, dans leurs conclusions d'appel, les sociétés Milliman avaient longuement insisté sur la spécificité de l'activité d'actuariat conseil, laquelle se caractérise par l'absence de clientèle captive transférable, les clients d'un cabinet d'actuariat conseil, même lorsqu'ils sont réguliers, n'étant pas spécifiquement attachés à celui-ci auquel il se borne à confier, en fonction de ses besoins et souvent de manière non récurrente, des missions ponctuelles, de courte durée ; que la cour d'appel, qui a retenu de façon péremptoire l'existence d'un transfert de clientèle sans vérifier si, comme cela avait été soutenu, la spécificité de l'activité d'actuariat conseil ne s'opposait pas en elle-même à une telle notion de transfert d'activité, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ; 5°/ que, sauf à porter atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie et au principe fondamental de liberté du travail, le fait, pour une entreprise, d'engager les salariés d'un concurrent et de profiter ainsi de l'expérience, du savoir-faire et du réseau que ceux-ci ont acquis dans le cadre de leur précédent emploi ne saurait caractériser l'existence d'actes de concurrence déloyale en l'absence de violation, par celle-ci, d'une clause de non-concurrence ou de l'accomplissement de tout autre acte positif caractérisant une manœuvre et un manquement à l'obligation générale de loyauté ; qu'en décidant que les sociétés Milliman avaient commis des actes de concurrence déloyale dès lors qu'en engageant les salariés de l'équipe actuariat de la société Deloitte conseil, elles entendaient bénéficier de l'expérience, du savoir-faire et du réseau que ceux-ci avaient constitué dans le cadre de leur expérience professionnelle, la cour d'appel, qui a constaté qu'aucun de ces salariés n'était lié à la société Deloitte conseil par une clause de non-concurrence et qui n'a par ailleurs caractérisé aucun manquement à l'obligation générale de loyauté, a violé l'article 1382 du Code civil, ensemble le principe constitutionnel de la liberté du commerce et de l'industrie et le principe fondamental de liberté du travail, l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'article 3 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et les articles 15 et 16 de la Charte communautaire des droits fondamentaux de l'Union européenne ; 6°/ que le principe fondamental de la liberté du travail implique le droit pour tout salarié non lié par une clause de non-concurrence de choisir librement son employeur et, plus généralement, les personnes avec lesquelles ou sous les ordres desquelles il entend travailler ; qu'en reprochant aux sociétés Milliman d'avoir engagé les collaborateurs de MM. Serant et Nebout au sein de la société Deloitte conseil quand ces salariés, qui n'étaient pas liés à la société Deloitte conseil par une clause de non-concurrence, étaient libres de préférer continuer à travailler sous les ordres de MM. Serant et Nebout et pouvaient ainsi les rejoindre librement au sein de la société dans laquelle ils avaient décidé d'exercer dorénavant leur activité professionnelle, la cour d'appel a violé le principe fondamental de liberté du travail, ensemble l'article 1382 du Code civil et l'article 15 de la Charte communautaire des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

Mais attendu que, par une appréciation souveraine des circonstances de la cause, l'arrêt retient que le caractère massif, simultané et planifié du recrutement de vingt-sept des trente membres de l'équipe en charge de l'activité d'actuariat au sein de la société Deloitte conseil, constituée de salariés d'un niveau de qualification élevé et très spécialisés, incluant les deux associés la dirigeant, et l'appropriation de la clientèle et du chiffre d'affaires correspondant qui devait inéluctablement en résulter caractérisent des manœuvres déloyales ayant eu pour objet et pour effet d'entraîner la désorganisation complète du département d'actuariat conseil de la société Deloitte conseil, dont l'activité a été ainsi brutalement et durablement anéantie ; qu'en cet état, la cour d'appel, sans encourir le grief invoqué par la troisième branche, un élément intentionnel n'étant pas requis en matière de concurrence déloyale, a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen : - Attendu que les sociétés Milliman font le même grief à l'arrêt alors, selon le moyen, que le parasitisme n'existe que si une entreprise s'inscrit dans le sillage d'une autre en profitant indûment de la notoriété acquise ou des investissements consentis par celle-ci ; que la cour d'appel, qui s'est bornée à relever l'engagement de salariés composant l'équipe d'actuariat de la société Deloitte conseil sans constater l'accomplissement d'un acte propre à établir que les sociétés Milliman se seraient inscrites dans le sillage de la société Deloitte conseil et auraient profiter indûment de la notoriété de celle-ci ou de ses investissements, a statué par des motifs impropres à caractériser des actes de parasitisme et a violé l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu que l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, d'abord, que les agissements des sociétés Milliman leur ont permis l'économie des efforts financiers importants qu'elles auraient dû accomplir si elles avaient dû créer ex nihilo une activité d'actuariat conseil en France puisqu'elles ont pu se dispenser d'exposer les frais nécessaires au recrutement et à la formation de l'équipe performante d'actuaires qu'avait constituée la société Deloitte conseil, ensuite, qu'elles ont bénéficié d'une rentabilité quasi immédiate, échappant aux aléas d'une croissance hypothétique sur un marché dont elles ont écarté un concurrent ; qu'en cet état, la cour d'appel a pu statuer comme elle l'a fait ; Et attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le quatrième et le cinquième moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation de l'arrêt ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi.