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Décisions

ADLC, 23 avril 2015, n° 15-D-07

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits phytosanitaires

ADLC n° 15-D-07

23 avril 2015

L'Autorité de la concurrence (commission permanente),

Vu la décision n° 06-SO-07, enregistrée le 8 novembre 2006 sous le numéro 06/0082 F par laquelle le Conseil de la concurrence s'est saisi d'office de pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits phytosanitaires ; Vu la décision, en date du 18 mai 2011, par laquelle le rapporteur général adjoint a procédé à la disjonction du volet concernant les pratiques intéressant Dow Agrosciences distribution et les distributeurs, enregistré sous le n° 11/0039 F ; Vu l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu les décisions de secret des affaires n° 11-DSA297, n° 11-DSA-295, n° 11-DSA-296, n° 11-DSA-311, n° 12-DEC-01, n° 13-DSA-317, n° 14-DEC-51 ; Vu les observations présentées par les sociétés Dow Agrosciences distribution, Dow Agrosciences, Dow Agrosciences B.V. et Dow Agrosciences L.L.C. et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, et les représentants des sociétés Dow Agrosciences distribution, Dow Agrosciences, Dow Agrosciences B.V. et Dow Agrosciences L.L.C. entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 24 mars 2015 ; Adopte la décision suivante :

I. Constatations

A. RAPPEL DE LA PROCÉDURE

1. Par décision n° 06-SO-07 du 8 novembre 2006 (cote 12), le Conseil de la concurrence (" le Conseil ") s'est saisi d'office de pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits phytosanitaires. Cette décision a fait suite à la transmission, par la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (" DGCCRF "), d'indices de pratiques anticoncurrentielles relevés dans le secteur à la demande du rapporteur général du Conseil (cote 6095).

2. Cette affaire a été enregistrée sous le numéro 06/0082 F.

3. Par courrier du 15 novembre 2006 (cote 18 à 20), le rapporteur général a demandé au directeur général de la DGCCRF de diligenter, conformément à l'article L. 450-6 du Code de commerce dans sa rédaction alors en vigueur, une enquête relative aux pratiques suspectées.

4. Par décision du 18 mai 2011 (cote 25), la rapporteure générale adjointe de l'Autorité de la concurrence (" l'Autorité ") a procédé à la disjonction du dossier 06/0082 F. Les pièces relatives aux pratiques intéressant la société Dow Agrosciences ont été versées au dossier enregistré sous le numéro 11/0039 F.

5. Le 5 avril 2012 une première notification de grief a été adressée à la société " Dow Agrosciences France " en tant qu'auteur des faits, et aux sociétés Dow Agrosciences BV et Dow Agrosciences LLC en tant que sociétés mères, pour des pratiques d'entente généralisée portant sur les prix de revente des distributeurs, contraires aux articles L. 420-1 du Code de commerce et 101 du TFUE.

6. Le 6 mars 2014, les services d'instruction ont adressé une notification de grief complémentaire à la société Dow Agrosciences distribution, en tant qu'auteur des faits, et aux sociétés Dow Agrosciences, Dow Agrosciences BV et Dow Agrosciences LLC, en tant que sociétés mères.

B. LE SECTEUR

7. Le secteur des produits phytosanitaires se compose principalement des herbicides, fongicides, et insecticides.

8. Ces produits sont soumis à des autorisations de mise sur le marché (AMM) délivrées au niveau national, qui définissent les usages et restrictions attachées à leur utilisation. Ces AMM n'empêchent pas, dans leur principe, les transactions intra-communautaires et l'approvisionnement en produits auprès d'un autre État membre, à la condition que cet approvisionnement respecte la procédure d'importation parallèle. Cette procédure consiste en la délivrance d'une AMM d'un produit commercialisé dans un autre État membre et jugé similaire par l'État d'importation à un produit de référence bénéficiant d'une AMM.

