CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 15 avril 2015, n° 13-02730
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Bordeaux Magnum (SARL)
Défendeur :
Château du Tertre (SCEA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes Teytaud, Abello, Jaïs
Rappel des faits et de la procédure
La société à responsabilité limitée Bordeaux Magnum a une activité de vente de vins ; elle a acheté auprès de la société civile d'exploitation agricole Château du Tertre des bouteilles de vin en primeur, de millésime 2004 commandées et payées en 2006, de millésime 2005 commandées en juin 2006 et de millésime 2006 commandées en juin 2007.
Le 18 juillet 2007, la société Bordeaux Magnum a adressé un courrier à la société Château du Tertre pour lui exposer qu'elle ne comprenait pas la diminution brutale et sans préavis de son allocation de vins en primeurs du Château du Tertre. Elle lui demandait " réparation de ce qu'elle estime être un manque à gagner calculé entre la différence du chiffre d'affaires primeurs 2004 et du chiffre d'affaires réalisé en 2006 avec la perte de 180 bouteilles, de façon à régler au plus vite le préjudice subi par la société Bordeaux Magnum SARL. "
Par lettre du 4 octobre 2007, la SCEA Château du Tertre répondait qu'elle estimait n'être en rien à l'origine du préjudice qu'aurait subi la société Bordeaux Magnum SARL et interprétait sa demande "comme celle d'une entreprise en difficulté tentant de nous extorquer des sommes parfaitement injustifiées". La SCEA Château du Tertre indiquait à la fin de sa lettre à la société Bordeaux Magnum SARL : "Le tour que semblent prendre nos récentes relations est susceptible de compromettre définitivement pour l'avenir la poursuite de nos rapports commerciaux."
Par lettre du 23 novembre 2011 et par l'intermédiaire de son conseil, la société Bordeaux Magnum SARL indiquait à la SCEA Château de Tertre qu'elle a interrompu unilatéralement et sans préavis les relations commerciales entre les deux sociétés ; que cela constitue une rupture brutale et fautive des relations commerciales au sens des dispositions de l'article L. 442-6 5° du Code de commerce.
La société Bordeaux Magnum SARL a ainsi demandé une indemnisation à hauteur de 3 445 euro pour la marge perdue et 5 000 euro de dommages et intérêts pour la perte de la marque.
Le 30 novembre 2011, la SCEA Château du Tertre répondait que sa position restait inchangée depuis le 4 octobre 2007.
C'est dans ces conditions que la société Bordeaux Magnum a assigné le 17 février 2012 la société d'exploitation agricole du Château du Tertre devant le Tribunal de commerce de Bordeaux.
Par jugement rendu le 11 janvier 2013, le Tribunal de commerce de Bordeaux a :
- Débouté de l'ensemble de ses demandes la société Bordeaux Magnum,
- Débouté en sa demande de dommages et intérêts la société civile d'exploitation agricole du Château du Tertre,
- Condamné la société Bordeaux Magnum à payer à la société civile d'exploitation agricole du Tertre la somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté par la société Bordeaux Magnum le 11 février 2013 contre cette décision.
Vu les conclusions du 10 février 2015 de la société Bordeaux Magnum par lesquelles il est demandé à la cour de :
- Déclarer recevable et bien fondée la société Bordeaux Magnum en son appel et en ses demandes,
- Débouter la SCEA Château du Tertre de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions et de son appel incident,
- Dire et juger que la SCEA Château du Tertre a rompu brutalement les relations commerciales établies entre elle et la société Bordeaux Magnum à compter de la campagne des primeurs 2007,
- Condamner la SCEA Château du Tertre à verser à la société Bordeaux Magnum la somme de 3 500 euro avec intérêts de retard à courir à compter de la date de l'assignation,
- Condamner la SCEA Château du Tertre à verser à la société Bordeaux Magnum la somme 5 000 euro en raison de la perte de la marque avec intérêts de retard à courir à compter de la date de l'assignation,
- Condamner la SCEA Château du Tertre à payer à la société Bordeaux Magnum une indemnité de 3 000 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile,
- Condamner la Sté SCEA Château du Tertre aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Teytaud, dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile.
La société Bordeaux Magnum estime qu'aucune durée minimale pour caractériser une relation commerciale établie n'est fixée. Elle affirme avoir acheté sur 3 années les vins du Château du Tertre en primeur. Selon elle, c'est d'usage dans le monde du vin qu'un négociant qui obtient une allocation primeur d'un château attende une allocation primeur pour le millésime suivant. Par ailleurs, elle souligne exercer une activité de négoce.