9. Les fournisseurs de produits phytosanitaires ne commercialisent pas directement leurs produits auprès des utilisateurs finaux mais passent principalement par l'intermédiaire de distributeurs, qui comprennent quatre catégories d'acteurs : les coopératives agricoles, les négociants agricoles, et pour une part plus marginale, les grossistes et les groupements d'achats d'agriculteurs.

10. D'autres canaux de distribution, plus marginaux, existent, comme la vente en ligne. Leur développement reste néanmoins limité, l'achat physique de proximité demeurant important dans le monde agricole. Il ressort ainsi d'un sondage réalisé par l'institut BVA pour la revue Agrodistribution que la distance moyenne parcourue par les agriculteurs pour effectuer les achats d'intrants agricoles est d'environ 19 kilomètres (cote 6144), les commandes faisant généralement suite aux visites d'un technicien commercial sur l'exploitation (cote 6145). Par ailleurs, entre 62 % et 53 % des agriculteurs interrogés déclarent n'avoir qu'un seul fournisseur de produits phytosanitaires, la tendance s'inscrivant à la baisse à mesure que la taille de l'exploitation agricole diminue. Entre 33 % et 32 % des utilisateurs déclarent ne se fournir qu'auprès de deux fournisseurs seulement.

11. La vente des produits phytosanitaires s'effectue au cours de campagnes de vente. Une campagne de vente comprend trois périodes : une première période dite de " morte saison ", au cours de laquelle les distributeurs achètent et stockent les produits, une deuxième période d'utilisation des produits par les agriculteurs, et une troisième période de réapprovisionnement au cours de laquelle le distributeur refait ses stocks. La morte saison représente pour les fournisseurs de produits phytosanitaires la période durant laquelle la majorité des ventes sont effectuées. Le déroulement d'une campagne de vente aboutit à ce que les négociations commerciales débutent très en amont de l'utilisation des produits.

C. L'ENTREPRISE CONCERNÉE

12. La société Dow Agrosciences distribution (RCS Cannes B 433 934 072) fait partie du groupe Dow Agrosciences dont le siège social est basé à Indianapolis (Etats-Unis). Dow Agrosciences distribution est filiale à 100 % de Dow Agrosciences (RCS Cannes B 950 417 493). L'activité du groupe Dow Agrosciences consiste dans la recherche, la fabrication et la vente de produits phytosanitaires. Dow Agrosciences distribution a pour activité principale la distribution des produits fabriqués par le groupe.

13. La part de marché de la société Dow Agrosciences distribution au moment des faits est estimée entre 6 et 8 % du marché national (cotes 7157 à 7160, 8789).

D. LES COMPORTEMENTS RELEVÉS SUR LE MARCHÉ DE LA DISTRIBUTION DES PRODUITS PHYTOSANITAIRES

1. LE COMPORTEMENT DE DOW AGROSCIENCES DISTRIBUTION

a) Les indications de prix de revente

14. Il ressort du dossier que la société Dow Agrosciences distribution a communiqué, par l'intermédiaire de ses responsables d'affaires en charge de vendre la gamme, des " prix utilisateurs conseillés " (" PUC ") à ses clients distributeurs.

15. Cette communication de prix est destinée aux clients distributeurs et porte sur les prix de détail. Ainsi, dans un document concernant les objectifs pour 2006 (cote 2946), intitulé " objectif prioritaires groupe RA 2006 ", il est fait mention des PUC comme moyen de " travailler [une] offre plus rémunératrice en distribution ". Il ressort également d'une présentation commerciale interne à Dow Agrosciences distribution de janvier 2006 (cote 2175) la mention " PUC : nos clients ont passé l'inflation ? ". Une pièce de mars 2006, destinée aux clients distributeurs précise enfin : " Nous vous recommandons de tenir compte de ce nouveau prix dans votre tarification [soit] un nouveau prix culture conseillé : X euros / L... la répercussion sur le prix culture de cette baisse étant précisée par chaque RA auprès de chaque distributeur " (cote 2950).