La société Bordeaux Magnum affirme qu'elle avait jusqu'à 2013 pour intenter une action contre la société Château du Tertre. Selon elle, la société Château du Terte a rompu unilatéralement leur relation commerciale par courrier du 4 octobre 2007, ne lui ayant par la suite fait aucune offre d'achat en primeur. Elle affirme que les usages de la profession fixent un préavis raisonnable égal à celui d'une campagne viti-vinicole soit un an.
Vu l'appel incident interjeté par la société Château du Tertre.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Château du Tertre le 17 février 2015 par lesquelles il est demandé à la cour de :
- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu qu'il n'y a eu aucune relation commerciale établie entre la société d'exploitation Château du Tertre et la société Bordeaux Magnum et qu'en toute hypothèse aucune rupture brutale n'est imputable à la société d'exploitation Château du Tertre ;
- Dire et juger que la société Bordeaux Magnum n'a subi aucun préjudice ;
- Débouter la société Bordeaux Magnum de toutes ses demandes ;
Au titre de l'appel incident :
- Réformer le jugement entrepris en ce qu'il a rejeté la demande de la société d'exploitation Château du Tertre au titre du préjudice subi du fait de la procédure abusive menée à son encontre par la société Bordeaux Magnum ;
- Condamner la société Bordeaux Magnum à verser à la société d'exploitation Château du Tertre la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
- Condamner la société Bordeaux Magnum à verser à la société d'exploitation Château du Tertre la somme de 10 000 euro par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- Condamner la société Bordeaux Magnum aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction pour ceux le concernant au profit de Maître Abello, Avocat, conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.
La société Château du Tertre rappelle que la vente en primeur porte sur une chose future, que le prix du vin récolté l'année N est payable pour partie d'avance, pour un tiers du prix au printemps de l'année N+1 et pour deux tiers l'année N+2. Les aléas climatiques ne permettent pas de garantir d'une année sur l'autre la même quantité de vin de sorte que les ventes sont réalisées selon un système d'allocations variables chaque année.
La société Château du Tertre affirme que la relation contractuelle qu'elle entretenait avec Bordeaux Magnum a duré 2 ans maximum. Elle qualifie cette relation d'extrêmement ponctuelle, portant sur des quantités peu importantes et dégressives, précaire au regard de la nature même de la prestation en cause et en raison de l'usage selon lequel les Grands Crus ne vendent qu'aux négociants de la place et non aux cavistes.
La société Château du Tertre estime que son courrier du 4 octobre 2007 ne traduit en rien son refus d'allouer des primeurs à Bordeaux Magnum mais simplement un doute quant à la possibilité de poursuivre des relations. Par ailleurs, la société Bordeaux Magnum ne s'est jamais manifestée après la campagne de primeurs 2006/2007 de sorte qu'elle ne peut justifier d'aucun refus de vendre de la part de la société Château du Tertre.
La société Château du Tertre rappelle à titre infiniment subsidiaire que la durée du préavis est par hypothèse nécessairement inférieure à la durée des relations commerciales. Or, la société Bordeaux Magnum a bénéficié d'un préavis de 6 mois à supposer que la rupture soit notifiée par le courrier du 4 octobre 2007. Elle estime le préjudice inexistant, qu'il n'y a pas de perte de marque, qu'il n' y a pas de perte de marge dans la mesure de ce qui est demandé au regard des allocations dont elle avait bénéficié.
La société Château du Tertre estime que la tardivité de l'action ainsi que les circonstances d'espèce traduisent le caractère abusif des réclamations.
SUR CE :
Sur la rupture brutale des relations commerciales :
1) Considérant que la société Bordeaux Magnum entend justifier l'existence de la relation commerciale des parties en expliquant que trois années de suite elle a bénéficié de l'allocation de vins en primeurs de la société Château Le Tertre,
Considérant que, pour ce qui concerne l'achat de bouteilles de vin en primeur millésime 2004, elle verse aux débats une pièce n° 5 intitulée "bordereau de transaction n° : LC/05/1128/1" selon laquelle il est acheté à la société Château Le Tertre pour le compte de Bordeaux Magnum 20 caisses en bois de 12 bouteilles de 75 cl, étant observé que les mentions du document produit se révèlent illisibles quant au millésime de la récolte en cause, quant au prix, quant aux modalités de paiement du prix et leur date, qu'il ne peut être tiré de cette pièce la preuve que dès l'année 2005, la société Bordeaux Magnum a acquis des bouteilles en primeurs millésime 2004 de la société Château Le Tertre selon les modalités particulières de la vente de vin en primeur ; qu'il apparaît au contraire que des bouteilles de vin en primeur millésime 2004 ont été acquises par Bordeaux Magnum en 2006 et payées comptant, selon facture 0625230 du 15 décembre 2006 versée aux débats par la société Bordeaux Magnum,