16. L'évolution des prix indiqués par le fournisseur dépend de l'évolution du seuil de revente à perte. Dans un document daté d'avril 2006, il est ainsi précisé : " Comment faire remonter les prix U Repérer dès ce printemps les prix U sur le terrain : prix, pol co des clients, dérapages (...) Sur produits sensibles, faire passer inflation SRAP> inflation tbe (cf. Bofix) Utiliser la rupture ? " (cotes 3062-3063). D'autres documents mentionnent " si un prix mini n'est pas spécifié, prendre alors le SRAP comme mini conseillé " (cote 2190) ou "inflation du SRAP " comme moyen de " faire remonter les prix U " (cote 2981). Le directeur commercial de la société Dow Agrosciences distribution s'est expliqué sur le lien entre PUC et seuil de revente à perte : " Sur la notion de prix U et de SRAP : dans le passé les habitudes de la distribution étaient de mesurer l'évolution de nos PUC, par rapport à l'évolution du SRAP. Ainsi, si le prix facture évoluait, il y avait un travail d'analyse par rapport à nos PUC. Le distributeur avait tendance à se caler sur l'inflation de nos PUC pour définir l'inflation de ses propres tarifs, d'une année sur l'autre. Cette notion est obsolète, pour 2008, la structure du prix a évolué " (cote 3079).

17. Les PUC indiqués par le fournisseur consistent cependant en des valeurs variables par produit, selon différents critères tels que la zone de mise en marché, le conditionnement, ou la période de vente (" morte saison " ou " fin de campagne "). Une pièce de novembre 2006 mentionne des recommandations liées à la zone géographique des ventes: " Prix U Kerb collectés [...] Recommandations Puc en Champagne : à valider auprès des clients : Aymar Idée : Surflan 5L : 30 euros mini MS Surflan 20L : 29 euros mini MS Fil rouge Grande maison : 23,5 euros Groupement > 10 ha : 24,5 euros " (cote 2962). Ces critères permettent de définir la marge commerciale envisageable pour le fournisseur : " le PUC est un prix utilisateur conseillé. En fonction des caractéristiques techniques du produit, de la position des produits concurrents (analyse du marché), nous analysons le niveau auquel il peut être vendu, considérant aussi notre niveau de rentabilité. " (cotes 3076 à 3083).

b) Le mode de communication des prix

18. Certaines pièces du dossier d'instruction montrent que les prix pratiqués par les distributeurs font l'objet d'une surveillance par Dow Agrosciences distribution. Un compte rendu commercial daté de novembre 2006 précise ainsi : " suivi PUC en particulier Kerb [nom de marque de produit] où en est-on ? " (cote 1743). Ce suivi peut donner lieu à un rappel aux prix conseillés. Dans un échange de courriels interne à Dow Agrosciences, daté de janvier 2006, le cas d'un distributeur à qui il convient de " recommuniquer les PUC " afin qu'il " s'implique dans la bonne tenue des prix pour atténuer cette erreur " est mentionné (cotes 3056-3057).

19. Cependant, la communication est plus généralement faite sous la forme d'indications auprès des distributeurs. Un compte rendu commercial daté de janvier 2006 indique en ce sens : " Prix cultures : il faut communiquer les PUC même si tous les prix sont possibles. " (cote 2157). Un autre document mentionne : " Bien sûr, vous continuerez à présenter cette offre comme toute offre promotionnelle (...) ne devant pas être répercutée directement dans le prix U. " (cote 8829).

20. En outre, les PUC apparaissent être communiqués de façon non systématique. Le directeur commercial de Dow Agrosciences distribution a ainsi déclaré : " Nous remettons aux distributeurs des prix utilisateurs conseillés, c'est l'une des tâches du RA [Responsable d'Affaires]. Cela n'est pas systématique, nous ne le faisons pas sur toute la gamme (...) Ces prix conseillés ne suivent pas de règle de communication particulière, cela dépend surtout de la demande du client. " (cotes 3062-3063, 3079).

<EMPLACEMENT TABLEAU>

2. LE COMPORTEMENT DES DISTRIBUTEURS

21. Les pièces du dossier montrent que certains distributeurs ont fait part au fournisseur de leurs observations relatives aux prix pratiqués par leurs concurrents sur le marché de détail (cotes 1842, 2142-2143).

22. Les signalements des distributeurs sur les prix de leurs concurrents ne font cependant pas toujours l'objet de réponse de la part du fournisseur. Un échange de courriels entre un distributeur et Dow Agrosciences distribution, daté de décembre 2006 (cote 2936), fait état de cette situation : " Nous attendons toujours de votre part une réponse concernant les différentes offres et ventes de produits Dow effectuées sur la haute Vienne et ce depuis de nombreuses années par les Ets Serre, et Dispagri. Ces sociétés proposent en général du Crescendo, Chandor et autres à des prix défiant toute concurrence, et évidemment inférieurs aux prix que vous nous demandez de respecter ! ". Interrogé sur la signification des termes " prix que vous nous demandez de respecter ", le directeur commercial de Dow Agrosciences distribution a précisé (cote 3070) : " Les " prix que vous demandez de respecter " sont les prix utilisateurs. Il y a de la compétition même sur le marché des grossistes. Le grossiste demande d'intervenir. ".

23. Les exemples de prix pratiqués sur le marché de détail sont parfois utilisés par le distributeur pour négocier une baisse des tarifs auprès du fournisseur. Un courriel interne à Dow Agrosciences distribution rapporte ainsi les termes d'une réunion avec un client : " souhait PS [Phytoservice] prix facture plus bas " [...] " pb prix culture < plancher annoncé par DAS a acheté 2 palettes Bofix dans un gpt au P06 < 7€/L " (octobre 2006, cote 8843). Le fournisseur précise dans une déclaration que : " Lorsque les prix des distributeurs sont dégradés et qu'ainsi la marge qu'il dégage n'est pas celle qu'il attendait, il se retourne vers son fournisseur pour lui demander de compenser sa perte de marge." (cote 3078).

3. L'ANALYSE DES PRIX DE DÉTAIL DES PRODUITS

24. L'analyse des prix de détail a été effectuée à partir d'une étude réalisée par une société paneliste chargée de l'élaboration d'un observatoire des prix pour les fournisseurs de produits phytosanitaires. Cette étude fournit, en particulier, le " prix brut facture " défini comme le " Prix inscrit sur la facture avant les éventuelles ristournes " (cote 7162).

25. Ces prix ont été comparés aux valeurs indiquées dans le fichier " PUC 2007 29_09_06.xls ", représentant les indications de prix fournies par Dow Agrosciences distribution à ses clients pour la campagne 2006-2007 (cote 2928-2935). Les résultats de la comparaison destinés à évaluer les quantités achetées d'un produit à un prix supérieur ou égal aux prix conseillés sont détaillés dans le tableau reproduit ci-après. Ces données rapportées aux quantités totales achetées par les agriculteurs interrogés permettent de déterminer le taux de respect des prix conseillés pour chaque produit concerné.

26. D'après ces résultats, une référence parmi les 33 testées présente un taux de respect supérieur à 80 %, et 10 références un taux de respect supérieur à 50 %. Par ailleurs, aucune concentration significative des prix autour des prix conseillés n'est constatée, à l'exception des produits Surflan, Impala, Freeland, Electis Pro Quintet, Trophée et Dirimal.