Considérant que pour les deux années suivantes, il n'est pas contesté que la société Bordeaux Magnum a acquis des bouteilles des millésimes 2005 et 2006 selon la pratique mise en place par les usages pour la vente de vin en primeur, que la société Bordeaux Magnum peut faire état du bénéfice d'allocations sur deux années seulement,
Considérant que les relations ainsi exposées d'une durée de deux années doivent être examinées au regard des usages en matière de vente de vins en primeur, ainsi qu'au regard du produit vendu,
Considérant qu'il apparaît que la vente de vin en primeur est réalisée habituellement par l'intermédiaire de courtiers au profit de négociants, ce que la société Bordeaux Magnum n'est pas ; que si rien n'interdit l'existence de relations commerciales entre producteurs et cavistes comme l'est la société Bordeaux Magnum, il s'avère toutefois qu'un tel schéma de vente est inhabituel et donne à la relation entre les parties un caractère exceptionnel, par-là, précaire,
Considérant que par ailleurs que la vente de vin en primeur est soumise aux aléas climatiques de sorte que la quantité d'allocations est susceptible de varier d'une année à l'autre en fonction de la quantité produite et de sa qualité, que selon les pièces versées aux débats par la société Château Le Tertre, la production du millésime 2004 fut abondante, moins importante en 2005 et 2006, que le millésime 2007 était de qualité très moyenne ; qu'ainsi, l'allocation millésime 2005 avait été de 120 bouteilles, et celle de 2006 de 60 bouteilles,
Considérant qu'il apparaît au regard de ces éléments de fait que l'allocation accordée à la société Bordeaux Magnum a été exceptionnelle, sur une période restreinte de deux ans, et a porté sur des quantités dégressives ; que l'existence de la relation commerciale régulière et stable entre les parties n'est pas établie,
2) Considérant que la société Bordeaux Magnum se plaint de ne plus avoir eu de relations commerciales avec la société Château Le Tertre à compter de 2007, et le lui a reproché par courrier du 18 juillet 2007,
Considérant que la société Château Le Tertre a expliqué à la société Bordeaux Magnum dans le courrier daté du 4 octobre 2007 qu'elle lui a adressé par recommandé avec accusé de réception, les conditions dans lesquelles les allocations de vente de vin en primeur ont été consenties sur deux ans et les griefs qu'elle formule à l'égard de Bordeaux Magnum de ne pas avoir valorisé sa production, de commercialiser les produits dans le but essentiel de se procurer de la trésorerie, observant pour se faire que les chiffres d'affaires de la société Bordeaux Magnum s'effondrent, observant que ces faits et le tour que semblent prendre leurs relations sont "susceptibles de compromettre définitivement pour l'avenir la poursuite de nos rapports commerciaux",
Considérant qu'il ne résulte nullement des termes de ce courrier que la société Château Le Tertre exposait ne plus vouloir avoir à faire avec la société Bordeaux Magnum dès la date du courrier, qu'elle l'envisageait néanmoins,
Considérant au surplus que la société Bordeaux Magnum n'explique et ne justifie pas que le producteur avait l'obligation de lui adresser tous les printemps une proposition d'achat de vin en primeurs ; qu'au surplus, elle ne fait état et ne justifie pas avoir demandé à l'intimée de lui vendre des bouteilles de vin en primeur et s'être heurtée à un refus après le courrier qu'elle lui a adressé en 2007,
Considérant qu'il appartient à la société Bordeaux Magnum de justifier non seulement que des relations commerciales régulières et stables sont établies avec la société Château Le Tertre, et que la rupture de ses relations est le fait de la société Château Le Tertre et qu'elle est brutale, que ces preuves ne sont pas faites,
Considérant que la société Bordeaux Magnum doit être déboutée de ses demandes et le jugement sera confirmé,
Sur la demande de dommages-intérêts pour pocédure abusive :
Considérant que la société Château Le Tertre reproche à la société Bordeaux Magnum d'avoir engagé une procédure pour satisfaire une stratégie de gestion de ses difficultés financières, et qu'elle a fait des tentatives avec d'autres producteurs aux mêmes fins,
Considérant toutefois que la procédure engagée tardivement mais avant l'expiration du délai de prescription ne traduit pas l'abus procédural et que la demande de la société Bordeaux Magnum n'était à l'évidence pas vouée à l'échec, qu'il n'y a pas lieu à dommages- intérêts, que le jugement sera infirmé sur ce point,
Par ces motifs : LA COUR, infirme le jugement déféré sur les dommages-intérêt demandés par la société Château Le Tertre, déboute la société Château Le Tertre de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive, confirme le jugement pour le surplus, condamne la société Bordeaux Magnum à payer à la société Château Le Tertre la somme de 10 000 euros au titre de l'indemnité pour frais irrépétibles, Condamne la société Bordeaux Magnum aux entiers dépens qui seront recouvrés pour ceux d'appel avec le bénéfice de l'article 699 du Code de procédure civile.