E. LE GRIEF NOTIFIÉ

27. Par courriers en date du 5 avril 2012 et 6 mars 2014, la rapporteure générale de l'Autorité a notifié le grief suivant aux sociétés Dow Agrosciences distribution, Dow Agrosciences, Dow Agrosciences B.V. et Dow Agrosciences LLC, ainsi libellé:

" Il résulte des pratiques ci-dessus analysées que Dow Agrosciences distribution a proposé à ses distributeurs une concertation tendant à respecter un niveau de prix de détail sur les produits phytosanitaires de sa gamme. Certains d'entre eux, ainsi qu'en attestent les échanges saisis dans cette affaire, ont accepté ce principe et l'ont respecté. D'autres en ont fait une application variable dans le temps et en fonction des circonstances, certains ont refusé. Ces derniers ont alors spécifiquement fait l'objet d'une politique de police de prix appliquée par Dow Agrosciences distribution, au moyen d'une surveillance des tarifs pratiqués et par le biais de menaces sur le respect du seuil de revente à perte, en conditionnant l'octroi de ristournes à l'application de sa politique. L'accord illicite a été significativement appliqué, ainsi que l'atteste les relevés de prix analysés. Les effets de ces pratiques ont consisté en une élévation anormale des prix, laquelle a été supportée par les agriculteurs, utilisateurs finaux des produits vendus. Les gains illicites captés par ces pratiques ont été partagés entre le fournisseur et certains de ses distributeurs. Les conséquences néfastes de ces agissements sont singulièrement visibles dans les zones viticoles et vinicoles du sud-est de la France, structurellement touchées par des conditions économiques difficiles. La comparaison des prix des produits français et des prix des spécialités commercialisées en Espagne fait apparaître des différences dont les pratiques sont pour partie la cause.

Il est en conséquence fait grief à la société Dow Agrosciences distribution et aux sociétés Dow Agrosciences B.V. et Dow Agrosciences LLC d'avoir, en mettant en œuvre de septembre 2006 au mois d'août 2007 une politique de prix conseillés, adossé à un système de police des prix et d'octroi de ristournes faussement conditionnelles permettant de fixer artificiellement le seuil de revente à perte, ayant pour objet et pour effet de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché, enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce, lequel dispose : " Sont prohibées même par l'intermédiaire direct ou indirect d'une société du groupe implantée hors de France, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à : (...) 2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ; (...) ".

Les pratiques constituent également des manquements caractérisés à l'article 101 du traité TFUE selon lequel " Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à (...) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction ".

II. Discussion

A. SUR L'APPLICABILITÉ DU DROIT DE L'UNION

28. Se fondant sur la jurisprudence constante de l'Union, et à la lumière de la communication de la Commission européenne portant lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité [devenus les articles 101 et 102 du TFUE] (JOCE C 101, du 27 avril 2004, p. 81), la pratique décisionnelle retient trois critères d'appréciation de l'affectation du commerce entre les États membres : l'existence d'échanges entre États membres portant sur les produits ou les services en cause, l'existence de pratiques susceptibles d'affecter ces échanges et le caractère sensible de cette possible affectation.

29. La circonstance que des pratiques ne soient commis que sur le territoire d'un seul État membre ne fait pas obstacle à ce que les deux premières conditions soient remplies. S'agissant des accords verticaux, les lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce précisent à cet égard : " Les accords verticaux qui couvrent l'ensemble d'un État membre et concernent des produits commercialisables peuvent également affecter le commerce entre États membres, même s'ils ne créent pas d'obstacles directs au commerce. Les accords aux termes desquels des entreprises s'engagent sur un prix imposé à la revente affectent parfois directement le commerce entre États membres en augmentant les importations en provenance d'autres États membres et en réduisant les exportations provenant de l'État membre en cause. Les accords impliquant un prix imposé peuvent aussi affecter les courants d'échanges d'une manière assez semblable à celle des ententes horizontales. Dans la mesure où le prix imposé est plus élevé que le prix pratiqué dans d'autres États membres, ce niveau de prix n'est défendable que si les importations en provenance d'autres États membres peuvent être contrôlées. " (§88).

30. Il existe au cas d'espèce des échanges entre États membres portant sur les produits phytosanitaires, par application notamment des dispositions relatives aux importations parallèles. En outre, l'activité de Dow Agrosciences distribution couvre l'ensemble du territoire national. Enfin, les pratiques relevées à son encontre dans la notification de grief portent sur les pratiques de prix de revente imposés, destinées à maintenir les tarifs de détail sur l'ensemble du territoire français. Dès lors, il y a lieu de considérer que les pratiques en cause sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres au sens de l'article 101 TFUE.

31. Sur la troisième condition, l'appréciation du caractère sensible de l'affectation dépend des circonstances de chaque espèce et notamment de la nature de l'accord ou de la pratique, de la nature des produits concernés et de la position sur le marché des entreprises en cause (communication précitée, §45). En l'espèce, les comportements relevés dans la notification de grief sont relatifs à la commercialisation et aux prix de vente au détail des produits en cause. Comme tels, ils peuvent être considérés comme de nature à impacter directement les prix facturés aux utilisateurs. En outre, les pratiques reprochées au fournisseur concernent l'ensemble du territoire national et l'ensemble de ses distributeurs. Enfin, Dow Agrosciences distribution réalisait en France, en 2007, un chiffre d'affaires de 114 millions d'euros (cote 7633), et détenait une part de marché d'environ 6 %.

32. Il résulte de ce qui précède que le commerce entre États membres est susceptible d'être affecté de manière sensible par les pratiques en cause. Celles-ci doivent donc être examinées au regard de l'article 101 du TFUE, ce que les parties ne contestent pas.

B. SUR LA PROCÉDURE

33. Un grief d'entente verticale portant sur les prix de revente des distributeurs a été notifié le 5 avril 2012 à la société " Dow Agrosciences France " en tant qu'auteur des pratiques, et aux sociétés mères Dow Agrosciences BV et LLC.

34. La dénomination sociale de l'auteur était cependant affectée d'une erreur matérielle. Par courrier du 12 mars 2014, la rapporteure générale a procédé à un rectificatif et a précisé que la référence à l'entreprise " Dow AgroSciences France " devait être comprise comme désignant en réalité " Dow Agrosciences distribution ". Une notification de grief complémentaire a été adressée par le même courrier à Dow Agrosciences distribution, en tant qu'auteur des faits. La société Dow AgroSciences, responsable en tant que société mère directe des pratiques de sa filiale, s'est également vue adresser la notification de grief complémentaire.

35. Ainsi, le moyen soulevé par Dow Agrosciences distribution relatif à la nullité de la procédure au motif qu'elle n'a pas été destinataire de la notification de grief initiale est inopérant. En tant que destinataire de la notification de grief complémentaire, la société Dow Agrosciences distribution a été en mesure de se défendre sur les pratiques qui lui étaient reprochées.

C. SUR LE BIEN-FONDÉ DU GRIEF

1. LES PRINCIPES APPLICABLES

36. Les juridictions de l'Union et nationales ont eu l'occasion de préciser que des pratiques de prix de revente imposés constituent des restrictions de la concurrence par leur objet même (Tribunal, 13 janvier 2004, JCB/Commission, T-67-01, Rec. p. II-49, §121 ; CA Paris, 16 mai 2013 et Cass. com., 7 octobre 2014, Kontiki ; v. également, Conseil de la concurrence, 07-D-04, §106). En outre, ces pratiques constituent une restriction caractérisée de concurrence au sens du règlement (UE) 330-2010 du 20 avril 2010 relatif aux accords verticaux (art. 4). Dès lors, " un accord ou une pratique concertée ayant directement ou indirectement pour objet l'établissement d'un prix de vente fixe ou minimal que l'acheteur est tenu de respecter est présumé restreindre la concurrence " (CA Paris, arrêt préc. p. 5). Comme telles, ces pratiques doivent donc être exclues du bénéfice de l'exemption par catégorie, quelle que soit la part de marché des entreprises concernées.

37. En conséquence, si la preuve d'un accord de volonté est établi entre fournisseur et distributeurs, la preuve de l'application des prix imposés par les distributeurs, et donc de ses effets sur le marché, ne s'avère pas en principe nécessaire à l'établissement de l'infraction.

38. Or, la preuve de l'accord de volonté nécessaire à l'établissement d'une entente peut être rapportée par tous moyens. La Cour de Justice, statuant sur la preuve d'une entente verticale, a rappelé que " pour constituer un accord au sens de l'article 81, paragraphe 1, CE, il suffit qu'un acte ou un comportement apparemment unilatéral soit l'expression de la volonté concordante de deux parties au moins, la forme selon laquelle se manifeste cette concordance n'étant pas déterminante par elle-même. " (aff. C-74-04, Volkswagen AG, 13 juillet 2006, §37). La Cour précise en l'espèce que " la volonté des parties peut résulter tant des clauses du contrat de concession en question que du comportement des parties et, notamment, de l'existence éventuelle d'un acquiescement tacite des concessionnaires à l'invitation du constructeur " (§39).

39. Du côté du fournisseur, sa volonté est formalisée par une évocation des prix, qui se définit " comme tous procédés par lesquels un fabricant fait connaître à ses distributeurs le prix auquel il entend que ses produits soient vendus au public " (CA Paris, 26 janvier 2012, Sté Beauté Prestige International, p. 45). Ces prix doivent exprimer des valeurs fixes ou minimales, et être considérés comme devant être respectés sur le marché aval (CA Paris, 16 mai 2013, p. 5, Cass. com., 7 octobre 2014, Kontiki), la communication pouvant alors s'accompagner de mesures de surveillance mises en place par le fournisseur (Cass. com., 7 octobre 2014, préc.).

40. La différence entre le comportement unilatéral du fournisseur invitant ses distributeurs à pratiquer des prix de revente fixes ou minimaux et l'entente verticale anticoncurrentielle réside dans la preuve de l'acquiescement des distributeurs, qui peut être rapportée librement. La Cour de cassation a ainsi validé un arrêt de la Cour d'appel, qui avait " justement énoncé que la preuve d'une entente sur les prix requiert de manière générale que soient démontrés, d'une part, l'existence d'une invitation à l'accord émanant d'une des entreprises en cause et, d'autre part, un acquiescement des autres parties à cette invitation, et rappelé qu'en la matière la preuve est libre ", avant de préciser qu'en l'espèce, " c'est à bon droit que la cour d'appel, recherchant le caractère non équivoque de l'acquiescement du distributeur auquel il est opposé, a retenu que la référence faite à " l'application significative des prix imposés " devait être considérée comme équivalente au critère habituel selon lequel " les prix ainsi déterminés ont été effectivement pratiqués par les distributeurs " et que les relevés de prix ne constituaient qu'un indice parmi d'autres de ce dernier critère " (Cass. com., 11 juin 2013, Sté Marionnaud). Les distributeurs peuvent également adhérer à l'entente en participant aux mesures de surveillance des prix de détail (Cass. com., 7 avril 2010, Sté Puériculture de France).

41. Le critère de l'application significative des prix peut donc être utilisé, parmi d'autres indices, pour démontrer l'acquiescement des distributeurs aux pratiques.

2. APPRÉCIATION AU CAS D'ESPÈCE

a) Sur la communication des prix de revente par le fournisseur

42. Il résulte des faits de l'espèce que le fournisseur Dow Agrosciences distribution a communiqué à ses distributeurs le prix de vente au détail des produits phytosanitaires qu'il leur vendait sur le marché amont. Cette communication a pris la forme de " prix utilisateurs conseillés " (PUC), applicables à une partie importante de la gamme de Dow Agrosciences distribution, et dont l'évolution était calculée sur celle du seuil de revente à perte (cote 3079). Par ailleurs, les prix effectivement pratiqués par les distributeurs sur le marché de détail apparaissaient faire l'objet de mesures ponctuelles de surveillance, soit par le fournisseur lui-même, soit par certains distributeurs qui informaient Dow Agrosciences distribution des prix pratiqués par leurs concurrents.

43. Les prix communiqués apparaissent cependant en l'espèce comme des valeurs variables et non fixes, exprimées généralement sous la forme d'indications pour définir notamment la marge commerciale envisageable pour le fournisseur sur une zone géographique donnée. Leur communication n'est, de plus, pas systématique. Or, dans l'arrêt du 13 juillet [sic] 2004, JCB services (préc.), le Tribunal a considéré que " en l'absence de pratique concertée en vue de l'application effective de prix indicatifs, la communication de tels prix [prix de revente] n'était pas restrictive de concurrence (arrêt de la Cour du 28 janvier 1986, Pronuptia, 161-84, Rec. p. 353, point 25), de même que la prise en considération d'une marge bénéficiaire adéquate des revendeurs (arrêt Metro/Commission, précité, point 45). Doit en revanche être réprimé un renforcement de la rigidité de la structure des prix (arrêt Metro/Commission, précité, point 44), de nature à faire obstacle à une concurrence efficace en matière de prix (arrêt du Tribunal du 12 décembre 1996, Leclerc/Commission, T-88-92, Rec. p. II-1961, point 171) " (§131).

b) Sur le consentement à l'accord par les distributeurs

44. Il convient de relever en premier lieu que les pièces documentaires du dossier apparaissent insuffisantes ou incomplètes pour rapporter la preuve du consentement des distributeurs à une entente de prix imposés.

45. Elles font état de négociations commerciales sur le marché amont, ou mentionnent des informations internes à la société Dow Agrosciences qui sont, en tant que telles, impropres à établir l'adhésion des distributeurs. D'autres pièces indiquent une participation ponctuelle de certains distributeurs à une surveillance des prix de détail, mais leur caractère épars ne permet pas d'établir l'adhésion à une entente généralisée, telle que notifiée dans le grief.

46. En second lieu, le critère de l'application effective des prix conseillés n'apparait pas satisfait en l'espèce. Les PUC représentent en effet des valeurs différentes pour un même produit, selon son conditionnement et le secteur géographique de mise en marché. Ces valeurs ne paraissent donc pas pouvoir être comparées avec celles de la société panéliste, qui ne mentionnaient pas la localisation géographique des relevés effectués. Les résultats de cette comparaison n'apparaissent, en tout état de cause, pas suffisamment probants pour établir une application significative des prix conseillés par les distributeurs.

47. Dès lors, au cas d'espèce, une pratique concertée généralisée n'est pas démontrée, les distributeurs n'ayant pas, dans leur majorité, acquiescé aux sollicitations du fournisseur.

Conclusion sur le bien-fondé du grief

48. Il résulte de l'ensemble des éléments rappelés ci-dessus que le fournisseur a communiqué des prix de revente aux distributeurs et a ponctuellement vérifié le niveau des prix pratiqués sur le marché aval.

49. Il n'est cependant pas établi que cette invitation du fournisseur à suivre une politique tarifaire particulière a été suivie d'un acquiescement des distributeurs.

50. L'existence d'une entente verticale formalisée par un accord de volonté entre le fournisseur et ses distributeurs n'est pas en l'espèce caractérisée.

DÉCISION

Article 1er : Les conditions d’une interdiction au titre de l’article 101 du TFUE ne sont pas réunies. Conformément à l’article 3, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1-2003 du Conseil du 16 décembre 2002, les pratiques en cause dans la présente affaire ne peuvent pas non plus être interdites sur le fondement de l’article L. 420-1 du Code de commerce. Il n’y a donc pas lieu, en application de l’article 5 du règlement n° 1-2003, à poursuivre la procédure, que ce soit au titre du droit de l’Union ou du droit interne.

Article 2 : Les sociétés Dow Agrosciences distribution, Dow Agrosciences, Dow Agrosciences BV et Dow Agrosciences LLC, sont mises hors de cause.

Délibéré sur le rapport oral de M. Lucas Pierorazio, rapporteur et l’intervention de Mme Juliette Théry-Schultz, rapporteure générale adjointe, par Mme Claire Favre, vice-présidente, présidente de séance, Mme Élisabeth Flury-Hérard et M. Thierry Dahan, vice-présidents.